Être ou ne pas être (en guerre)

Prestation du Théâtre du Soleil à la Marche pour la victoire de l'Ukraine. Paris, Place de la République, le 24 février 2024. Photo : André Lange

L’Occident est-il en guerre contre la Russie ? La question est complexe, car la guerre à l’état pur n’existe plus : partout dans le monde, il s’agit désormais de guerres hybrides à facettes multiples. Ce qu’on peut affirmer, en revanche, c’est que la Russie mène une guerre contre l’Occident et menace l’Europe et le monde occidental. Sa guerre en Ukraine n’en est que le premier volet. Et ceci nous oblige à ne plus se voiler la face, et à augmenter notre soutien militaire et économique à l’Ukraine, sans se soucier de la notion floue de « cobelligérance ». La Troisième Guerre mondiale a déjà commencé.

Parallèlement à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un mot a envahi les médias et les esprits, « cobelligérance ». Il fallait aider l’Ukraine, mais sans dépasser le seuil au-delà duquel nous serions, soi-disant, cobelligérants. D’où un interdit sur la fourniture d’armes offensives, puis sur celle d’armes lourdes, puis sur celle de chars, puis sur celle d’avions, etc. Depuis quelques mois, la peur s’est déplacée de la cobelligérance à la « Troisième Guerre mondiale ». Depuis février 2024, Emmanuel Macron insiste à juste titre sur le fait que les alliés de l’Ukraine ne doivent pas s’imposer de limites a priori en matière de soutien militaire et un nombre croissant d’alliés adhère à cette perspective. Mais tous les alliés, y compris la France, continuent de proclamer que « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie », comme si ce mantra suffisait à rassurer les peuples et à empêcher une escalade1. Il ne faut rien faire qui risquerait de nous entraîner dans une guerre avec la Russie.

Ces « éléments de langage » omniprésents manifestent selon moi l’emprise de la vision poutinienne du monde jusque chez les plus sincères partisans de l’Ukraine. Ils doivent être déconstruits si nous voulons voir le réel tel qu’il est et être capables d’agir efficacement. Banalisés par leur emploi répété, la crainte de la cobelligérance et le mantra « nous ne sommes pas en guerre contre la Russie » distillent une peur et une méconnaissance des faits qui ont des conséquences ruineuses sur les opinions et sur les décisions des dirigeants occidentaux. En réalité, le concept de cobelligérance ne veut rien dire, et le risque d’entrer en guerre avec la Russie n’est qu’un leurre, qui sert à masquer que l’Occident est déjà en guerre avec la Russie. Voyons cela.

Commençons par la « cobelligérance ». La question peut être vite traitée car, depuis le 24 février 2022, nous avons appris que ce concept est absent du droit international et de la théorie de la guerre, et qu’il n’a pas la moindre définition opératoire dans le contexte d’une guerre d’agression. En effet, de deux choses l’une : soit c’est la Russie qui décide arbitrairement ce qui constitue un acte de cobelligérance — ce sont les fameuses lignes rouges attribuées à Poutine, et qui se sont volatilisées l’une après l’autre —, soit les alliés pourront toujours considérer que leur assistance à l’Ukraine, quelles que soient les modalités de cette assistance, n’est pas un acte de guerre envers la Russie au sens du droit international, puisqu’il s’agira toujours d’aider un pays souverain agressé à se défendre contre son agresseur. Un général, éminent historien militaire, a ainsi expliqué récemment sur le plateau de LCI que, si l’armée de l’air d’un pays de l’OTAN abattait depuis le ciel ukrainien des bombardiers russes menaçant d’attaquer l’Ukraine, ce serait une action défensive, qui ne constituerait donc pas comme telle une agression de la Russie. Il laissait même entendre que nos Rafales seraient particulièrement efficaces pour des opérations de ce genre, et illustreraient ainsi l’excellence des avions et des pilotes français. Autrement dit, une intervention directe de pays de l’OTAN pour défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine ne serait pas un acte de guerre et ne pourrait pas être considérée comme tel par la Russie. Quoi qu’on pense de l’opportunité d’une intervention directe des armées de l’OTAN pour aider l’Ukraine dans sa défense légitime contre l’agresseur, le raisonnement de notre général est imparable, et il démontre que le concept de cobelligérance est dépourvu de sens. Et pourtant, les experts et les journalistes continuent à parler de « cobelligérance ».

