Aujourd’hui, face à la trahison américaine, il est vital de rappeler ce que signifie au juste la vie dans une ville martyr comme Kharkiv. L’auteur raconte son voyage là-bas, ses rencontres avec certains habitants et personnalités, mais il explique également à quel point l’armée ukrainienne et la population ukrainienne sont fatiguées. Il souligne que « la bravoure seule ne permet pas de gagner les guerres », alors que la plus grande puissance mondiale, les États-Unis, leur refuse désormais son aide.
Le jour de mon arrivée à Kharkiv, une femme de quatre-vingt-quatorze ans a été brûlée vive par une bombe planante russe. Sa fille a dû demander un test ADN pour confirmer l’identité des restes carbonisés. Quarante-trois personnes, dont des enfants âgés de un, quatre et douze ans, ont été blessées dans le même attentat. Ce dimanche 15 septembre 2024 n’était qu’une journée normale à Kharkiv.
Cette ville assiégée de l’est de l’Ukraine est si proche de la frontière russe qu’un missile S-300 peut l’atteindre en trente secondes. Lorsque l’alarme anti-aérienne retentit dans votre téléphone – et elle retentit souvent – il est probablement trop tard pour se mettre à l’abri. Lioudmyla, professeur d’anglais à l’université, m’a raconté qu’alors qu’elle buvait un café sur le balcon au douzième étage d’un immeuble au nord-est de Kharkiv, elle pouvait voir des missiles lancés depuis la ville russe de Belgorod. Cela fait maintenant trente-deux mois que les habitants de Kharkiv vivent ainsi, avec un voisin susceptible de frapper à leur porte à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, un voisin appelé la Mort.
La Russie n’est pas seulement proche géographiquement. Kharkiv est un centre historique de la culture ukrainienne, mais c’est aussi une ville largement russophone, pleine de gens dont les familles sont venues de l’autre côté de la frontière, à l’époque où il n’y avait pas de frontière, dans l’ancienne URSS. La mère et la sœur de Lioudmyla se trouvent à Moscou. Quelques jours après l’invasion totale de l’Ukraine par Vladimir Poutine, le 24 février 2022, alors que l’avancée des forces terrestres russes menaçait de prendre toute la ville, sa sœur l’a jointe au téléphone et lui a expliqué avec bienveillance : « Ils n’attaquent que des cibles militaires. » « Alors pourquoi, a rétorqué Lioudmyla, un missile russe vient-il d’atterrir sur le jardin d’enfants de ta nièce Polina ? »
J’étais à Kharkiv pour m’acquitter d’une dette d’honneur. Au début de cette année, un éditeur de Kharkiv, Vivat, a publié l’édition ukrainienne de mon livre Europes : Une histoire personnelle. Il a été imprimé dans l’imprimerie locale appartenant au complexe Factor Druk, laquelle, quelques semaines plus tard, a été touchée par deux missiles S-300. Sur les soixante-dix personnes qui y travaillaient, vingt-et-une ont été blessées et sept tuées. Ils sont morts pour que des livres comme le mien puissent vivre. Le moins que je pouvais faire était de visiter l’imprimerie, de donner quelques conférences basées sur le livre et de témoigner de la ville assiégée.

Andriy, directeur de production dans ce grand et moderne complexe, m’a raconté qu’il était sorti du hall de production seulement vingt-cinq secondes avant que le premier missile ne frappe. Trois relieuses, Olena, Svitlana et Tetiana, se trouvaient à proximité du point d’impact. Il les connaissait bien. « Il ne restait rien de deux d’entre elles, la troisième n’était plus que des cendres. » Il me montre l’endroit exact où elles sont mortes dans le hall, qui résonne désormais du bruit des marteaux et des perceuses des constructeurs, puisque l’usine est déjà en cours de restauration grâce à de généreux dons. Mais, soupire Andriy, les êtres humains sont irremplaçables.
