Pendant plusieurs années, le pouvoir israélien a joué « la carte russe », y compris l’adoption du discours russe sur la Seconde Guerre mondiale, la non-participation aux sanctions occidentales, la vente de technologies avancées, etc. Un nouveau rapport entre l’Ukraine et Israël est-il possible depuis la victoire de l’État juif sur le Hamas et le Hezbollah, et le renversement du régime syrien ?
Commençons par rappeler le lien a priori très fort que l’histoire de l’Ukraine implique entre ce pays et Israël. Comme le disait Volodymyr Zelensky, de manière certes pudique et elliptique, « l’histoire des Juifs et celle des Ukrainiens sont entremêlées ». Le territoire qui est celui de l’Ukraine contemporaine est marqué par plus de 2000 ans de présence de communautés juives très diverses. Il y avait 2,5 millions de Juifs en Ukraine avant la Seconde Guerre mondiale, qui y formaient alors la deuxième plus importante communauté juive d’Europe, avant qu’elle ne soit en grande partie anéantie par le Shoah, puis ne connaisse les départs vers Israël à partir des années 1970. On estime que le nombre de Juifs vivant en Ukraine est compris entre 50 000 et 300 000. Malgré cette saignée, l’Ukraine d’aujourd’hui apparaît comme le pays d’Europe centrale et orientale le plus ouvert aux Juifs, d’après l’enquête du PEW Research Center de 2018. L’Ukraine s’enorgueillit d’ailleurs de posséder le plus grand centre communautaire du monde à Dnipro. On mentionnera également la ville d’Ouman, lieu de pèlerinage annuel pour des dizaines de milliers d’Israéliens et autres Juifs ultra-orthodoxes qui viennent se recueillir sur la tombe de Nahman de Breslev…
D’un autre côté, on peut comprendre le profond malaise que ressentent aujourd’hui encore beaucoup d’Israéliens, comme beaucoup de Juifs d’autres endroits du monde, vis-à-vis de pays tels que l’Ukraine justement, mais aussi la Pologne, la Russie, le Bélarus et les pays baltes, ces « terres de sang » sur lesquelles les communautés juives ont été par le passé les cibles privilégiées des massacres… avec la passivité, la complicité ou la participation de parties non négligeables des populations de ces pays.
Dès lors, on pourrait comprendre que les Israéliens, préoccupés par ailleurs en priorité depuis des décennies par les conflits avec leurs voisins directs au Proche-Orient, soient restés sourds jusqu’ici à la demande ukrainienne d’une aide israélienne massive, si possible militaire.
D’autant qu’ils ne peuvent que se souvenir de l’implacable continuité des massacres qui ont frappé les Juifs d’Ukraine : les pogroms du XVIIe siècle perpétrés par les Cosaques et les Tatars de Crimée, le terrible pogrom à Odessa en 1905, enfin, les pogroms commis après le coup d’État bolchévique de 1917 par tous les groupes armés dont l’armée Blanche, diverses troupes nationalistes ukrainiennes, l’armée Rouge, etc. partout sur le territoire ukrainien. Ils n’oublient non plus le rôle joué par des supplétifs ukrainiens lors de la « Shoah par balles », cette première vague du génocide nazi, organisé et perpétré par des « Einsatzgruppen » dès l’été 1941.
Pourtant, ce n’est pas la population israélienne qui s’est montrée réticente aux demandes d’aide de l’Ukraine. Ce sont bien les gouvernements israéliens successifs – dirigés presque sans discontinuer depuis 2009, soit depuis 15 ans maintenant, par Benyamin Netanyahou, président du Likoud – qui ont opposé jusqu’ici une fin de non-recevoir systématique aux demandes insistantes de l’Ukraine d’obtenir d’Israël une aide militaire.
Les déconvenues de l’Ukraine sont précoces : à la suite de l’annexion par Moscou de la Crimée, Israël, pour ne pas compromettre ses relations avec la Russie, fait partie des 58 pays qui s’abstiennent de voter la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU du 27 mars 2014 soulignant le caractère illégal du référendum en Crimée et du rattachement à la Russie de cette péninsule.
Mais Israël, marchant sur la corde raide entre la Russie et l’Ukraine, ne reprend pas à son compte les sanctions économiques infligées à la Russie et aux oligarques russes surtout par les États-Unis, l’UE et le Royaume-Uni, même si un certain nombre de firmes israéliennes, notamment technologiques, renoncent alors à leurs opérations commerciales en Russie. Israël se contente de mettre en place des mesures de nature à éviter « que ce pays devienne un lieu permettant les contournements ». Quant à la fourniture d’armements à l’Ukraine, il n’en est pas question.
