Cet article de l’historien britannique a été écrit en décembre 2024, avant le clash entre le tandem Trump-Vance et le président Zelensky, avant la décision de l’administration américaine de suspendre l’aide militaire à l’Ukraine déjà votée et payée. Il devient d’autant plus important d’imaginer avec Timothy Garton Ash les conséquences d’une victoire russe en Ukraine, parmi lesquelles l’accélération probable de la prolifération nucléaire dans le monde.
Il existe des activités humaines dans lesquelles les deux parties peuvent gagner. La guerre n’en fait pas partie. Soit l’Ukraine gagne cette guerre, soit c’est la Russie qui la gagne. L’ancien ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba, affirme sans ambages que si la trajectoire actuelle n’est pas modifiée, « nous perdrons cette guerre ».
Soyons clairs : cette situation peut encore être évitée. Supposons que les quelque quatre cinquièmes du territoire ukrainien encore contrôlés par Kyïv obtiennent de l’Occident des engagements militaires suffisamment forts pour dissuader toute nouvelle avancée russe, garantir des investissements à grande échelle dans la reconstruction économique, encourager les Ukrainiens à revenir de l’étranger pour reconstruire leur pays et permettre une politique et des réformes stables et pro-européennes. Dans cinq ans, le pays adhère à l’UE, puis, sous une nouvelle administration américaine, entame le processus d’adhésion à l’OTAN. La majeure partie de l’Ukraine devient un pays souverain, indépendant et libre, fermement ancré à l’Ouest.
La perte d’une grande partie du territoire, la souffrance d’au moins 3,5 millions d’Ukrainiens vivant sous l’occupation russe et le nombre de morts, de mutilés et de traumatisés représenteraient un coût terrible. Il ne s’agirait pas de la victoire totale que les Ukrainiens ont espérée et qu’ils méritent, mais ce serait tout de même une victoire pour l’Ukraine et une défaite historique pour la Russie. Une majorité d’Ukrainiens pourrait la considérer comme telle. Dans les sondages que l’Institut international de sociologie de Kyïv (KIIS) m’a communiqués avant publication, on demande aux Ukrainiens si, pour mettre fin à la guerre, ils pourraient (même difficilement) accepter la combinaison de la reconstruction économique et de l’adhésion à l’UE et à l’OTAN pour le territoire actuel. Au cours des six derniers mois seulement, la proportion de ceux qui ont répondu par l’affirmative est passée de 47 % à 64 %.
Toutefois, pour parvenir à ce résultat avec Donald Trump à la Maison-Blanche, il faudrait qu’une coalition européenne de pays volontaires prenne des engagements en matière de sécurité d’une ampleur et d’une audace inégalées jusqu’à présent. Les dirigeants européens en sont de plus en plus conscients, mais les institutions démocratiques de la plupart des pays européens sont loin de leur donner les moyens de le faire. Pour tenter de persuader les Européens de soutenir les politiques nécessaires, mais aussi pour comprendre les conséquences s’ils ne le font pas à temps – comme cela semble très probable –, nous devons poser la question suivante : et si la Russie gagne ?
Si la Russie l’emporte, nous devons nous attendre de manière réaliste aux conséquences suivantes pour l’Ukraine, l’Europe, les États-Unis et la paix dans le monde. L’Ukraine serait vaincue, divisée, démoralisée et dépeuplée. L’argent pour reconstruire le pays ne viendrait pas ; au contraire, une nouvelle vague de personnes s’en irait. La politique deviendrait vindicative, avec une forte tendance anti-occidentale. De nouvelles possibilités de désinformation et de déstabilisation politique par la Russie apparaîtraient. Les réformes nécessaires s’enliseraient, de même que les progrès vers l’adhésion à l’UE.
L’Europe dans son ensemble ferait face à une escalade de la guerre hybride que la Russie mène déjà contre elle et qui passe encore largement inaperçue pour la plupart des Européens de l’Ouest. Or il ne se passe pas une semaine sans qu’un incident ne survienne : un destroyer russe tire une fusée éclairante sur un hélicoptère militaire allemand ; des colis DHL explosent, des actes de sabotage sont commis dans les chemins de fer français, un incendie criminel se produit dans une entreprise appartenant à des Ukrainiens dans l’est de Londres ; des câbles sous-marins sont coupés dans la mer Baltique ; une menace de mort crédible est proférée à l’encontre d’un fabricant d’armes allemand de premier plan. Tous ces actes ne sont pas nécessairement imputables à Moscou, mais nombre d’entre eux peuvent l’être.