En sortant, nous sommes tombés sur une autre Olena, qui avait été blessée lors de l’attaque. Des éclats d’obus étaient encore visibles sur ses bras et l’un de ses yeux ne s’ouvrait plus correctement. Je lui ai demandé si elle avait un message pour Poutine. Elle m’a répondu en russe qu’elle voulait que la Russie disparaisse de la surface de la Terre : « Pas de Poutine. Pas de Russie. Poutine est un terroriste. »
Kharkiv a été la capitale de l’Ukraine soviétique de la fin 1919 à 1934 et elle a accueilli de nombreux écrivains ukrainiens jusqu’à ce que Staline lance une vaste famine – aujourd’hui connue sous le nom de Holodomor –, déplace la capitale à Kyïv et exécute, ou pousse à l’exil ou au suicide, la plupart de ces écrivains. Les historiens appellent cette brève floraison la Renaissance fusillée. Aujourd’hui encore, Kharkiv reste l’un des principaux centres de l’édition ukrainienne. En 2014 encore, la ville présentait un mélange complexe et disputé de cultures russe et ukrainienne. Les partisans de la première l’ont même qualifiée de « capitale de la culture russe en Ukraine ». Mais depuis la prise de contrôle de la Crimée en 2014, la campagne de Poutine, qui dure depuis dix ans, pour forcer l’Ukraine à revenir dans ce qu’il appelle le rousski mir (le monde russe), a fini par détruire ce qu’il prétendait sauver.
C’est plutôt la culture ukrainienne qui s’épanouit sur cette nouvelle ligne de front de l’Europe. En Occident, nous parlons parfois à mots couverts de culture souterraine. Ici, cette expression doit être prise au pied de la lettre. En raison des bombardements constants et imprévisibles, la présentation de mon livre, comme la plupart des événements culturels, s’est déroulée dans la clandestinité. L’hôtel le plus désirable n’est pas celui qui offre une vue magnifique depuis le huitième étage, mais plutôt celui qui possède des chambres au sous-sol sans fenêtre (il s’appelle, curieusement, le Wine and Rose Boutique Hotel. Je le recommande, mais pas pour le vin ni les roses).
Au musée littéraire, un artiste local, Kostia Zorkine, m’a montré deux expositions de ses œuvres. À l’extérieur, il y avait Noms propres. Des ensembles soudés de quatre lourdes plaques métalliques rectangulaires, dont les côtés sont peints alternativement en noir et en blanc, et qui peuvent tourner sur un axe comme un cochon sur une broche. Le côté sombre montre les anciens noms de rue soviétiques et russes, qui sont accompagnés de dessins humoristiques et de citations sur l’Ukraine – souvent d’un ton méprisant à l’égard des colonisés – de la part des notables russes dont les rues portent le nom. Le côté clair montre les nouveaux noms ukrainiens. La rue Pouchkine, qui ne porte ce nom que depuis 1899, date à laquelle la Russie impériale l’a rebaptisée pour marquer le centième anniversaire de la naissance du poète, n’a pas changé de nom à Kharkiv jusqu’au début de cette année, lorsqu’un missile russe a atterri directement dans cette rue au cours d’un assaut qui a fait onze morts. Aujourd’hui, elle a été rebaptisée en l’honneur de Hryhoriy Skovoroda, un philosophe du XVIIIe siècle qui a passé une grande partie de sa vie dans la région de Kharkiv. « Et Gogol ? ai-je demandé, citant cet écrivain de langue russe dont les racines et les thèmes sont ukrainiens. Est-il lui aussi banni du côté obscur ? » « Oh non, s’est écrié Kostia, nous aimons Gogol. » Nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’il y a heureusement encore de la place pour un côté gris.
