Relire la « Politique » d’Aristote : le cas russe

Une citation d'Aristote et son portrait à l'Université Minine de Nijni Novgorod // mininuniver.ru

En réfléchissant à la nature profonde du régime poutinien, l’historienne se tourne vers Aristote dont elle relit l’œuvre fondamentale, Politique. Elle y trouve la description saisissante de divers déboires politiques et sociétaux de la Grèce antique qui éclairent la nature perverse de la Russie des dernières décennies. Elle y trouve également une lueur d’espoir : débarrassée de Poutine et de ses sbires, la Russie ne pourra-t-elle pas se tourner vers un État de droit dont la nécessité est préconisée par le philosophe grec ?

« Je n’appartiens pas à cette Russie d’en haut… Je ne veux pas être complice d’un crime immense… Nous assistons à la déshumanisation des Russes… L’intellect est le principal facteur de développement de l’humanité. Il y a un intellect fondé sur l’éthique, évoqué par Aristote, pour lequel l’intellect devait former la vertu. Aristote pensait qu’un État était juste lorsqu’il visait au bien commun cultivé par les vertus. Et lorsque nous nous servons de notre intellect pour créer des moyens de destruction totale, nous abandonnons notre conscience raisonnable et nous tombons au niveau de nos instincts… »

— Général Leonid Ivachov

Le régime de Poutine pose un véritable défi à l’historien. Certes on y trouve tous les aspects familiers des despotismes, mais lorsqu’on voit ces vagues de soldats hébétés se jeter sur les forteresses ukrainiennes, les unes après les autres, les suivants passant sur les corps de ceux qui les ont précédés, lorsqu’on voit un pays tout sacrifier, sa population, son avenir, sa prospérité, dans le seul but d’anéantir un peuple voisin, on se sent en présence d’un mystère dépassant l’entendement. En quoi le régime poutinien échappe-t-il aux catégories de l’analyse politique classique ? Cette question nous a incitée à nous tourner vers Aristote. Dans sa Politique, le philosophe a répertorié tous les différents régimes connus par les peuples depuis les temps anciens — monarchie, oligarchie, démocratie, tyrannie — en prenant en compte l’infinie variété des constitutions existant dans les cités (la Grèce des Ve-IVe s av. J.-C. est un véritable laboratoire politique) et des régimes observés chez les barbares, en explorant les différentes modalités de l’organisation du pouvoir dans chaque régime et en retraçant l’évolution de ces régimes. Nous avons parcouru l’histoire de la Russie sous Eltsine et Poutine à la lumière des observations et des réflexions d’Aristote sur l’évolution de l’organisation politique des communautés humaines.

Résumons d’abord les grandes lignes de la pensée politique d’Aristote. « Aristocratie se définit par vertu, oligarchie par richesse, et régime populaire par liberté1. » Les trois constitutions2, royauté, aristocratie, république sont « correctes » quand elles respectent la loi et ont en vue l’intérêt général : « C’est dans les lois que doit résider l’autorité souveraine, dans les lois correctement établies »3. « En politique, le bien n’est autre que le juste, autrement dit l’intérêt général4. » Chacune de ces constitutions a sa déviation, tyrannie pour la royauté, oligarchie pour l’aristocratie, et démocratie pour la république, dès que les dirigeants donnent la priorité à leurs intérêts personnels, ne respectent plus la loi et ont recours à la violence. Aristote critique le schématisme abstrait de Platon qui croyait en une évolution cyclique des régimes politiques : la monarchie se transformait en oligarchie, l’oligarchie en démocratie, la démocratie en tyrannie, cette dernière se changeait en monarchie et ainsi de suite. Or, observe Aristote, « le changement en sens inverse a lieu aussi : on passe d’une démocratie à une oligarchie plus aisément qu’à une monarchie […]. Une tyrannie se change en tyrannie… ou une oligarchie en tyrannie… Il existe de multiples causes par lesquelles les changements se produisent5. » « Une tyrannie peut naître de la démocratie la plus exubérante aussi bien que d’une oligarchie6. » L’évolution de la Russie à partir de Gorbatchev confirme l’intuition d’Aristote.