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Plaidoiries de Zelensky
Dès le 20 mars 2022, soit 3 semaines après le début de l’invasion russe à grande échelle en Ukraine, le Président Zelensky intervient en ligne face aux élus de la Knesset. Mais ce jour-là, contrairement à l’accueil enthousiaste que de nombreux autres parlements nationaux avaient réservé au président ukrainien, l’enceinte est à moitié vide, les élus israéliens n’ayant pas souhaité renoncer à leurs congés parlementaires…
Zelensky se montre alors d’autant plus cinglant dans son appel direct à l’aide d’Israël, reprenant l’avertissement qu’avait donné Golda Meir : « Nous avons l’intention de rester en vie, nos voisins veulent nous voir morts. Ce n’est pas une question qui laisse beaucoup de place au compromis. »
Pour terminer, Zelensky place directement Israël face aux responsabilités que ce pays devrait assumer, selon lui : « Nous pouvons toujours demander pourquoi nous n’obtenons pas d’armes de votre part, pourquoi Israël n’impose pas de lourdes sanctions contre la Russie, pourquoi il ne fait pas pression sur les entreprises russes. Mais la réponse est toujours la même. C’est votre choix, chers frères et sœurs. Et vous devrez vivre avec cette réponse, peuple d’Israël. »
Un an plus tard, le 17 février 2023, Volodymyr Zelensky revient à la charge lors de la Conférence de sécurité de Munich, demandant de nouveau une assistance militaire à Israël et, à tout le moins, de pouvoir bénéficier du système israélien de défense antiaérienne, la Fronde de David, capable d’intercepter roquettes et missiles, à une portée allant jusqu’à 300 kilomètres.
Toujours en février 2023, alors qu’elle est devenue une cible systématique des drones suicides iraniens « Shahed », livrés à Moscou en grande quantité à partir de l’été 2022, l’Ukraine propose à Israël une coopération militaire et technologique. Mais là encore Israël rejette ces ouvertures, malgré l’intérêt que montre Tsahal pour les spécificités techniques de ces armes sur le front ukrainien (destinées à paralyser l’infrastructure énergétique de l’Ukraine à l’approche de l’hiver).
En octobre 2023, le président ukrainien réitère son appel à Israël, dont il prie solennellement le gouvernement de « choisir son camp » au vu de l’alliance désormais patente entre la Russie et l’Iran, l’ennemi principal d’Israël.
Au lendemain de l’explosion d’un drone iranien tiré par le Hezbollah depuis le Liban le 13 octobre 2024 sur une base militaire israélienne – il tue quatre soldats et en blesse des dizaines d’autres – l’ambassadeur d’Ukraine en Israël Evhen Korniytchouk s’étonne du refus d’Israël d’accepter les offres passées de Kyïv de collaborer à la lutte contre les drones de fabrication iranienne.
Plus récemment, dans une interview diffusée sur Fox News le 19 novembre 2024, Volodymyr Zelensky n’a rien oublié de ces rebuffades à répétition : dès l’invasion de l’Ukraine, regrette-t-il, « j’avais demandé aux dirigeants israéliens de nous aider et de nous soutenir, mais ils ont eu peur de [Vladimir] Poutine, le président russe. […] Je pense qu’Israël a commis une erreur sur le plan politique », précisant par ailleurs qu’il avait pressé dans le même temps les dirigeants occidentaux de « demander aide et assistance à Israël ».
Mais Israël avait pris soin de rester neutre, repoussant les demandes répétées de Volodymyr Zelensky pour recevoir des armes, notamment à cause de la présence de l’armée russe déployée en Syrie…
Le premier officiel israélien à sortir de la réserve concertée sera le ministre des Affaires étrangères Yaïr Lapid, qui accusera pour la première fois la Russie de crimes de guerre au début du mois d’avril 2022 à la suite du massacre de Boutcha.
Journaliste et écrivain, Vladislav Davidzon notera qu’« Israël a payé un lourd tribut diplomatique auprès de nombreux alliés en raison de sa neutralité depuis le début de l’invasion russe », remarquant qu’ « un grand nombre de personnes dans le monde (y compris des Israéliens éminents comme l’ancien leader des refuzniks et ancien ministre israélien Natan Sharansky) ont considéré que cet arrangement plaçait Israël du mauvais côté d’une conflagration historique ».