À l’intérieur, une exposition intitulée « Au nom de la ville » montrait, à travers des dessins et des sculptures en bois, les interactions entre quatre personnages : la Ville, l’Amour, la Mort et l’Espoir. La Ville est un personnage humain avec un immeuble d’habitation en guise de tête – la ville en tant que héros. J’ai rarement rencontré un endroit où le patriotisme local est aussi intense. Lors d’un autre événement, j’ai demandé à un groupe d’étudiants ce qu’ils considéreraient être la victoire pour l’Ukraine. L’un d’eux a répondu : « Lorsque tous les habitants de notre pays aimeront l’Ukraine autant que nous aimons Kharkiv. »
Kharkiv n’est pas étrangère à la guerre. Elle a été le théâtre de certaines des batailles les plus féroces de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’elle a été assiégée, prise et perdue à plusieurs reprises par la Wehrmacht d’Hitler entre 1941 et 1943. C’est ainsi que 47 993 soldats allemands y reposent aujourd’hui. Le cimetière militaire a été soigneusement restauré dans les années 1990 et inauguré par le président allemand de l’époque, Roman Herzog, à une époque où nous, Européens, croyions naïvement que les grandes guerres entre États appartenaient heureusement à notre sombre passé. J’ai voulu visiter ce cimetière allemand, mais je n’ai pas été autorisé à le faire en raison du danger que représentent les munitions russes non explosées qui y ont atterri lors de la dernière vague de violence. Pendant la guerre froide, la ville était un centre du complexe militaro-industriel soviétique, c’est pourquoi son métro est creusé profondément et fortement fortifié, afin de survivre à une attaque américaine. Cela signifie que c’est maintenant un bon endroit pour se cacher lorsque les Russes attaquent. Une ironie.
J’ai parlé à plusieurs soldats de deux unités spéciales, toutes deux créées localement après l’invasion à grande échelle. L’unité des forces spéciales Kraken, qui tire son nom d’un monstre marin légendaire, relève désormais de la direction du renseignement militaire et accomplit des actes de bravoure qui rappellent quelque peu ceux accomplis par le Special Operations Executive britannique pendant la Seconde Guerre mondiale. L’un de ses jeunes officiers m’a régalé tard dans la nuit avec des récits complètement déroutants sur le chaos de la guerre.
La brigade Khartia (« Charte ») a été créée à l’initiative d’un riche homme d’affaires local, Vsevolod Kojemiako, pour défendre la ville contre l’assaut russe qui menaçait de la submerger dans les premières semaines de la guerre. Autour d’un verre au café Kofein, Kojemiako évoque ces débuts héroïques, lorsque l’État encourageait les citoyens à organiser des unités d’autodéfense. Parmi les membres les plus influents de cette brigade figure Serhiy Jadan, l’un des meilleurs écrivains ukrainiens contemporains. (« Les poètes enterrés près des centres commerciaux font de bonnes attractions touristiques », écrit-il, avec un sarcasme glorieux, dans son dernier volume de poèmes traduit en anglais, How Fire Descends). Jadan réalise des émissions pour la station de radio de la brigade, Radio Khartia. Dans une camionnette d’enregistrement soigneusement cachée dans le jardin de quelqu’un, nous avons discuté tous les deux de l’avenir de l’Europe. Son mépris désespéré pour l’incapacité de l’Occident à défendre ses propres valeurs était d’autant plus mordant que l’on sentait une menace cachée dans le ciel. L’incapacité du chancelier allemand Olaf Scholz à tirer les bonnes leçons de l’histoire contenue dans ce cimetière militaire allemand a fait l’objet d’un blâme particulier.
Aujourd’hui, la Khartia est intégrée dans une structure de commandement nationale, mais comme la plupart des unités ukrainiennes, elle dépend toujours du soutien de la société civile dynamique du pays. Tetiana Podtchernina, une coach qui s’est portée volontaire dès les premières semaines de la guerre, m’a montré les stocks importants d’équipements de protection, de nourriture et de médicaments de son ONG. L’un des moyens qu’elle utilise pour collecter des fonds est la vente aux enchères en ligne d’armes occidentales usagées et de fragments de missiles ennemis offerts par les unités qu’elle soutient. Elle a posé joyeusement pour une photo à côté de l’un des missiles antichars britanniques NLAW, faciles à porter, qui ont joué un rôle essentiel dans les premiers jours désespérés de la défense de l’Ukraine contre l’invasion à grande échelle.
