L’écrivain Iegor Gran publie un document extraordinaire, un vrai manuel du KGB, datant de 1969, et consacré au recrutement d’agents à l’étranger. Il a traduit et commenté ce document secret dans son nouveau livre, L’entretien d’embauche au KGB, paru chez Bayard. Toutes les techniques y sont détaillées. Pour la première fois, on apprend comment a été formé l’actuel président russe. Iegor Gran nous a autorisés à publier des extraits de son ouvrage. En voici deux, celui où l’auteur explique comment il a obtenu ce document classé « top secret » et se penche sur la question du recrutement par l’argent.
Quand un secret s’échappe dans la nature : la provenance du manuel
En 2017, Michael Weiss, journaliste d’investigation et éditeur du site The Interpreter, met la main sur huit manuels des années 1970 et 1980 provenant d’un centre de formation du KGB. Une série d’articles commentant ces trouvailles paraît en anglais sur le site The Daily Beast, avec quelques commentaires et des liens permettant de télécharger les scans des livres originaux. Je suis tombé sur ce trésor pendant que je travaillais à l’écriture d’un roman biographique racontant les aventures de ma famille avec le KGB (Les Services compétents), et j’ai immédiatement été ébloui par la portée historique de ces documents. Pour la première fois, on accédait aux méthodes du KGB, non pas à travers un témoignage ou des souvenirs de quelque vieux général, mais par des textes originaux à la base de l’enseignement de chaque élève tchékiste. C’était comme me glisser incognito dans une salle de cours de ces écoles ultra sécurisées, me fondre dans la future crème des officiers du renseignement soviétique. Espionner les espions, en quelque sorte. Parmi mes camarades, il y en aurait de brillants et de médiocres (dont un certain Vladimir Poutine parmi les seconds), des chahuteurs et des introvertis, et le cours lui-même serait tantôt excitant, tantôt soporifique, comme dans la vraie vie.
Au milieu des documents proposés, Le Recrutement des agents sortait du lot à cause de l’envergure du manuel, la partie théorique étant illustrée par de nombreux exemples pratiques, et le côté méthodique et exhaustif de l’exposé. S’y ajoutait également le sentiment que les tactiques employées par le KGB n’ont pas pris une ride et continuent à être utilisées par ses héritiers du FSB. Un manuel à portée universelle, doublé d’une machine à traverser le temps.
Cent exemplaires seulement ont été imprimés — comme pour tous les livres soviétiques, le tirage est indiqué dans un sobre pavé de données techniques à la fin de l’ouvrage. Ce chiffre était rigoureusement contrôlé, surtout pour un ouvrage secret de cette importance. Chaque exemplaire est numéroté, d’ailleurs, avec un numéro bien visible sur la couverture. Pas question d’en égarer un. Pas question non plus de le sortir de la bibliothèque de son lieu d’affectation, que ce soit une école du KGB ou un centre de commandement. Des inspections régulières comptaient et recomptaient les ouvrages.
Michael Weiss n’a jamais précisé la provenance précise des manuels, sans doute pour protéger sa source. Sur les scans, tous les indices qui pourraient nous indiquer l’origine de la fuite ont été masqués par des post-it, notamment le coin de la couverture où devait se trouver le tampon de la bibliothèque d’origine. Les centres de formation du KGB étant disséminés sur tout le territoire de l’immense pays, une hypothèse serait que les services secrets d’une ex-république soviétique, dans un des pays baltes, par exemple, ou à Kyïv, ayant saisi ces documents au moment de la dislocation de l’URSS, s’amusent maintenant à les faire fuiter pour que les méthodes du KGB soient mieux connues en Occident. Précisons d’emblée qu’il est peu probable (même si rien n’est exclu) qu’ils proviennent du territoire actuel de la Russie, le FSB ayant repris en main et verrouillé les services (y compris toutes les archives) dès le début des années 2000 pour qu’aucun document ne s’échappe dans la nature.
Dans son étude extensive du KGB, John Barron cite une autre brochure (incomplète) qu’il a eu la chance de pouvoir consulter, éditée par l’École N°101 et tombée dans les mains de la CIA : La Pratique du recrutement des Américains aux États-Unis et dans les pays du tiers-monde. Les extraits qu’il reproduit en annexe de son ouvrage sont semblables à notre manuel par le style et les méthodes exposées : même langue soviético-fossilisée, même rigidité didactique dans la présentation des exemples de recrutement et des conclusions que l’on peut en tirer. On ne connaît pas sa date de publication ; je la suppose contemporaine à la nôtre, l’objectif avait sans doute été de compléter la formation des espions destinés au « marché » américain par un entraînement spécifique.
La motivation matérielle du recrutement : texte du manuel
« La motivation matérielle du recrutement doit se comprendre comme les besoins matériels de la personne recrutée, dont la satisfaction est si importante pour lui et le désir de les satisfaire si fort qu’on peut amener la recrue à accepter une coopération secrète avec les services d’un pays socialiste malgré le risque de sanction éventuelle pour cette coopération par les autorités de son pays. Ces besoins peuvent être engendrés par des difficultés matérielles dues à la maladie, la présence d’une famille nombreuse, la nécessité d’éduquer les enfants, d’assurer sa vieillesse, etc. Même chez les personnes aisées, ces besoins peuvent naître de l’habitude de mener grand train, c’est-à-dire au-dessus de leurs moyens, tandis que chez d’autres domine la soif du profit et le besoin de s’enrichir de plus en plus. C’est particulièrement vrai pour les commerçants et les industriels, pour qui l’enrichissement personnel est plus haut que tout ; certains d’entre eux cherchent à conclure des affaires profitables, notamment avec les institutions commerciales des pays socialistes, afin de s’enrichir davantage encore. Certains fonctionnaires gouvernementaux dans les pays capitalistes, voulant satisfaire leurs besoins matériels, n’hésitent pas à vendre des secrets d’État à des entreprises ou même à des services de renseignement.