La démocratie pervertie

La période eltsinienne a durablement discrédité la démocratie aux yeux de la plupart des Russes. C’est que la démocratie a été confondue avec la possibilité de faire n’importe quoi impunément. Déjà Aristote avait mis en garde contre ce danger. Selon lui, un régime populaire se corrompt quand les lois ne sont plus respectées. La liberté et l’égalité ne doivent pas être prises pour « le droit pour chacun de faire ce qu’il veut… La possibilité de faire ce que l’on veut ne peut protéger contre le mal inhérent à chaque homme7. » Beaucoup de démocrates, insiste-t-il, s’imaginent que « la liberté consiste à faire tout ce qu’on veut… C’est là une attitude condamnable, car il ne faut pas croire que vivre conformément à la constitution soit pour l’homme un esclavage, c’est en réalité son salut8. » Dans la jungle post-communiste, les Russes ont survécu par la débrouillardise, inspirés par la fameuse formule datant de la période brejnévienne : qui ne vole pas l’État vole sa famille. Pour la plupart, ils ne commirent que de menus délits. Mais, prévient Aristote, « s’il faut veiller avec soin à ce que les citoyens ne commettent aucune infraction à la loi, ce sont surtout les légères infractions auxquelles on doit prendre garde : car le mépris des lois s’insinue sans attirer l’attention9 ». Et de fait, le dévoiement des institutions démocratiques commence très tôt. Dès le printemps 1992, divers lobbies issus de l’économie soviétique, dont le puissant lobby agrarien, vecteur d’influence dans les provinces, arrivent à acheter des députés du Soviet suprême qui cessent de se sentir responsables devant leurs électeurs. 

L’oligarchie : origine et mutations

Aristote semble décrire étape par étape la trajectoire de la Russie eltsinienne : « Lorsque la classe dirigeante, devenant d’une moralité suspecte, se lança dans les affaires aux dépens de l’intérêt public, ce fut là vraisemblablement l’origine des oligarchies, car on mit la richesse à l’honneur10. » Un régime oligarchique peut être stable tant qu’il « favorise l’enrichissement successif d’une portion des citoyens puis d’une autre ». Ce fut le cas durant les années Eltsine. Bien sûr, les notables ex-communistes furent les premiers à mettre la main sur le butin, en compagnie des tchékistes et des militaires qui se mettaient au service des organisations criminelles ; un certain nombre d’intellectuels s’enrichirent dans leur sillage, tel le futur oligarque Boris Berezovski. De nombreux Russes se lancèrent dans le négoce et les services et parvinrent progressivement à une certaine aisance. Aristote signale aussi que des gouvernements oligarchiques ont pu durer quand « ceux qui sont à la tête de l’État traitent avec ménagement tant les classes exclues de la vie politique que la classe gouvernementale, d’une part en évitant d’opprimer les individus qui ne participent pas au pouvoir, en ouvrant même à ceux d’entre eux qui sont aptes au commandement l’accès des fonctions publiques, et en ne molestant pas les ambitieux dans leur désir des honneurs, ni la multitude dans son amour du gain11… » Ce fut le cas durant le règne d’Eltsine, quand les Russes découvrirent les agréments de la vie privée, de la liberté de voyager et de consommer. Le système politique semblait ouvert au début, des intellectuels et des experts purent faire des carrières vertigineuses, tel l’économiste Egor Gaïdar ou le juriste Anatoli Sobtchak, le maire de Saint-Pétersbourg.

Mais la distribution des actifs de l’État introduisit la zizanie dans le pays, surtout à partir de 1995, année de la privatisation truquée des grandes compagnies pétrolières. C’est alors qu’on commence à parler des « oligarques ». Aristote a prévu les conséquences. Parfois, écrit-il, un groupe au sein de la classe dirigeante « fait main basse sur le trésor public, ce qui déclenche contre le gouvernement en exercice des révoltes de la part soit des auteurs du pillage eux-mêmes, soit des autres citoyens qui luttent contre leurs déprédations12 ». Devant la menace d’une revanche communiste appuyée par la population outrée par le pillage des ressources de l’État, les oligarques font bloc avec le pouvoir eltsinien, le temps de faire réélire Boris Eltsine en 1996. Mais, après ce succès, ils présentent la facture au gouvernement ruiné, et chacun essaie d’évincer l’autre dans l’acquisition des actifs que l’État aux abois est obligé de privatiser. Chaque oligarque possède ses médias, grâce auxquels il ameute la population russe contre ses rivaux. Le clan Potanine livre une guerre à mort au clan Berezovski. Aristote prévoit les résultats de ces affrontements : « Les privilégiés ont l’habitude de former des coteries au sein du peuple et parmi les amis, et d’engendrer ainsi l’anarchie, le règne des factions et les luttes intestines. Quelle différence y a-t-il entre un pareil état de choses et l’anéantissement de l’État ? Et n’est-ce pas là une dissolution de la communauté politique ? Et c’est une situation dangereuse pour un État, quand ceux qui ont la volonté de l’attaquer en ont aussi le pouvoir13. » « Les agitations des oligarchies peuvent être causées par des membres de l’oligarchie eux-mêmes, quand, dans leur désir de l’emporter sur leurs rivaux, ils se livrent à des manœuvres démagogiques (la démagogie dont nous parlons est de deux sortes : l’une s’exerce dans le cercle restreint de la classe dirigeante elle-même, car un démagogue peut surgir au sein des privilégiés […]. Dans la seconde forme de démagogie, les membres de l’oligarchie adressent leurs flagorneries à la populace.) […] Il y a encore le cas où des tentatives sont faites pour concentrer l’oligarchie régnante sur un plus petit nombre de têtes, car ceux qui cherchent l’égalité [c-à-d. conserver les mêmes privilèges que les autres oligarques] sont alors obligés d’appeler le peuple à leur aide… » C’est exactement ce qui se produit à la fin de 1997. Le clan Berezovski va jusqu’à flirter avec les communistes dans sa haine de l’homme fort du moment, Anatoli Tchoubaïs, qui a favorisé son rival Potanine. Il ameute l’opinion contre les « réformateurs » accusés de trahir les intérêts du pays au profit des étrangers. C’est également le moment où Boris Eltsine est affaibli par son triple pontage coronarien. Le sentiment qui règne à ce moment est aussi décrit par Aristote : si « quelque événement fâcheux survient et que la masse des gouvernés se révolte, il n’existe aucun remède légal pour ramener la tranquillité14 ».

