À propos du sommet de Washington : plaidoyer pour l’OTAN

Réunion du Conseil OTAN-Ukraine le 11 juillet dernier à Washington // OTAN

Du point de vue de la guerre en Ukraine, le sommet de Washington (9-11 juillet 2024) n’est pas pleinement satisfaisant : les Alliés n’ont pu s’accorder sur un échéancier qui concrétiserait la promesse d’adhésion faite à l’Ukraine (la déclaration parle d’un « chemin irréversible »). Surtout, les interrogations autour de la santé du président américain Joe Biden font redouter l’élection en novembre prochain de Donald Trump, rescapé flamboyant d’un attentat contre lui. Dès lors, exit l’OTAN ? Ne bradons pas l’avenir de cette alliance qui demeure nécessaire, au sens de salutaire.

De prime abord, il est bon que l’OTAN se substitue à la « coalition de Ramstein », ce regroupement ad hoc d’une cinquantaine d’États qui, sous la direction et l’impulsion des États-Unis, assurent l’approvisionnement en armes de l’Ukraine. Jusqu’à ces derniers mois, les Alliés préféraient mettre de côté l’OTAN, afin de minimiser la visibilité et l’implication de cette organisation dans la guerre en Ukraine1. À l’avenir, l’OTAN et ses membres conduiront une « initiative » de coordination et de livraison des armes ainsi que la formation des soldats ukrainiens (Berlin a écarté le terme de « mission » !). Lors du sommet de Washington, les Alliés se sont accordés sur un premier budget annuel de 40 milliards de dollars, une somme qui s’ajoute à celle des 50 milliards alloués dans le cadre du G7.

Le renforcement des structures de l’OTAN

La mobilisation de l’OTAN vaut reconnaissance du caractère existentiel de la guerre en Ukraine pour la défense de l’Europe et l’importance de ses conséquences sur d’autres théâtres géopolitiques, très importants pour les États-Unis et leurs alliés, et ce de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique. L’idée est aussi de s’appuyer sur un cadre politico-militaire stable et éprouvé, alors qu’une coalition provisoire est beaucoup trop sensible aux aléas des conjonctures politiques nationales, plus encore lorsque l’issue de la prochaine élection américaine pourrait remettre en cause le statut d’« hégémon » de l’actuel leader de la coalition de Ramstein.

L’OTAN et ses États membres s’inscrivent donc dans la durée, ce que montre le renforcement lent mais continu du « flanc est » ( « front oriental » serait plus adéquat) depuis la saisie manu militari de la Crimée par la Russie et le déclenchement d’une guerre hybride dans le Donbass (2014). De la Baltique à la mer Noire, les pays les plus exposés à la menace russe (États baltes, Pologne, Roumanie) accueillent de nouveaux effectifs militaires interalliés et leurs matériels de guerre, sous la protection d’une défense de théâtre destinée à être renforcée (systèmes anti-aériens et anti-missiles). Il reste à faire avancer l’idée d’une protection de l’espace aérien qui serait élargie aux parties ouest et sud-ouest de l’Ukraine, voire à la Moldavie.

Après de longues années de déni quant à l’émergence d’une nouvelle menace russe — l’OTAN avait été repensée sur un modèle expéditionnaire (la « guerre contre la terreur ») —, le travail de planification stratégique à l’Est a repris. Les plans de défense adoptés l’an passé, lors du sommet de Vilnius (1-12 juillet 2023), sont testés au moyen de grandes manœuvres, la structure de commandement et le système des forces requises évoluant en fonction. La planification prend en compte l’entrée de la Finlande et de la Suède dans l’OTAN, un élargissement qui assure une certaine profondeur stratégique aux États baltes et renforce les positions alliées dans le bassin de la Baltique. L’intégration militaire de la région baltico-scandinave aura également des effets dans le Grand Nord et dans l’Arctique.

Dans l’immédiat, l’accord de Washington et de Berlin quant au prochain déploiement de systèmes américains de frappes en profondeur (2026 ?), sur le sol allemand, est une heureuse initiative. Il s’agirait de missiles de croisière Tomahawk, de SM-6 et d’armes hypersoniques, d’une portée supérieure à 500 kilomètres. Le déroulement de la guerre en Ukraine montre l’importance de ces « feux en profondeur », capables de frapper les centres de commandement, les nœuds logistiques et les infrastructures dites « critiques » (c’est-à-dire stratégiques) de l’ennemi. Certaines voix dans le monde de l’expertise rappellent la « bataille des euromissiles », ouverte par l’URSS en 1977 avec l’installation de missiles SS-20 qui visaient spécifiquement l’Europe occidentale (des armes nucléaires très précises pour l’époque). L’OTAN avait alors pris une « double décision » : exigence du retrait des SS-20 et, en cas de refus soviétique, déploiement de missiles américains plus précis (Tomahawk et Pershing II). Les SS-20, rappelons-le, furent le point de départ d’une nouvelle épreuve de force dans la « guerre de Cinquante Ans » (la première guerre froide) entre l’Est et l’Ouest.