Dès le début de l’invasion de l’Ukraine à grande échelle, l’historien israélien Elie Barnavi avait dénoncé la volonté du pouvoir israélien de ménager « l’allié » russe et de ne pas dénoncer l’agression russe : « L’Union européenne a bien réagi face à l’agression russe contre l’Ukraine, par contre Israël a été trop frileux […]. C’est de la mauvaise raison d’État, même si Vladimir Poutine est directement notre voisin du nord en Syrie et qu’il nous permet de frapper les convois d’armes arrivant d’Iran pour le Hezbollah. » (Times of Israël, 30/03/2022)
Quelques mois plus tard, le politologue belge Joël Kotek précise les conséquences fatales, notamment éthiques, du « pacte de neutralité » assumé par le gouvernement israélien :
« La défaite de l’Ukraine signifiera immanquablement une régression qui pourrait nous être fatale. Il est dommage que les dirigeants israéliens, contrairement aux dirigeants européens, ne l’aient pas compris. Leur désinvolture à l’égard de l’Ukraine interpelle. Les Israéliens se voilent la face comme naguère « les Nations » face à la Shoah : service minimum au nom d’intérêts nationaux bien compris. Est-ce éthiquement justifiable ? Qu’Israël ne livre pas d’armes offensives à l’Ukraine est compréhensible dans le contexte du chantage russe en Syrie, mais quid du Dôme de fer, un système d’armes purement défensif ? Il serait temps qu’Israël tire les leçons de la Shoah, ou arrête de prendre le monde à témoin. » (revue du CCLJ Regards, N° 1091, 10/12/2022)
Joël Kotek ne craint pas enfin d’appuyer là où ça fait mal pour qualifier la « Realpolitik » choisie par les autorités israéliennes : « Ce strict réalisme politique explique aussi pourquoi l’État des rescapés de la Shoah n’a toujours pas reconnu le génocide des Arméniens, mais livre depuis des années des armes offensives à l’Azerbaïdjan. Au nom de quelles valeurs ? »
Pourquoi tant de retenue de la part d’Israël vis-à-vis de l’Ukraine ?
Le principal motif, stratégique, affiché pour expliquer de la retenue de Jérusalem vis-à-vis de l’Ukraine afin de ménager Moscou semble donc avoir été, jusqu’à la chute de Bachar el-Assad le 8 décembre 2024, le souci de respecter strictement le mécanisme conjoint de désescalade conclu entre Israël et la Russie qui permettait, depuis 2015, aux forces aériennes israéliennes de Tsahal d’aller régulièrement bombarder des positions, des dépôts d’armements, des convois et des voies de ravitaillement de l’Iran et de son affidé du Hezbollah situés sur le sol de la Syrie, sans risquer ni accrochages ni escalade avec l’aviation militaire russe, les systèmes russes de défense anti-aérienne en Syrie étant alors mis temporairement hors tension – dans le contexte d’une présence militaire massive de la Russie en Syrie, avec entre autres sa base navale de Tartous et sa base aérienne de Hmeimim au sud-est de Lattaquié. Le contrôle de l’espace aérien syrien était intégralement assuré depuis 2015 par la Russie, ce qui empêchait l’Iran d’établir une présence militaire sur la frontière nord d’Israël et évitait l’ouverture d’un nouveau front contre l’État juif en plus de ceux de Gaza et du Liban. Netanyahou prétendait vouloir éviter ainsi toute « confrontation militaire avec la Russie ».
Pour expliquer l’attitude ambivalente du gouvernement israélien envers l’Ukraine et conciliante envers la Russie, on peut aussi évoquer l’importance des investissements russes en Israël. Et noter aussi au passage qu’un certain nombre de tenants de la droite extrême en Israël ne sont nullement hostiles à l’idéologie officielle russe, favorables à toute forme de régime autocratique voire dictatorial, qu’ils jugent peut-être plus rassurante que la démocratie ukrainienne (un des exemples de cette droite est l’ex-ministre de la défense Avigdor Lieberman, chantre d’une politique dite « plus équilibrée » et ami proche du dictateur bélarusse Loukachenko). Enfin, Israël pourrait être tenté de protéger les minorités juives subsistant en Russie et au Bélarus dans un contexte risquant de devenir de plus en plus difficile pour ces minorités.