Aristote insiste sur « un point capital ; sous n’importe quel régime, les lois et les autres institutions doivent être ordonnées de telle façon que les fonctions publiques ne puissent jamais être une source de profits. C’est là un danger qui doit attirer particulièrement l’attention des oligarchies. La masse du peuple, en effet, n’est pas à ce point mécontente d’être exclue de l’exercice du pouvoir (elle est même satisfaite qu’on lui laisse du loisir pour s’occuper des affaires personnelles), ce qui l’irrite, c’est de penser que ses magistrats mettent au pillage le trésor public, et alors deux choses à la fois excitent sa mauvaise humeur : son exclusion des honneurs et son exclusion des profits15. » C’est l’état d’esprit qui règne en 1998-1999. Le pays appauvri est exaspéré contre le pouvoir et contre les oligarques. Il rêve de la main de fer qui remettra de l’ordre en Russie.

Nous voilà arrivés à Poutine. Un clan oligarchique, nous dit Aristote, peut se former au sein de l’élite oligarchique et prendre le dessus : « Les oligarchies sont aussi renversées quand au sein de l’oligarchie se crée une autre oligarchie. » En Russie le clan tchékiste cristallisé autour de Poutine a neutralisé les oligarques. Ce qui suit est prévu par le philosophe. Le plus souvent, l’oligarchie, qui est un système intrinsèquement instable, tend à se transformer en tyrannie puis en démocratie (dans sa version pervertie, tyrannie de la masse) : « Les gouvernements oligarchiques se changeaient d’abord en tyrannies, puis les tyrannies en démocraties, car la classe dirigeante devenant de jour en jour moins nombreuse par suite de son sordide amour du gain, renforçait ainsi le rôle de la multitude, au point d’amener celle-ci à se dresser contre elle, et de provoquer la formation de régimes démocratiques. »

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Portrait d’Aristote : la mosaïque découverte en 1844 // Musée romain-germanique de Cologne

Le pire des régimes : la tyrannie

Comme Platon, Aristote se demande « s’il est plus avantageux d’être gouverné par l’homme le meilleur ou par les lois les meilleures16 ». Lui se méfie avant tout du pouvoir personnel : « Une foule est souvent meilleur juge qu’un seul homme, quel qu’il soit… La multitude est moins accessible à la corruption17. » Aristote ne croit pas au roi philosophe cher à Platon. Il a passé sept ans à la cour de Macédoine, invité par le roi Philippe II à être le précepteur de son fils, le futur Alexandre le Grand. On sent que son expérience du despotisme a été cuisante : « Vouloir le règne de la loi, c’est, semble-t-il, vouloir le règne exclusif de Dieu et de la raison ; vouloir le règne d’un homme, c’est vouloir en même temps celui d’une bête sauvage car l’appétit irrationnel a bien ce caractère bestial, et la passion fausse l’esprit des dirigeants, fussent-ils les plus vertueux des hommes. De là vient que la loi est une raison libre de désir18. » Lui qui est d’ordinaire si mesuré dans ses jugements, devient véhément quand il évoque la tyrannie, qui est « le plus mauvais des gouvernements, la forme la plus éloignée d’une constitution régulière ; en seconde ligne vient se placer l’oligarchie […] tandis que la démocratie est la forme la plus supportable des trois ». La tyrannie extrême est « le gouvernement où un seul homme exerce un pouvoir irresponsable sur tous les citoyens indifféremment […] et n’a en vue que son propre intérêt et non celui de ses sujets. Aussi un pareil pouvoir est-il de pure violence, car aucun homme libre ne supporte sans protester une autorité de ce genre19. »