À l’évidence, les deux situations ne se superposent pas, les nouveaux systèmes d’armes américains dont il est question étant équipés de têtes conventionnelles. La logique tactique et opérative d’un tel déploiement entre plutôt en résonance avec la doctrine Rogers du début des années 1980 : se donner les moyens de frapper le second échelon du système de forces de l’ennemi afin d’interdire une bataille victorieuse en Centre-Europe2. Présentement, l’enjeu est de rééquilibrer le rapport des forces, les alliés européens ne disposant pas des capacités requises pour faire pièce aux systèmes de frappe russes exhibés par la propagande du Kremlin (missiles Iskander et engins hypersoniques). Cette initiative sera une contribution concrète à la défense de l’Europe.

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Les Royal Marines britanniques et les Bérets Verts de l’armée américaine lors d’une mission d’entraînement à Grafenwöhr en Allemagne. Photo :  lieutenant Rob Kunzig de la marine américaine

La dimension globale de l’OTAN

D’aucuns reprochent à l’OTAN d’intégrer dans son champ le « défi systémique » chinois (le terme de menace est évité) et les intérêts de sécurité de l’Asie-Pacifique. De fait, le sujet de la Chine populaire monte en puissance (il apparaît dans le Concept stratégique de Madrid, adopté en 2022) ; les pays amis d’Asie orientale (Japon, Corée du Sud) et d’Océanie (Australie, Nouvelle-Zélande) étaient d’ailleurs conviés à Washington, ce qui suscita l’ire du pouvoir chinois. Il ne s’agit pas là d’une « distraction ». D’une part, il serait déraisonnable de vouloir convaincre les États-Unis de perdurer dans leur engagement européen tout en leur signifiant que l’Indo-Pacifique n’est pas notre problème. D’autre part, la sécurité et la prospérité de l’Europe reposent en grande partie sur la liberté de navigation et la maîtrise des lignes de communication dans les espaces que la Chine populaire menace.

Enfin, il n’est plus possible d’ignorer, au prétexte d’ « ambiguïtés constructives », l’axe sino-russe et le front des puissances révisionnistes qu’il anime. Ce conflit d’envergure mondiale se joue de l’Atlantique au Pacifique, et les alliés européens des États-Unis ne sauraient se dérober sans encourir de graves chocs en retour. L’OTAN et ses membres européens ne sont certes pas les mieux placés pour peser dans la région, mais la Chine populaire projette sa puissance et ses ambitions en Europe et dans la « plus grande Méditerranée ». À la veille du sommet de Washington, Pékin conduisait même des exercices militaires au Bélarus, à proximité immédiate de l’Ukraine et de l’OTAN3.

Aussi est-il important de développer les liens politiques, diplomatiques et militaires avec les démocraties d’Asie-Pacifique, au moyen de l’OTAN ou dans d’autres cadres de coopération (voir le Quad Indo-Pacifique, parfois élargi en un « Quad + »). De deux choses l’une : ou bien les affaires internationales seront structurées selon un axe géopolitique Atlantique/Indo-Pacifique (les États-Unis, Europe et leurs alliés d’Asie-Pacifique), ou bien les équilibres mondiaux basculeront en faveur d’une Asie sino-centrée, la « Russie-Eurasie » se plaçant dans le sillage de la Chine populaire, une politique consciente et assumée par Vladimir Poutine, que les propagandistes russes comparent sans vergogne au rôle d’Alexandre Nevski, chargé de lever le tribut dans l’ancienne Rous’ pour le compte de l’Empire mongol (c’est ainsi que la Moscovie l’emporta dans le monde slave oriental, alors que le pivot chinois de Poutine conduit droit à la vassalisation de la Russie.

Si la provincialisation des esprits en Europe s’inscrit en rupture avec la primauté historique de l’Occident, il n’en reste pas moins que l’ « hypothèque Trump » suscite bien des questions quant à la volonté des États-Unis de maintenir leur leadership occidental. Retour à l’isolationnisme ? Lors du mandat présidentiel de Donald Trump (2016-2020), certains analystes parlaient plutôt d’unilatéralisme, de redéfinition des priorités géostratégiques et de volonté de partager le « fardeau » ( « burden-sharing »). Un autre concept fut alors utilisé pour donner sens, dans la double acception de signification et de direction, au trumpisme et à ses implications internationales : le jacksonisme.