Certains commentateurs ont aussi voulu accréditer la thèse selon laquelle le gouvernement de Netanyahou, connaissant le levier si souvent activé par Vladimir Poutine des populations russophones à « protéger » hors des frontières de la Russie, aurait voulu éviter tout risque de chantage russe sur les quelque 20 % d’Israéliens russophones, soit un million de personnes originaires de Russie, d’Ukraine et d’autres ex-républiques soviétiques. Mais cette explication est peu convaincante, les russophones d’Israël s’étant déclarés d’emblée presque unanimement hostiles à l’invasion de l’Ukraine. (Joseph Confavreux, Mediapart, 13/07/2022)
L’étrange complicité entre Netanyahou et Poutine
Dès l’année 2016, Yossi Melman, journaliste israélien expert en questions de sécurité et de renseignement, alertait sur la relation très étroite – pour ne pas dire l’amitié trompeuse, voire la complicité douteuse – qu’entretenait Benyamin Netanyahou avec Vladimir Poutine, ce qui l’a poussé très tôt à ménager son homologue russe.
Rien qu’entre août 2015 et août 2016, Netanyahou a rencontré quatre fois Poutine à Moscou – contre une fois seulement, en novembre 2015, le président du grand allié historique américain, Barack Obama, lequel veillait pourtant à gratifier Israël de 3,5 milliards de dollars par an…
Or non seulement le Premier ministre israélien n’a jamais fourni d’explications sur le contenu de ses entretiens avec Poutine, mais il semblerait qu’il ait d’emblée fait d’étonnantes concessions à son homologue russe : licences accordées par Israël à Moscou sur des technologies avancées, autorisation donnée à Moscou pour la production de drones conçus par Israël, absence de réaction israélienne à des actions hostiles telles que des missions d’espionnage par des avions de chasse et des drones russes au-dessus du territoire d’Israël, étonnant silence des dirigeants d’Israël suite au déploiement par l’Iran de systèmes de défense aérienne S-300 construits par la Russie près de la centrale secrète d’enrichissement nucléaire de Fordo…
Que les affinités entre Benyamin Netanyahou et Vladimir Poutine soient renforcées ou non par leur « mépris affiché pour les normes fondamentales du droit humanitaire », comme l’affirme Jean-Pierre Filiu, il reste plausible au bout du compte que le maître du Kremlin ait pu davantage manipuler son homologue israélien que l’inverse…
Le soutien limité d’Israël à l’Ukraine : une aide principalement humanitaire
L’aide humanitaire à laquelle s’est borné Israël a commencé par l’accueil de réfugiés : fin 2023, plus de 45 000 Ukrainiens avaient cherché refuge en Israël après que la Russie eut envahi l’Ukraine en février 2022, selon le Bureau central israélien des statistiques et des groupes d’aide. La différence de traitement entre les réfugiés juifs arrivés dans le cadre de leur « aliah » et les réfugiés non-juifs ne bénéficiant que d’un service minimum (titre de séjour et hébergement temporaires, par exemple), n’avait pas tardé à susciter un vif débat en Israël entre Israéliens de gauche ou centristes favorables à un accueil généreux pour tous et Israéliens de droite. Le célèbre écrivain David Grossman avait alors rappelé à tous que « l’expérience du statut de réfugié nous est consubstantielle ».
Dans l’ensemble, l’aide humanitaire fournie jusqu’ici à l’Ukraine n’aura pas été négligeable. Ainsi, dès le 22 mars 2022, Israël installe près de Lviv le premier hôpital de campagne étranger sur le sol ukrainien, dénommé « Kohav Meir » dédié aux urgences, aux déplacés et victimes civiles de l’intérieur et aux enfants, qui fonctionnera avec quelque 200 soignants pendant 6 semaines, pour un coût de 6,5 millions de dollars.
Au 1er mai 2022, Israël aura envoyé 100 tonnes d’aide humanitaire à l’Ukraine, et le montant de l’assistance fournie sur l’ensemble de l’année 2022 à l’Ukraine se chiffrera à 80 millions de shekels.
Le Président ukrainien demandera au ministre des Affaires étrangères israélien Elie Cohen, en visite à Kyïv le 16 février 2023, d’augmenter le nombre de soldats blessés autorisés à aller se faire soigner en Israël et de délivrer des permis de travail à 15 000 Ukrainiens réfugiés au sein de l’État juif.
Elie Cohen proposera de nouvelles mesures de soutien, dont une garantie de prêt à hauteur de 200 millions de dollars pour des infrastructures civiles et de santé et le développement d’un système perfectionné d’alerte antiaérienne précoce, livrable dans les 6 mois, ainsi que des projets de reconstruction et d’adduction d’eau, sous 3 à 4 mois.