Peut-on trouver une meilleure définition du régime de Poutine que celle-ci : « La tyrannie est un composé d’oligarchie et de démocratie dans leurs formes les plus extrêmes ; pour cette raison la tyrannie est pour les sujets le plus néfaste des régimes, en ce […] qu’elle admet les perversions des deux constitutions [régimes] à la fois… On peut dire que la grande majorité des tyrans sont issus de démagogues qui ont gagné la confiance du peuple en décriant les notables… La tyrannie ne porte aucune attention à l’intérêt public à moins que ce ne soit pour en tirer un avantage personnel… Que la tyrannie possède à la fois les vices de la démocratie et ceux de l’oligarchie, c’est une chose manifeste : de l’oligarchie, d’une part, elle tient que la seule fin, c’est la richesse (car c’est par l’argent seul que le tyran peut à la fois maintenir sa garde et continuer sa vie de jouissance) et que le peuple ne mérite aucune confiance (sentiment qui explique les mesures prises contre le bas peuple, désarmement, vexations, expulsion de la cité…) ; d’autre part, à la démocratie la tyrannie emprunte la guerre aux notables et leur anéantissement, opéré soit en secret soit ouvertement, ou leur bannissement… C’est effectivement au sein des classes supérieures que les complots se trament, certains notables voulant que le gouvernement soit entre leurs mains, et les autres refusant d’être asservis. De là également le conseil de Périandre à Thrasybule de couper les épis qui dépassaient, signifiant par là qu’il est toujours bon de supprimer les citoyens qui s’élèvent au-dessus des autres20. »

Et voilà comment Aristote voit la mise en place du régime tyrannique : « Les bouleversements qui surviennent dans les institutions se font tantôt par violence, tantôt par ruse. La violence est imposée soit immédiatement, dès le début, soit ultérieurement, de même que la ruse aussi s’emploie de deux façons : tantôt, en effet, après avoir trompé le peuple au début, on change la constitution du plein consentement de ce dernier, mais après, dans une seconde période, on conserve le pouvoir par la force21… » Poutine s’attelle immédiatement à prendre le contrôle de l’État. Il emploie à la fois la ruse et la violence. La ruse, quand il pousse l’oligarque Berezovski contre l’oligarque Goussinski, ce qui lui permet de mettre la main sur l’empire médiatique de ce dernier, avant de contraindre le second à l’exil. La violence quand il fait spectaculairement arrêter et spolier l’oligarque Khodorkovski.

Les modifications de la constitution doivent être graduelles, dit Aristote, et commencer par des révisions apparemment insignifiantes : « Une fois qu’on a abandonné quelqu’un des points de la constitution, il est plus aisé par la suite de faire accepter un autre changement un peu plus important, jusqu’à ce qu’on ait ébranlé l’ordre politique tout entier22. » Poutine profite d’abord des zones d’ombre de la constitution eltsinienne pour modifier le fonctionnement de l’État, comme lorsqu’il ordonne en 2004 que les gouverneurs des provinces ne soient plus élus, mais nommés. Ce n’est qu’en 2020 qu’il piétine ouvertement la constitution en « annulant » ses mandats présidentiels précédents et en se proclamant président à vie. Pour Aristote, le symptôme de corruption d’une démocratie est la prolifération des décrets, un « état de choses dû à l’action des démagogues » :  « Une organisation dans laquelle tout est réglé à coup de décrets n’est pas même une démocratie à proprement parler, puisqu’un décret ne peut jamais avoir une portée générale23. » Le président Poutine a fait pleuvoir les oukases en rangs serrés. Sur les 997 oukases adoptés en 2023, 49,5 % étaient secrets et n’ont pas été publiés, un record depuis la seconde guerre de Tchétchénie. De son côté, la Douma a été surnommée « l’imprimante en folie » tant elle légifère à tort et à travers dans le but de se faire bien voir du « leader national ».