Pour une personne élevée selon les principes de la morale bourgeoise, le but principal dans la vie est le succès personnel, le succès d’un individu, et non le travail collectif. Ceci est particulièrement vrai des Américains, ce que confirment leurs sociologues. Ainsi, le sociologue Robert Merton dit : « Le concept de réussite est compris comme l’acquisition d’argent vue comme un objectif ; il est ancré dans la culture américaine. » Le sociologue C. Wright Mills ajoute : « L’argent est la seule mesure indiscutable du succès dans la vie, et la prospérité est toujours considérée comme la valeur la plus élevée en Amérique. » Par conséquent, ce n’est pas un hasard si un nombre relativement important d’agents ont été recrutés parmi les Américains précisément sur une motivation matérielle.
Cependant, il convient de garder à l’esprit que les agents recrutés sur une motivation matérielle ne peuvent être considérés comme aussi fiables et dévoués que les agents recrutés sur une motivation idéologique et politique. Il faut rappeler que ces agents voient leur travail de renseignement avant tout comme une source de revenus. Pour que les agents recrutés sur une motivation matérielle deviennent fiables et loyaux, il est nécessaire de les influencer, de les éduquer constamment, réalisant ainsi le renforcement de la motivation matérielle par une motivation idéologique et politique. L’expérience du terrain dans les pays capitalistes montre que de nombreuses personnes recrutées sur une motivation matérielle deviennent des agents fidèles grâce au travail permanent d’éducation auprès d’eux par des officiers du renseignement. La motivation matérielle du recrutement d’une personne peut être renforcée voire être spécialement créée par les services de renseignement. En menant diverses activités opérationnelles, les services peuvent accroître la situation financière difficile d’un candidat à un recrutement et garantir ainsi la réussite de son recrutement dans une plus large mesure. Par exemple, il est parfois possible, par l’intermédiaire d’agents et par d’autres mesures, d’entraîner vers des dépenses onéreuses les étrangers qui aiment trop s’amuser ou passer du temps sans rien faire, de les pousser à s’endetter, puis, à l’aide de ce levier, de les attirer vers une coopération.
Voici un exemple de création d’une motivation matérielle de recrutement. Le service de renseignement d’un pays socialiste a appris qu’un certain « Fine » travaillait comme cryptographe pour l’ambassade américaine dans un pays capitaliste, et qu’il faisait sa cour à Nona, la fille d’un éminent médecin du pays, qui restait froide à ses avances. L’étude de la piste a montré que « Fine » était fidèle au régime en vigueur aux États-Unis, qu’il aimait bien s’habiller, qu’il avait une nature ambitieuse, qu’il était persévérant dans la réalisation de ses objectifs.
Les données sur Nona ont montré qu’elle était dans le camp des pacifistes, qu’elle était de caractère sociable, qu’elle aimait aller au restaurant et dans d’autres lieux de divertissement. L’étude a également montré qu’un de nos agents expérimentés, « Tonnerre », connaissait le père de Nona.
Il a été décidé de recruter Nona avec l’aide de « Tonnerre », puis, à travers elle, d’entraîner « Fine » dans des dépenses excessives et de créer ainsi une motivation matérielle pour son recrutement. Utilisant le contact qu’il avait avec son père, « Tonnerre » a réussi à gagner la confiance de Nona, puis l’a attirée vers le travail de renseignement.
Lorsque Nona a été suffisamment étudiée et qu’il a été découvert que « Fine » était vraiment amoureux d’elle, un officier opérationnel en résidence l’a contactée afin de l’inclure dans le développement de « Fine » et de gérer personnellement son travail. On lui a confié la mission de se rapprocher suffisamment de « Fine » afin de l’influencer puis, en se faisant payer des restaurants, des cabarets et en organisant des promenades coûteuses, l’entraîner dans de grosses dépenses et, finalement, le forcer à chercher des revenus secondaires. Nona a non seulement habilement rempli cette tâche, mais elle a aussi présenté à « Fine » l’officier du renseignement en le faisant passer pour un créancier potentiel. La motivation matérielle ainsi créée a été utilisée par la résidence pour recruter « Fine ». Celui-ci s’étant rapidement endetté, il est entré en contact avec les services de renseignement d’un pays socialiste, y voyant une source de satisfaction de ses besoins accrus d’argent.
De nombreux exemples de recrutement sur une motivation matérielle pourraient être cités, y compris ceux dont il ressort que des individus, de leur propre initiative, nous offrent leurs services pour des raisons matérielles. Parfois, ces personnes se sont révélées être des stratagèmes du contre-espionnage ennemi, mais dans certains cas, elles sont devenues de bons agents. Quoi qu’il en soit, les agents recrutés sur une motivation matérielle font l’objet d’une vérification plus approfondie et systématique, car ils ne peuvent pas être aussi fiables que les agents acquis sur une motivation idéologique et politique. »
Iegor Gran (Iegor Siniavski) est un écrivain français. Fils de l'écrivain russe et dissident soviétique Andreï Siniavski, il arrive en France à l'âge de dix ans. Il fait des études d'ingénieur à l'École centrale Paris. Il entreprend en parallèle de son travail d'ingénieur une carrière d'écrivain et publie son œuvre sous le nom de sa femme.