L’échec du « partenariat » entre Moscou et Jérusalem oblige Israël à remettre en cause sa stratégie
Il est certes difficile de dater exactement les étapes qui ont conduit graduellement Israël à afficher un soutien de plus en plus important aux Ukrainiens.
En avril 2022, le ministre de la Défense israélien s’était encore borné à annoncer la fourniture de casques et de gilets pare-balles à l’Ukraine, ce qui était bien peu, refusant de lui vendre les équipements militaires défensifs qu’elle demandait, tels que notamment le système de défense antiaérien Dôme de fer.
Mais des liens militaires semblent s’être peu à peu tissés discrètement entre lsraël et l’Ukraine : fin novembre 2022, une délégation militaire ukrainienne est venue en Israël. Une centaine d’anciens militaires israéliens forment les Ukrainiens au combat urbain. Israël fournit des renseignements sur les drones iraniens et des photos satellite sur les positions russes. Enfin, les Américains ont prélevé 150 000 munitions de leurs stocks entreposés en Israël pour les donner à l’Ukraine.
À l’occasion de sa rencontre avec le président Emmanuel Macron le 2 février 2023, le Premier ministre Benyamin Netanyahou déclare pour la première fois sur LCI « réfléchir » à la possibilité de fournir des armes au moins défensives à l’Ukraine, notamment le fameux système de défense antimissiles Dôme de fer, et semble prendre aussi quelque distance avec Vladimir Poutine. Il se fait alors immédiatement rappeler à l’ordre par Moscou : « Toute tentative – réalisée ou même non réalisée, mais annoncée – de livrer des armements supplémentaires, nouveaux ou autres, aboutit et aboutira à une escalade de cette crise. Tout le monde doit s’en rendre compte. Tous les pays qui livrent des armes doivent comprendre que nous considèrerons ces armes comme des cibles légitimes pour les forces armées russes », menace la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères Maria Zakharova…
Le 16 février 2023, le ministre des Affaires étrangères israélien Elie Cohen, en visite à Kyïv, souligne que l’État juif « soutient l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine ».
Mais c’est l’implication militaire croissante de l’Iran aux côtés des Russes dans la guerre qui se déroule en Ukraine, donc en Europe, qui va mener à un tournant stratégique majeur. Moscou, dont l’armée piétine en Ukraine, et qui se voit de plus en plus privé de systèmes d’armes, de munitions et de puces électroniques par les sanctions occidentales, a sollicité l’aide de ses alliés iraniens, dont les drones livrés à Moscou pleuvent sur l’Ukraine.
Puis l’attaque meurtrière lancée contre Israël le 7 octobre 2023 par le Hamas, supplétif de l’Iran, dans le contexte d’un rapprochement de plus en plus visible entre Moscou et l’Iran, va conduire Israël à reconnaître le mauvais calcul, sinon l’échec du partenariat avec Moscou sur lequel il avait misé jusque-là, et à changer de cap.
Les réactions confuses de Poutine à ce massacre révèlent d’ailleurs au grand jour que le « partenaire » russe de la veille est en fait plus que jamais ami et complice de l’axe Iran-Hamas-Hezbollah, donc ennemi de l’État hébreu.
L’ambassadeur d’Ukraine en Israël Evhen Korniytchouk dira en référence aux liens étroits entre la Russie et l’Iran : « Il est clair pour moi depuis longtemps que nous combattons le même ennemi. […] Je peux dire qu’après l’attaque du 7 octobre [2023], Israël s’est réveillé, mais le chemin est encore long. »
À peine trois semaines après le pogrom de Sderot, des représentants du Hamas arrivent à Moscou, le 26 octobre 2023, pour discuter de la guerre en cours contre Israël avec le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Mikhaïl Bogdanov… et avec Ali Bagheri Kani, vice-ministre des Affaires étrangères de l’Iran, principal sponsor du groupe terroriste.
Les relations russo-iraniennes constituent donc une nouvelle menace pour Israël, créant une sorte de communauté, voire de solidarité, entre Israël et l’Ukraine.
Au début de l’année 2024, le Financial Times rapporte que les États-Unis (encore sous l’administration Biden), Israël et l’Ukraine sont enfin en pourparlers pour fournir à Kyïv jusqu’à huit systèmes de défense antiaérienne Patriot, jusqu’ici détenus et utilisés par Israël.