Aristote diagnostique avec perspicacité les vulnérabilités d’une tyrannie, entre autres son obsession de l’ennemi extérieur si celui-ci jouit d’institutions libres : « Une tyrannie peut aussi s’écrouler par l’action d’une cause venant du dehors, s’il existe quelque État plus puissant régi par une constitution de type opposé […]. Une façon encore dont les tyrannies périssent, c’est par l’action d’une cause interne, quand ceux qui se partagent le pouvoir sont divisés en factions rivales […]. Il y a deux principales causes qui poussent les hommes à se soulever contre les tyrans, la haine et le mépris. La première de ces causes, la haine, s’attache toujours aux tyrans, mais c’est le mépris dont ils sont l’objet qui en bien des cas provoque leur chute. […] On doit aussi inclure la colère dans la haine… mais la haine calcule davantage, car la colère s’accompagne d’une souffrance qui rend tout calcul difficile, alors que la haine n’est accompagnée d’aucune souffrance24. » En revanche le régime n’a rien à craindre des dissidents : « Les hommes qui n’ont qu’une supériorité morale ne provoquent pour ainsi dire jamais de troubles : ils ne forment qu’un petit groupe en face d’une majorité imposante25. »

Le philosophe passe en revue les moyens par lesquels les tyrannies se maintiennent. On jurerait que le Kremlin a suivi ces recettes à la lettre : « nivellement des élites et anéantissement des esprits supérieurs ; il faut y ajouter l’interdiction des repas en commun [i.e. des réunions], des hétairies [associations politiques plus ou moins secrètes], de la culture intellectuelle… On se tient en garde contre tout ce qui engendre habituellement deux sentiments, noblesse d’âme et confiance… On emploie tous les moyens pour empêcher le plus possible tous les citoyens de se connaître les uns les autres (car les relations entretiennent la confiance réciproque). » Sans oublier la délation : « Un tyran tâchera aussi de ne pas rester sans informations sur ce que chacun de ses sujets se trouve dire ou faire » ; la politique « diviser pour régner »: « On poussera les citoyens à se brouiller entre eux, on suscitera des querelles entre les amis, entre le peuple et les notables, et on dressera les riches contre les autres » ; la volonté délibérée de maintenir la population dans le besoin car il est plus facile de contrôler des indigents que des citoyens aisés : « Appauvrir les sujets est encore un procédé qui relève de la tyrannie, et qui permet au tyran d’entretenir sa garde et enlève aux citoyens, absorbés par leur travail journalier, tout loisir pour conspirer » ; enfin le déclenchement de guerres : « Le tyran suscite aussi des guerres, en vue de donner de l’occupation à ses sujets et en même temps de leur faire sentir constamment le besoin d’un chef » ; et bien sûr la paranoïa à l’égard des proches : « Le propre d’un tyran est de se défier extrêmement de ses amis, dans la pensée que si tout le monde a la volonté de le renverser, ceux-là surtout en ont la possibilité26… » Un tyran avisé « doit paraître religieux sans folle exagération (car le peuple redoute moins de subir quelque illégalité… s’il pense que son maître est rempli de la crainte des dieux) ». Si on « juge à propos de dépouiller quelqu’un de sa puissance, qu’on le fasse progressivement et qu’on ne lui ôte pas son pouvoir d’un coup » : on a vu comment Poutine démantèle petit à petit l’empire de Choïgou en arrêtant ses proches l’un après l’autre.

L’essentiel est de maintenir la cohésion du groupe dirigeant, l’objectif premier de Poutine : « Même des discordes sans gravité acquièrent une virulence extrême quand elles se produisent dans le cercle de ceux qui sont à la tête des affaires< » C’est pourquoi « il faut étouffer dans l’œuf les factions des chefs et des puissants », car « les dissensions des classes supérieures entraînent la participation de la cité toute entière27 », et donc un risque de guerre civile.

Et pour finir : « Il importe avant tout que les pauvres et les riches croient que leur salut dépend du gouvernement qui les régit, et que c’est grâce à ce dernier que chacune des deux classes est préservée de toute oppression de la part de l’autre28. » C’est exactement ce qu’a fait le régime de Poutine dès le début, se présentant au peuple comme le pourfendeur des oligarques, aux oligarques comme leur bouclier face à une plèbe assoiffée de revanche.

Bref « la tyrannie a en vue trois objectifs : le premier, c’est d’avilir l’âme de ses sujets (car un homme pusillanime ne saurait conspirer contre personne) ; le second, c’est de semer entre eux la défiance (car une tyrannie n’est renversée que du jour où certains citoyens se montrent une confiance mutuelle) ; et c’est pourquoi les tyrans font la guerre aux honnêtes gens : ils sentent que ceux-ci sont un danger pour leur pouvoir, non seulement pour leur refus de se soumettre à un gouvernement bon pour des esclaves, mais encore parce qu’ils pratiquent la loyauté et entre eux et envers les autres, et ne se dénoncent pas entre eux ni ne dénoncent les autres ; le troisième objectif enfin de la tyrannie, c’est de mettre les sujets dans l’impuissance de s’occuper des affaires publiques29… »