Dans un lieu souterrain, un groupe de jeunes officiers de Khartia m’a présenté leur quartier général de planification opérationnelle de haute technologie. Avant la guerre, l’un d’entre eux était chef de produit informatique ; un autre développait des modèles de prévision de l’inflation pour la Banque nationale d’Ukraine. Nous avons ri ensemble : de la prévision de l’inflation à la prévision des lignes d’attaque russes. Au mur, des écrans affichaient des images en temps réel provenant de drones de surveillance, montrant avec un luxe de détails – jusqu’aux soldats cherchant à se mettre à l’abri – le territoire occupé par les forces russes à la suite de la deuxième incursion de ce mois de mai dans la région de Kharkiv. De temps à autre, une bouffée de fumée silencieuse s’élevait du sol, indiquant que l’un des soldats ennemis avait été visé par un projectile ukrainien et avait peut-être rejoint ceux que l’on estime aujourd’hui à plus de 600 000 morts ou blessés russes. Devant nous se trouvait une table basse de planification des combats, avec une carte détaillée à grande échelle d’une section de la ligne de front et de petites pièces en plastique de type Lego représentant des chars ou des voitures blindées.
Le commandant m’a parlé d’une procédure de planification opérationnelle inspirée des dernières pratiques de l’OTAN, que les officiers de Khartia avaient apprises au cours de leur formation en Grande-Bretagne et en Allemagne. Puis il a lancé une vidéo montrant une opération réelle de récupération d’une partie du territoire occupé. La vidéo commence par des images de drone de surveillance de haute technologie montrant les chars et les véhicules de combat d’infanterie ukrainiens qui se rassemblent (« malheureusement pas de Bradley », commente le commandant). Au fur et à mesure que les obus et les mortiers volaient, les troupes avançaient le long de l’itinéraire précis tracé sur la table. Les images en couleur étaient accompagnées d’une musique rythmée qui donnait l’impression d’être tirée d’un jeu vidéo. Mais ensuite, nous avons vu les soldats ukrainiens descendre de leur monture et courir à travers les bois sur les feuilles mortes tandis que les tirs fusaient autour d’eux, jusqu’à ce que l’un d’entre eux amorce sa grenade et la lance dans une tranchée russe. Ainsi, ce qui avait commencé comme un avant-goût de science-fiction de la guerre de 2024, transformée par les drones et autres nouvelles technologies, s’est terminé en 1914, avec un pauvre fantassin risquant sa vie au combat rapproché pour s’emparer d’une tranchée boueuse.
Alors que je me hissais dans une couchette supérieure du vieux train-couchette de nuit qui s’ébranlait pour rentrer à Kyïv, j’ai pensé à une remarque du poète polonais Czesław Miłosz à un moment où une autre armée commandée par le Kremlin semblait sur le point d’envahir son pays, en 1981 : « On quitte la Pologne aujourd’hui avec l’impression que les plus belles fleurs s’épanouissent parfois au bord de l’abîme. »
Ce que j’ai vu lors de ma brève visite à Kharkiv m’a inspiré, m’a rendu humble et m’a fait ressentir la « terrible beauté » que Yeats a trouvée dans l’insurrection de Pâques de 1916 en Irlande. C’est l’expression de l’esprit d’une ville très particulière et, plus largement, de l’esprit ukrainien résumé dans le mot volia, qui signifie à la fois la liberté et la volonté de se battre pour elle. C’est aussi le dernier chapitre de la longue histoire du déclin, mais pas encore de la chute complète, de l’Empire russe, un processus qui s’est manifesté pour la première fois avec la révolution de Solidarność en Pologne, il y a plus de quarante ans, et qui nous troublera pendant de nombreuses années encore.