Certes, les choix militaires d’un pays relèvent de considérations stratégiques et non sémantiques, mais on doit convenir que l’utilisation de concepts mal formés est de nature à fausser ces choix et à obscurcir leur justification aux yeux des citoyens de ce pays. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », écrivait Albert Camus en 1944. Cette citation est célébrissime, mais on l’oublie sitôt que rappelée, de sorte qu’on néglige trop souvent de « s’efforcer au langage clair pour ne pas épaissir le mensonge universel »2. L’épouvantail de la cobelligérance n’a-t-il pas ainsi servi à ralentir les décisions des pays alliés de l’Ukraine, à entretenir dans chaque pays les atermoiements et les faux débats, comme c’est le cas encore aujourd’hui pour la fourniture des missiles allemands Taurus ? Il n’est pas exagéré de penser que la diffusion du concept de cobelligérance est une arme dans la guerre cognitive que mène la Russie contre les pays occidentaux.

De même, le mantra « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie » dévoie la pensée stratégique et la volonté politique en créant une alternative fictive, entrer ou ne pas entrer en guerre avec la Russie. Alternative fictive car nous sommes déjà en guerre avec la Russie. Une objection surgit immédiatement : cet argument confondrait guerre et conflit. La guerre, c’est l’affrontement armé proprement dit, celui où des soldats perdent leur vie. Or, aucun allié de l’Ukraine n’est dans cette situation. Seuls les Ukrainiens et les Russes versent leur sang dans cette guerre. Autrement dit, pour les pays supposés n’être pas en guerre, il y aurait une différence essentielle entre les actions dites « escalatoires » et celles qui ne le sont pas, ce qui justifierait la prudence et la parcimonie des alliés. Suivant cette analyse, un engagement direct des alliés, ouvrant la possibilité de pertes humaines, changerait complètement la nature de la guerre. Cela en ferait une guerre mondiale, que « personne ne veut ». J’avoue ne pas comprendre ce que veut dire « escalatoire » dans le contexte d’une guerre qui fait rage et où la Russie ne recule devant aucun moyen, y compris la terreur envers les civils, pour parvenir à subjuguer l’Ukraine.

Néanmoins, cette objection a l’évidence du bon sens — en fait, du bon sens et de la peur. Comment y répondre ? On notera d’abord que la guerre moderne n’a pas de commencement explicite et qu’elle se déroule sur des fronts multiples, économique, cyber, cognitif, etc., dans l’espace autant que sur la terre, de façon plus souvent secrète que déclarée3. On ne peut pas manier la notion d’être (ou pas) en guerre comme si c’était une distinction aussi tranchée que le résultat d’un test sanitaire. Sous des formes diverses et d’intensité variable, la Russie fait la guerre à l’Occident depuis le début du siècle, au moins depuis le discours de Vladimir Poutine à la conférence sur la sécurité de Munich en 2007, véritable déclaration de guerre à l’Occident que nous n’avons pas voulu voir pour ce qu’elle était, bien qu’elle eût déjà commencé. D’autant plus que cet aveuglement, ce déni n’est pas que le fruit de notre lâcheté ou de notre incompréhension du monde tel qu’il est, il est autant sinon plus le résultat des opérations de guerre lancées par Poutine dès son arrivée au pouvoir : désinformation, corruption des élites occidentales, infiltration de la finance mondialisée, création grâce aux réseaux sociaux d’une armée invisible, véritable 5e colonne de masse, chargée de semer le chaos et la discorde.