L’OTAN face au « moment jacksonien » de l’Amérique

L’expression de « moment jacksonien » renvoie au septième président des États-Unis (1829-1837). Dans une interview accordée à CNN, le 1er mai 2016, Fareed Zakaria fut le premier à établir un parallèle entre Donald Trump et Andrew Jackson : « Donald Trump, affirmait-il, est un jacksonien. Jackson représente un style typiquement populiste de la pensée américaine, différent des autres traditions politiques du pays. » Sur le plan international, ce courant populiste se caractérise par une combinaison d’isolationnisme et d’unilatéralisme : « Les Jacksoniens, expliquait Fareed Zakaria, ne sont pas tant exaspérés par les ennemis que par nos alliés. »

C’est l’historien et politiste Walter Russel Mead qui distingua le « jacksonisme » comme l’une des traditions qui ont influencé la diplomatie américaine, à côté des Hamiltoniens (une Realpolitik avant l’heure), des Jeffersoniens (un isolationnisme pacifique) et des Wilsoniens (un internationalisme idéaliste). La figure du président Andrew Jackson a été à l’origine d’une tradition caractérisée par le souverainisme, la définition restrictive des intérêts nationaux, l’unilatéralisme et l’importance accordée à l’emploi de la force militaire4. Sur le parallèle opéré entre Donald Trump et Andrew Jackson, on se reportera notamment à Richard White, auteur de “Trump’s Jacksonian Moment”, dans la Boston Review (7 janvier 2017). Toutefois, John Bolton, ancien conseiller à la sécurité de Trump, considère comme vaine cette approche savante du « trumpisme ». Dans La pièce où ça s’est passé, il souligne l’absence de philosophie politique de Trump, son pur opportunisme et, dans l’esprit de l’ancien président américain, la réduction des problèmes stratégiques et des enjeux géopolitiques à un « art du deal », censé mettre en exergue son génie.

Donald Trump et sa fille Ivanka sous le portrait d’Andrew Jackson dans le Bureau ovale en avril 2017. Photo : Bill Ingalls/NASA

Bref, le trumpisme ne serait pas un néo-jacksonisme mais une projection égotique de Donald Trump sur la scène internationale5. Alors que les lignes dramaturgiques convergent, en Eurasie — de l’Ukraine au détroit de Taïwan, jusqu’en Corée, et sur l’ « isthme moyen-oriental (une possible guerre ouverte avec l’Iran) —, un tel diagnostic inquiète. D’autant plus que Donald Trump a choisi James D. Vance comme colistier et possible héritier politique ; le sénateur de l’Ohio n’a pas la réputation d’être particulièrement tourné vers les alliés des États-Unis. Dans l’immédiat, les derniers propos de l’ancien président américain sur l’île-État de Taïwan, sommée de régler l’addition du soutien américain, montrent qu’il n’y pas eu de conversion. Ils rappellent ceux tenus en Caroline du Sud, en février 2024, à propos des pays européens, menacés d’être livrés à la Russie s’ils n’accroissent pas leur effort militaire.

Sur cette question comme sur d’autres, il importe d’être stoïcien, c’est-à-dire de distinguer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas (on nous pardonnera cette interprétation réductrice). Les alliés européens n’ont pas prise sur la politique intérieure américaine et, en ces temps de bouleversement général, il serait imprudent de compter sur la seule résilience des structures existantes et les relations éprouvées avec l’establishment diplomatico-militaire américain. En revanche, la sortie des États-Unis de l’OTAN et le rapatriement des troupes américaines restent difficilement concevables, tant ils contrarieraient leurs intérêts stratégiques élémentaires : la masse terrestre eurasiatique serait abandonnée aux manœuvres géopolitiques de l’axe sino-russe, non sans effets sur le rapport des forces mondial et le risque accru d’une grande guerre, dont il serait difficile de s’abstraire6. Mais il est vrai que l’histoire diplomatique et militaire regorge d’erreurs politiques et stratégiques majeures…

Quoi qu’il en soit, les nations européennes se doivent de produire un bien plus grand effort de défense, pour édifier au sein du monde occidental un pilier militaire continental (la valeur-seuil des 2 % du PIB devrait être un plancher). En sus de la nécessaire défense de l’Europe face aux entreprises prédatrices de la Russie-Eurasie, adossée à la puissance chinoise, ce pilier militaire leur donnerait plus de pouvoir et d’influence dans leurs relations et négociations avec les États-Unis. Selon le Livre de la sagesse, attribué au roi Salomon, le monde n’est-il pas « mesure, nombre et poids » ?