Aristote formule fort bien le dilemme de Poutine depuis février 2022, hésitant entre la mobilisation et le recrutement de mercenaires. Ses convictions profondes le portent vers le mercenariat car il est persuadé — à tort — qu’on ne contrôle solidement que ceux qu’on paye. Faire appel au peuple comporte trop de risques, comme l’a vu Aristote : « Une révolution peut survenir dans les oligarchies, en temps de guerre comme en temps de paix : en temps de guerre, parce que leur manque de confiance envers le peuple oblige les dirigeants à faire appel à des mercenaires, car le chef auquel ces troupes sont confiées devient souvent lui-même un tyran ; et quand, dans la crainte de cette éventualité, ils accordent à la multitude une participation aux affaires publiques [le régime s’effondre] à cause de la nécessité où ils se trouvent d’utiliser les services du peuple30. »

Si l’on suit l’analyse d’Aristote, on peut entretenir quelque espoir pour l’avenir : « Beaucoup d’oligarchies ont été renversées à cause de leur despotisme excessif, par certains de ceux qui appartenaient aux milieux gouvernementaux, et qui supportaient impatiemment l’oppression31… » « Dans la majorité des cas, les États exclusivement militaires se conservent aussi longtemps qu’ils sont en guerre, mais s’effondrent une fois qu’ils ont conquis l’empire32. »

Statue d’Aristote à l’Université qui porte son nom à Thessalonique, en Grèce // Wikimedia Commons

Le danger de l’impérialisme et de la militarisation

Comme nombre de ses contemporains échaudés par la guerre du Péloponnèse et ses retombées, Aristote condamne l’impérialisme, associé à ses yeux à un mauvais gouvernement : « Alors que dans la plupart des États la presque totalité de la législation gît, pour ainsi dire, dans un désordre sans nom, s’il est un seul point où les lois aient toujours leur attention en éveil, c’est dans leurs visées de domination… Au sein de toutes les nations barbares capables de s’agrandir au détriment des autres, la puissance militaire a été tenue en haute estime33. » Il a tiré les leçons des échecs successifs des tentatives d’hégémonie dont il a été témoin : celle d’Athènes, celle de Sparte, celle de Thèbes. Athènes a échoué parce qu’elle s’est comportée avec ses alliées comme un tyran avec ses sujets : « au mépris des traités », elle a mis en œuvre une politique d’abaissement à l’égard de peuples tombés sous sa domination34. Aristote est aussi sévère envers le régime spartiate. Celui-ci « tend exclusivement à développer une seule vertu, la valeur guerrière. Je ne conteste pas l’utilité de la valeur pour arriver à la domination ; mais les Spartiates ne voyaient de salut que dans la guerre ; et ils allèrent à la ruine dès qu’ils eurent acquis l’empire, parce qu’ils ne savaient pas jouir de la paix, et faute d’avoir jamais pratiqué des exercices plus relevés que ceux de la guerre. [Le législateur de Sparte] a rendu l’État indigent, et les particuliers assoiffés de richesses35. » Plus loin Aristote revient sur ce point : « Il ne faut pas croire que l’État soit heureux ni le législateur digne d’éloges, pour cette raison qu’on a entretenu les citoyens dans l’esprit de domination et de conquête sur les peuples voisins. » Il n’est que de voir l’exemple des Spartiates qui ont « perdu le bonheur de vivre36 ».

La meilleure constitution

L’étendue de la destruction infligée par le régime poutinien à la Russie laisse espérer que le jour où le dictateur disparaîtra, il ne sera pas possible de sauver même la carcasse du pouvoir. Dans ce cas, la Russie va, espérons-le, éprouver le besoin de fonder un État de droit.

L’évolution de la Grèce du Ve au IVe s. av. J.-C. constitue un précédent encourageant. Pendant la guerre du Péloponnèse (431-404), qui, on s’en souvient, ne s’est pas seulement traduite par l’affrontement de Sparte et d’Athènes, mais par des guerres civiles sanglantes dans les cités grecques divisées entre le « parti lacédémonien » oligarchique et le « parti athénien » démocratique, on assiste à un ensauvagement des Grecs, reflété dans les saisissants discours émaillant le récit de Thucydide, imbus de la doctrine du droit du plus fort et étalant un impérialisme sans complexes. Durant cette période, la loi semble disqualifiée, réduite à une simple convention contraire à la nature qui voulait prétendument le triomphe des plus forts. Socrate et Platon s’attaquèrent vigoureusement à ce courant sophistique en vogue, Platon en essayant de donner un fondement métaphysique au droit et à la morale. Cette reconstruction du droit se poursuit chez son disciple Aristote, mais cette fois en mettant l’accent sur des arguments empiriques : la justice et la loi sont indispensables aux communautés humaines, qui sans cette médiation se détruisent et régressent dans l’animalité37.