De la rumeur sur les punaises de lit au complotisme antivax, en passant par la manipulation des campagnes électorales, on a beau connaître l’ampleur des opérations dites « hybrides » de la Russie, notamment grâce au travail mené dans ces colonnes, mais on a du mal à en prendre la mesure. Joue ici une illusion redoutable : on croit que le fait de mettre au jour, preuves à l’appui, ces manipulations suffira à les neutraliser. Or c’est le contraire qui se produit. Parce qu’une opération démasquée est remplacée aussitôt par des dizaines d’autres, et parce que mettre au jour les opérations de la guerre cognitive russe ne fait qu’en renforcer les effets. Le mensonge dont parle Camus est « universel » en ce qu’il n’a même pas besoin d’être cru pour engendrer le relativisme et la démoralisation, faire disparaître le monde commun. La culture de la post-vérité, des faits alternatifs agit comme une prophétie auto-réalisatrice. En un sens, la guerre est perdue avant d’être menée, puisque le moral des troupes et de l’arrière est la clé de la victoire ou de la défaite.

Au passage, je voudrais évoquer le noyautage par la Russie des armées occidentales, particulièrement de l’armée française (voir sur ce sujet les enquêtes de Challenges et de L’Express). Il n’est pas nécessaire de surfer longtemps sur Internet pour tomber sur des officines, des associations de militaires dévouées au culte de Vladimir Poutine, héraut des vraies valeurs face à une démocratie dégénérée. À nouveau, cet esprit séditieux, qui s’est exprimé jusque chez un ancien chef d’état-major des armées, n’est pas que le fruit spontané d’un milieu (supposé) enclin à l’amour de l’ordre et à la nostalgie de la grandeur, il a été travaillé et amplifié soigneusement par la guerre cognitive russe.

Il n’empêche : si la guerre de l’information fait rage, notre sang ne coule pas. Et, s’il devait couler, cela conduirait à une apocalypse nucléaire qu’il faut éviter à tout prix. Ainsi se referme le cercle de la capitulation. Peu importe que cet argument se retourne comme un gant : l’adopter conduit ipso facto à capituler sans combattre, à admettre la théorie russe qui veut qu’un pays doté ne peut pas perdre une guerre, en oubliant au passage que nous sommes nous aussi dotés. On pourrait multiplier encore les preuves d’agression de la Russie contre l’Occident, cela ne viendra pas à bout de l’idée que ce n’est pas encore la guerre, et qu’il faut éviter une guerre mondiale à tout prix.

Si nous répugnons à reconnaître que la Troisième Guerre mondiale a déjà commencé, c’est aussi parce qu’elle ne ressemble pas aux précédentes. C’est bien une guerre mondiale aux deux sens du terme : elle implique un grand nombre de pays, et elle a pour enjeu un nouvel ordre du monde. Mais elle fourmille de traits inédits et déroutants. L’inédit de la guerre d’aujourd’hui, c’est évidemment l’arme nucléaire. Avant d’y venir, j’évoquerai brièvement un autre fait nouveau et mystérieux : le jeu trouble de pays qui, sans être belligérants, sont parties prenantes dans la guerre en cours. La Chine soutient ainsi la Russie avec une mauvaise foi éhontée, mais elle prend soin d’échapper aux sanctions secondaires frappant les livraisons d’armes à la Russie, en jouant sur les technologies à double usage, ou en passant par son proxy nord-coréen. On a cru au début de la guerre que la Chine s’opposerait à la stratégie du chaos de Poutine car elle met en péril la croissance du commerce mondial, vitale pour la Chine. Or il n’en a rien été. Même le soi-disant veto sur l’usage de l’arme nucléaire n’a jamais été confirmé par Pékin. Le rêve de Poutine d’une désoccidentalisation du monde à brève échéance exerce un attrait irrésistible sur le régime chinois, malgré sa prudence proverbiale4. Tout se passe comme si cet attrait agissait indépendamment des chances de victoire russe en Europe. La même disposition se retrouve dans des pays comme le Brésil, ou l’Afrique du Sud, qui aveuglés par leur ressentiment anti-américain, prennent le risque de se retrouver au banc d’infamie aux côtés d’un État coupable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. L’Inde, enfin, joue un jeu d’équilibre plus tortueux encore, anti-chinois et de plus en plus soucieux de sortir de sa dépendance énergétique et militaire envers la Russie, sans rallier pour autant le camp occidental5.