Une guerre hybride à spectre complet suppose de l’ingérence dans les élections. En Géorgie, les élections ont été truquées. Lors du référendum moldave sur l’UE, environ 9 % des votes ont été directement achetés par la Russie, selon la présidente, Maia Sandu. En Roumanie, le premier tour de l’élection présidentielle a été annulé et doit avoir lieu à nouveau, car un tribunal a constaté une violation à grande échelle des règles de campagne sur TikTok. « Ah, mais ça c’est l’Europe de l’Est ! », s’écrie l’Européen complaisant à Madrid, Rome ou Düsseldorf. Mais le chef du service de sécurité intérieure allemand a récemment averti que la Russie essaierait d’interférer dans les élections générales allemandes de février 2025, qui ne sont guère marginales pour l’avenir de l’Europe [NDLR : depuis la publication de cet article, Elon Musk et J. D. Vance ont également apporté leur soutien à l’extrême droite pro-russe].
Vladimir Poutine s’est à nouveau montré extrêmement confiant lors de sa conférence de presse marathon annuelle de fin d’année et de sa conférence téléphonique « Call-the-Tsar », malgré le récent assassinat de son général chargé des armes de destruction massive (ADM) en Ukraine. Le pays est désormais une économie de guerre, qui dépend de la production militaire pour maintenir sa croissance, et une dictature qui se définit par la confrontation avec l’Occident. Il serait extrêmement naïf d’espérer que la diplomatie puisse parvenir à un moment magique où la Russie de Poutine deviendrait soudainement « satisfaite » d’une issue en Ukraine, et reviendrait à ses affaires habituelles en temps de paix. Lorsque les planificateurs de l’OTAN déclarent que nous devrions être prêts à faire face à une éventuelle agression russe contre le territoire de l’OTAN d’ici 2029, ce n’est pas pour colporter des histoires effrayantes dans le but d’augmenter les budgets militaires.
Les électeurs du MAGA aux États-Unis diraient : « Eh bien, qu’est-ce que ça peut nous faire ? Vous, les Européens, occupez-vous de vous-mêmes ! Nous, nous avons à nous préoccuper de la Chine ». Mais la Russie travaille aujourd’hui plus étroitement que jamais avec la Chine, la Corée du Nord et l’Iran. Poutine a beau être inculpé par la Cour pénale internationale, il continue de parcourir la moitié du monde comme un invité de marque. Il a lui-même parlé d’une nouvelle « majorité mondiale » et de « la formation d’un ordre mondial totalement nouveau ». Dans ce nouvel ordre, la guerre et la conquête territoriale sont des instruments politiques tout à fait acceptables, au même titre que l’empoisonnement, le sabotage, la désinformation et l’ingérence électorale. La victoire de la Russie en Ukraine encouragera la Chine à intensifier sa pression sur Taïwan et la Corée du Nord ses attaques contre la Corée du Sud.
Cela nous amène à la conséquence la plus grave de toutes : la prolifération nucléaire. Rappelons que l’Ukraine a volontairement renoncé à ses armes nucléaires en 1994, en échange de garanties de sécurité de la part des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie, et qu’elle a ensuite été battue par l’une des puissances qui lui avaient promis la sécurité. Selon le dernier sondage KIIS, 73 % des Ukrainiens sont favorables à ce que l’Ukraine « reconstruise son armement nucléaire ». Fait remarquable, 46 % d’entre eux déclarent qu’ils le feraient même si l’Occident imposait des sanctions et interrompait son aide. En fait, les Ukrainiens disent à l’Occident : si vous ne nous défendez pas, nous le ferons nous-mêmes. Lors de mes récentes visites en Ukraine, on m’a dit à plusieurs reprises : « C’est l’OTAN ou les armes nucléaires ». Mais il ne s’agit pas seulement de l’Ukraine. Les pays vulnérables du monde entier, ceux qui observent ce qui se passe au Moyen-Orient, tireront la même conclusion. Plus les pays – et éventuellement les acteurs non étatiques – se dotent d’armes nucléaires, plus il est certain qu’un jour elles seront utilisées.
Lors des élections allemandes, le chancelier Olaf Scholz a tenté, de manière honteuse et éhontée, d’exploiter la peur d’une guerre nucléaire pour obtenir un avantage électoral sur son principal rival, le chrétien-démocrate Friedrich Merz. En fait, ce sont précisément les conséquences de l’auto-dissuasion de l’Occident par crainte d’une escalade nucléaire russe en Ukraine, personnifiée par Scholz et habilement exploitée par Poutine, qui augmentent la probabilité d’une prolifération nucléaire et donc le risque à long terme d’une guerre nucléaire.
La conclusion est claire et tristement familière. La réticence des démocraties européennes à payer un prix élevé aujourd’hui signifie que le monde paiera un prix encore plus élevé plus tard.
Traduit de l’anglais par Desk Russie.
À paraître : Europes : Une histoire personnelle, par Timothy Garton Ash (sur Babelio)
Timothy Garton Ash est un historien, journaliste et essayiste britannique, auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire européenne contemporaine. Son dernier livre, Europes : Une histoire personnelle, vient de paraître en France. Dans cet ouvrage, l'auteur propose une réflexion sur l'histoire européenne des cinquante dernières années.