Ne peut-on pas imaginer que la Russie, sortie de l’ivresse de la toute-puissance par ses déboires en Ukraine et le naufrage de son économie sabordée par l’orgueil de ses dirigeants, s’engage dans une trajectoire similaire et en vienne à comprendre que sans lois elle est condamnée à l’autodestruction ?

C’est là que les recommandations d’Aristote n’ont rien perdu de leur actualité. Commençons par celles-ci, qui reflètent la sagesse du philosophe : « On doit considérer non seulement la constitution idéale, mais encore celle qui est simplement possible… Il faut introduire un changement d’une nature telle que des hommes, partant de leurs constitutions existantes, soient amenés sans peine à l’idée d’un changement et à la possibilité de le réaliser38. » « Un bon gouvernement ne consiste pas dans le fait de posséder de bonnes lois auxquelles on n’obéit pas. Aussi doit-on donner à la notion de “bon gouvernement” un double sens : c’est d’une part l’obéissance aux lois en vigueur et de l’autre, l’excellence des lois en vigueur observées par les citoyens (car on peut aussi obéir à de mauvaises lois)39. » « Il faut que l’État assure sa conservation par lui-même, à l’exclusion d’une aide venue de l’extérieur… qu’aucune des parties de l’État, quelle qu’elle soit, ne saurait même avoir le désir de changer de constitution40. »

Aristote préconise un régime mixte de juste milieu, combinant des éléments d’aristocratie, d’oligarchie et de démocratie : « La république (politeia) est, pour le dire en un mot, un mélange d’oligarchie et de démocratie41. » Le meilleur régime à ses yeux est une démocratie modérée, où le peuple « participe aux fonctions délibératives et judiciaires42 », nomme aux fonctions publiques, vérifie les comptes, mais où les emplois les plus importants sont attribués à des magistrats choisis pour leur mérite, en prenant aussi en compte « l’aisance à cause du loisir qu’elle procure ». Cependant « il est immoral que les dignités les plus élevées soient vénales […]. C’est accorder en effet à la richesse plus de prix qu’à la vertu, et donner à la cité entière un amour désordonné de l’argent… Il est plus conforme à la légalité d’admettre un plus grand nombre de citoyens à participer à l’exercice du pouvoir43… » Aristote ne partage pas l’antipathie de nombreux Athéniens de son temps pour la souveraineté populaire. Il pense que la multitude, collectivement, peut former un avis réfléchi : « La masse, quoique formée d’individus qui, pris isolément, sont sans grand mérite, peut, une fois réunie, se montrer supérieure à ceux qui en ont… Car, comme ils sont nombreux, chacun a sa part de vertu et de sagesse, et leur réunion fait de la masse comme un être unique… riche en formes de caractère et d’intelligence44. » Le « règne de liberté », tel que le souhaite Aristote, est possible quand « la multitude est capable d’être gouvernée et de gouverner tour à tour, sous une loi qui répartit les postes officiels entre les citoyens aisés, d’après le mérite45 ».

Dans cette république, le pouvoir est aux mains de la classe moyenne, car ce sont seulement ceux qui possèdent « en quantité modérée les dons de la fortune » qui peuvent « le plus facilement obéir à la raison, tandis qu’un excès de beauté, de force, de noblesse, de race ou de richesse, ou au contraire, de pauvreté, de faiblesse ou de bassesse de condition rend difficile la soumission à la raison : dans le premier cas, les hommes deviennent plus aisément d’une violence démesurée et capables des plus grands forfaits, et, dans le second, d’une malignité et d’une perversité qui s’exerce davantage dans les petites choses, et les injustices découlant de cette situation sont commises les unes par démesure et les autres par malignité ». Plus la classe moyenne est nombreuse et capable de faire contrepoids aux extrêmes, mieux un État est gouverné, car dans ce cas « il n’y a pas à redouter que les riches ne se mettent jamais d’accord avec les pauvres sur le dos de la classe moyenne46 ». Au contraire, si « l’élément populaire ou la classe riche » triomphent de leur adversaire, ils n’établissent pas « un gouvernement fondé sur le bien commun et l’égalité » mais « se taillent la part du lion dans l’organisation politique comme s’il s’agissait d’un prix attaché à la victoire47… » Le gouvernement des classes moyennes est plus stable que le régime oligarchique car l’État est mis à l’abri des factions, « au double danger, la lutte des oligarques entre eux et en plus la lutte des oligarques contre le peuple48 ». En outre, le principe d’égalité sur lequel reposent les républiques répond au désir naturel des citoyens.