La nouveauté principale de la Troisième Guerre mondiale est d’être une guerre non nucléaire entre des puissances nucléaires. Je préfère parler de « guerre non nucléaire » plutôt que de « guerre conventionnelle », car ce dernier concept évoque l’affrontement sur le champ de bataille, alors qu’il faut intégrer tous les aspects de la guerre, en particulier le cyber et la guerre cognitive. Il y a, comme disent les spécialistes du nucléaire, une « grammaire » de cette guerre, mais elle n’est pas stabilisée et éprouvée comme l’est (l’était ?) la grammaire de la guerre nucléaire à l’époque de la dissuasion nucléaire et de la guerre froide. La nouvelle grammaire ressemble à l’ancienne en ce que la possession de l’arme nucléaire par les deux camps a un effet de limitation de la violence possible, à ceci près que ce facteur de régulation n’est plus lui-même régulé par une communication et un langage commun entre les deux camps. En ce sens, l’hypothèse de la folie de Poutine est légitime et ne doit pas être prise comme une simple conjecture psychopathologique. J’avais écrit au début de la guerre que l’entreprise impériale de Poutine était précaire, mais aussi imprévisible car dépourvue de rationalité impériale. C’était un « rêve d’empire », qui déverse une violence purement destructrice en dehors de toute rationalité géopolitique. Le rêve d’empire de Poutine est en ce sens passablement différent de l’expansion impériale russe du XVIIe siècle à la fin de l’URSS, en dépit de la filiation revendiquée par Poutine.

Pour conclure

Nous sommes dans une configuration inédite qu’il faut apprendre à manier. Le risque d’apocalypse n’est pas nul, mais il est bien plus mince que les vociférations russes ne le laissent entendre à seule fin de nous effrayer. Il convient de garder la tête froide et, pour cela, l’essentiel est de ne pas perdre de vue l’effet modérateur de la possession de l’arme nucléaire par les deux camps, effet inéluctable, même s’il ne fonctionne plus comme pendant la guerre froide, dès lors que la guerre n’est plus suspendue, mais se déchaîne en mobilisant effectivement tous les moyens — à l’exception de l’atome. Le dosage des moyens à mettre en œuvre face à la Russie est une affaire compliquée, mais ce n’est pas en clamant que « nous ne sommes pas en guerre etc. » que nos dirigeants comprendront la situation pour ce qu’elle est, ni qu’ils réussiront à l’expliquer aux citoyens.

Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).

Notes

  1. Un mot sur l’effet d’apaisement attendu de cette formule. J’en doute fort car, quand les autorités réaffirment que « nous ne sommes pas en guerre avec la Russie », les gens entendent « nous ne sommes pas encore en guerre avec la Russie ».
  2. Albert Camus, L’Homme révolté, 1951.
  3. Ajoutons que cette situation n’est pas complètement nouvelle. Il y a très longtemps qu’on ne déclare plus la guerre. Sauf erreur, je crois que la dernière déclaration de guerre fut celle des États-Unis contre les pays de l’Axe (Allemagne, Italie, Japon) en décembre 1941.
  4.  Voir la vidéo du colloque organisé par Desk Russie en juin 2023 : Les relations russo-chinoises et leur avenir.
  5. Voir les articles de Jean-Sylvestre Mongrenier.
Quitter la version mobile