Il serait malheureusement hasardeux de croire à un transfert de puissance et de compétences entre l’OTAN et l’Union européenne, celle-ci étant vue comme appelée à relayer celle-là, et donc à assumer la défense de l’Europe. L’OTAN demeure indispensable et il faut craindre que son hypothétique dislocation aurait de gravissimes conséquences pour l’Union européenne, ce Commonwealth paneuropéen dépourvu d’un acteur hégémonique capable de fédérer les bonnes volontés et de maintenir la cohésion de l’ensemble (voir la théorie du « stabilisateur hégémonique », préfigurée par les travaux de Charles Kindleberger). Il n’est pas assuré que la « construction européenne » résiste au choc7.

En guise de conclusion

En vérité, il importe d’œuvrer à une certaine européanisation de l’OTAN, les alliés européens des États-Unis assumant une plus grande part de la défense de la zone euro-atlantique, y compris l’aide à l’Ukraine (l’Europe fait déjà beaucoup). Cela implique des budgets et des capacités qui compenseront non pas le retrait des États-Unis, mais leur redéploiement partiel, redéploiement inévitable : les agissements de Pékin dans le détroit de Taïwan et la Méditerranée asiatique (mers de Chine du Sud et de l’Est), ceux de l’Iran au Moyen-Orient,  mettent les États-Unis au défi. Sans parler d’une possible déflagration en Corée.

En contrepartie de ce « partage du fardeau », qui permettrait aux États-Unis de surmonter les périls de l’étirement stratégique, les membres de l’OTAN pourraient s’accorder sur une réforme qui attribuerait la fonction de Commandant suprême des forces alliées (SACEUR) à un officier général européen. En l’état des choses, ce schéma général n’est guère plus qu’une idée régulatrice, mais il est urgent qu’elle guide les efforts des nations européennes. Qu’elles accroissent continûment leurs capacités militaires et leur contribution effective à l’OTAN, et le reste leur sera donné de surcroît.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Emmenée par les États-Unis, la « coalition de Ramstein » a été mise sur pied dans les semaines qui suivent l’ « opération spéciale » russe du 24 février 2022. Elle opère à partir d’une importante base aérienne allemande mise à disposition de l’armée américaine. La coalition de Ramstein regroupe une cinquantaine de pays qui identifient les besoins de l’armée ukrainienne, recensent les stocks disponibles dans les pays volontaires et, d’une certaine manière, assurent la rencontre de l’offre et de la demande. Lorsqu’il faut franchir des seuils qualitatifs dans la livraison de matériels militaires, d’autres coalitions prennent forme : une « coalition Léopard » de pays voulant livrer des chars lourds, emmenée par Varsovie ; une « coalition F-16 » pour les avions de combat, avec Londres et La Haye à la manœuvre, une « coalition munitions », etc. Avec l’ « initiative » de coordination des livraisons d’armes et de formation des militaires ukrainiens, l’OTAN devient la plateforme du soutien militaire international à l’Ukraine, l’objectif général étant de s’inscrire dans la durée.
  2. Le général américain Bernard Rogers fut, de 1979 à 1987, « Commandant suprême des forces alliées en Europe » (SACEUR). La « doctrine Rogers » était le prolongement à l’intérieur de l’OTAN du concept américain AirLand Battle. Dans la perspective d’une agression soviétique en Centre-Europe, ladite doctrine préconisait l’attaque des forces de deuxième échelon (Follow-on Forces Attack ou FOFA) du Pacte de Varsovie, pour être en mesure de remporter la bataille de l’avant. Elle reposait sur l’usage d’armes classiques de haute technologie et de grande précision (les « armes intelligentes »).
  3. Cf. Harold Thibaut et Faustine Vincent, « Aux portes de l’OTAN, un exercice militaire lourd de sens entre la Chine et la Biélorussie », Le Monde, 10 juillet 2024.
  4. Cf. Walter Russel Mead, Sous le signe de la Providence. Comment la diplomatie américaine a changé le monde, Odile Jacob, 2003. Du même auteur, voir aussi “America’s Jacksonian Turn.The assassination attempt gives new power to an old political tendency”, Wall Street Journal, 14 juillet 2024.
  5. Cf. John Bolton, La pièce où ça s’est passé, Talents Editions, 2024.
  6. Précisons qu’une loi votée en décembre 2023 stipule qu’un éventuel retrait américain de l’OTAN ne pourrait se faire sans un vote du Sénat à la majorité des deux tiers.
  7. Cf. Pierre Buhler, « Défense ; la prise en charge autonome par l’Union européenne de sa sécurité est un saut dans l’inconnu », Le Monde, 19 mars 2024.
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