Mais la république est cimentée par plus que de bonnes lois. « La cité n’est pas une simple communauté de lieu, établie en vue d’empêcher les injustices réciproques et de favoriser les échanges49. » Aristote fait de la philia, concept qui englobe l’amitié, la bienveillance, l’affinité, le fondement de l’harmonie dans la cité. La vie en commun est le résultat de l’attirance mutuelle : « Les différentes formes de sociabilité sont l’œuvre de l’amitié, car le choix délibéré de vivre ensemble n’est autre chose que de l’amitié […]. Nous devons poser en principe que la communauté politique existe en vue de l’accomplissement du bien, et non pas seulement en vue de la vie en société50. » Certes les hommes se réunissent en vue de leur conservation commune, mais ils « ne s’associent pas en vue de la seule existence matérielle, mais plutôt de la vie heureuse51 ». « La vie heureuse est la fin principale d’une société52. »

Une constitution bien ordonnée doit par conséquent avoir pour but l’amélioration des citoyens : « La vertu doit être l’objet du soin vigilant de l’État véritablement digne de ce nom et qui ne soit pas seulement un État nominal, sans quoi la communauté devient une simple alliance qui ne diffère des autres alliances conclues entre États […] ; et la loi n’est alors qu’une convention, elle est […] une simple caution garantissant les rapports de justice entre les hommes, mais elle est impuissante à rendre les citoyens bons et justes53. »

Aristote est conscient de la « perversité humaine », du « mal inhérent à chaque homme ». Mais les Grecs de l’Antiquité pensaient que le mal était imputable à l’ignorance et au débordement des passions submergeant la raison. Aristote ne pouvait pas prévoir que les passions allaient acquérir un mégaphone : la propagande. C’est pourquoi l’analyse aristotélicienne, tout en éclairant bien des aspects du despotisme poutinien, ne permet pas de rendre compte de trois de ses traits distinctifs : la culture de la haine érigée en instrument de contrôle de la population, l’indifférence à la conservation de la nation, et l’acharnement à détruire ce qui ne lui est pas soumis. Ce sont ces trois maux qu’il faudra guérir quand le régime poutinien tombera. Certains remèdes peuvent être puisés dans Aristote, qui, rappelons-le, fut le maître de cet Occident honni par Poutine.

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

Notes

  1. Politique, IV, 8. Nous utilisons la traduction de J. Tricot, édition Vrin, 1962.
  2. Il faut comprendre « régimes », « organisations politiques » (sauf les formes extrêmes).
  3. Politique, III, 11
  4. Ibid.
  5. Ibid., V, 11
  6. Ibid., IV, 11
  7. Cité in : Jacqueline de Romilly, Problèmes de la démocratie grecque, Hermann 1975, p. 188-191.
  8. Politique, V, 9
  9. Ibid., V, 8
  10. Ibid., III, 15
  11. Ibid., V, 8
  12. Ibid., V, 6
  13. Ibid., II, 10
  14. Ibid., II, 11
  15. Politique, V, 8
  16. Ibid., III, 15
  17. Ibid.
  18. Ibid., III, 16
  19. Ibid., IV, 10
  20.  Ibid., V, 10. Périandre (627-585 av. J.-C.) est le tyran de Corinthe. Thrasybule est le tyran de Milet.
  21. Ibid., V, 4
  22. Ibid., V, 7
  23. Ibid., IV, 4
  24. Ibid., V, 10
  25. Ibid., V, 4
  26. Ibid., V, 11
  27. Ibid., V, 4
  28. Ibid., V, 11
  29. Ibid.
  30. Ibid.
  31. Ibid., V, 6
  32. Ibid., VII, 14
  33. Ibid., VII, 2
  34. Ibid., III, 13
  35. Ibid., II, 9
  36. Ibid., VII, 14
  37. V. l’analyse magistrale de Jacqueline de Romilly, Les grands sophistes dans l’Athènes de Périclès, Éditions de Fallois, 1988
  38. Politique, IV, 1
  39. Ibid., IV, 8
  40. Ibid., IV, 9
  41. Ibid., IV, 8
  42. Ibid., III, 11
  43. Ibid., II, 11
  44. Ibid., III, 11
  45. Ibid., III, 17
  46. Ibid., IV, 12
  47. Ibid., IV, 11
  48. Ibid., V, 1
  49. Ibid., III, 9
  50. Ibid.
  51. Ibid.
  52. Ibid., III, 6
  53. Ibid., III, 9
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