Début 2025, un haut responsable israélien souhaitant garder l’anonymat évoque un possible changement de position d’Israël vis-à-vis de l’Ukraine, suite au constat de l’affaiblissement radical de la position de la Russie en Syrie, tout en restant prudent dans l’attente des orientations qu’adoptera la nouvelle administration Trump aux États-Unis.
Il est vrai que, suite à la chute brutale du régime baasiste de Bachar el-Assad, soutenu à bout de bras par Moscou, et à la disparition tout aussi soudaine et radicale de toute présence militaire russe ou iranienne sur le sol syrien, Israël n’a plus aucune raison de craindre une aviation russe désormais disparue, ni de ménager davantage le Kremlin.
En principe, Israël n’a alors plus aucune raison de refuser à l’Ukraine le soutien actif qu’elle lui avait jusqu’ici systématiquement dénié.
La lente maturation qui pourrait conduire à une prise de distance d’Israël face à Moscou et à un changement de cap israélien vis-à-vis de l’Ukraine pourrait aussi s’expliquer par l’intensification et la récurrence du discours anti-israélien et des dérapages antisémites décomplexés du côté russe.
Dès le début de « l’opération militaire spéciale » russe contre l’Ukraine en 2022, la propagande russe avait assimilé l’ensemble des Ukrainiens à des « nazis » pour justifier l’agression. Au printemps 2022, le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov affirme le plus sérieusement du monde qu’Adolf Hitler « avait du sang juif ».
La Russie critique régulièrement Israël depuis le pogrom perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 dans le sud d’Israël, y compris au Conseil de sécurité des Nations Unies. Enfin, Poutine lui-même, au cours de sa grande conférence de presse annuelle de décembre 2024, vitupère contre ces « juifs ethniques » qui tiendraient les rênes du gouvernement ukrainien, lequel persécuterait l’Église orthodoxe russe d’Ukraine.
Les masques tombent enfin, et on est bien loin désormais de l’attitude philosémite que Poutine souhaitait donner de lui-même et à laquelle une bonne partie de l’opinion israélienne avait bien voulu croire.
Peut-on rêver d’une véritable alliance entre l’Ukraine et Israël ?
Au moment où le soutien à l’Ukraine des pays de l’UE et des États-Unis se fait plus incertain, et où Israël semble avoir les mains plus libres dans un contexte totalement nouveau (la Russie a été obligée de plier bagage en Syrie, l’Iran est affaibli par les coups qu’Israël lui a porté ainsi qu’au Hezbollah et au Hamas en 2024, et la perspective d’un accord sur le nucléaire iranien n’est plus à l’ordre du jour), peut-on se prendre à rêver qu’Israël devienne un nouveau partenaire de l’Ukraine et lui fournisse enfin l’aide, y compris militaire, dont elle a tant besoin ?
Certains observateurs (comme Richard Herzinger, dans Tyzhden le 22/01/2025) y croient fermement, relevant les points communs entre ces deux pays : deux démocraties menacées chacune par des idéologies totalitaires, deux pays dont le droit à exister reste systématiquement contesté par leurs voisins respectifs, deux pays exposés de tout temps à la violence de la guerre.
Ils font valoir en outre qu’une défaite militaire de la Russie en Ukraine porterait par ricochet un coup fatal à l’Iran, un de ses alliés les plus proches, et serait donc dans l’intérêt bien compris de l’Ukraine comme désormais d’Israël.
Ils exhortent donc en particulier l’État hébreu à aider l’Ukraine, au nom de ses propres intérêts stratégiques et dans la mesure de ses possibilités aux plans économique et militaire, en lui fournissant en priorité les précieuses technologies dont l’Ukraine a besoin pour assurer sa défense aérienne.
Ils estiment enfin qu’Israël, en se rangeant désormais clairement du côté de l’Ukraine contre l’autocratie russe, rendrait en même temps le meilleur service à ses propres valeurs démocratiques, en combattant l’idéologie d’une certaine droite israélienne tentée, elle, d’affaiblir l’État de droit et qui, en outre, n’est pas dénuée de sympathies pour le régime de Poutine.
Ils lancent donc un appel à l’ensemble des forces politiques et sociales d’Israël à faire pression sur le gouvernement de Benyamin Netanyahou pour atteindre ce double objectif : soutien à l’Ukraine, soutien à la démocratie ! Seront-ils entendus ?
Agrégé d’allemand, Marc Villain a consacré sa carrière aux relations internationales, européennes et culturelles.