Car soyons clairs : cette volia est frappée de plein fouet par l’ampleur de la brutalité sans pitié de la Russie de Poutine. Le coût est douloureusement visible dans la ville assiégée. Je n’ai jamais vu un être humain aussi complètement épuisé que le maire de Kharkiv aux cheveux blancs, Ihor Terekhov. Il pouvait à peine parler tant il était fatigué. Son prochain engagement était de visiter l’immeuble où ces quarante-trois personnes avaient été blessées et où cette femme de quatre-vingt-quatorze ans avait été tuée la veille. « Encore une fois », soupire-t-il. Combien de fois a-t-il rendu ces visites pour tenter de réconforter les victimes des Russes. Il m’a dit que, étonnamment, la population de la ville se maintient à plus d’un million d’habitants (elle était de 1,4 million), bien que 300 000 d’entre eux soient des réfugiés des territoires situés à l’est, qui sont soit occupés par les Russes, soit proches de la ligne de front. Comment connaissent-ils le nombre total ? Terekhov esquisse un sourire. C’est une très vieille méthode, dit-il : nous comptons les pains vendus. Mais pour faire des recoupements, ils surveillent aussi le nombre de téléphones portables utilisés.
Lui et le gouverneur de la région, Oleh Syniehoubov, une personnalité nommée par le président, ont décrit la façon dont l’infrastructure physique de la ville a été pulvérisée. La moitié des écoles de la ville ont été endommagées et la quasi-totalité de l’enseignement se fait désormais en ligne. L’une des rares exceptions est une école souterraine spécialement construite. Soixante-dix pour cent des entreprises de la région ont disparu, la moitié d’entre elles ayant subi des dommages physiques et l’autre moitié ayant été délocalisée dans des régions plus sûres du pays. Ne vous fiez pas au nombre de cafés et de restaurants, m’ont-ils dit, c’est le seul type d’activité qui subsiste. Lorsque j’ai demandé quelle proportion de l’infrastructure énergétique de la ville avait été détruite par les bombardements ciblés de la Russie, le maire et le gouverneur ont tous deux donné la même réponse : « Cent pour cent. » Certaines capacités locales ont été rétablies, des générateurs décentralisés ont été mis en place avec l’aide de l’Union européenne, et d’autres régions partagent une partie de leur électricité. Mais à l’échelle nationale, près de la moitié de la capacité de production dont l’Ukraine a besoin pour répondre à la demande hivernale de pointe a été perdue. À Kharkiv, de nombreuses tours d’habitation n’ont qu’un seul système de chauffage central commun. Les hivers y sont cruels : en janvier et février, les températures peuvent descendre jusqu’à -20 °. « C’est l’hiver le plus dur jusqu’à présent, a déclaré le gouverneur, plus dur que 2022 ou 2023. » Combien de temps les gens pourront-ils le supporter ?
C’était ma sixième visite en Ukraine depuis l’invasion totale du 24 février 2022, et de loin la plus sinistre. Sur le front oriental, l’innovation et le courage ukrainiens sont lentement réduits à néant par le nombre et la cruauté des Russes. S’il s’agit de David contre Goliath, c’est Goliath qui l’emporte actuellement. Les notes que j’ai prises lors de conversations avec des personnalités de haut rang à Kyïv font état d’évaluations qui vont de la sobriété au pessimisme le plus complet. « Tout est une question de chiffres », m’a dit le général Kyrylo Boudanov, chef du renseignement militaire. « Nous attendons un miracle », a plaisanté Oleksandr Lytvynenko, secrétaire national à la sécurité, avec un haussement d’épaules éloquent. Les soldats en première ligne et les journalistes et experts militaires les mieux informés complètent un tableau qui, malgré tous ses points positifs, tels que les brillantes innovations en matière de drones et l’humiliation totale de la flotte russe de la mer Noire, est généralement sombre et risque d’empirer encore. Déjà, l’appel personnel lancé par le président Volodymyr Zelensky au président Joe Biden en septembre pour qu’il soutienne son « plan de victoire » était empreint d’une urgence teintée de désespoir. La victoire a été discrètement redéfinie comme une position permettant aux Ukrainiens de négocier la paix en position de force, plutôt que comme l’objectif de longue date de récupérer l’ensemble du territoire du pays dans ses frontières de 1991.
L’Hommage à la Catalogne de George Orwell enseigne aux écrivains politiques qui suivent ses traces qu’il faut être honnête sur les faiblesses de son propre camp. Il y en a certainement du côté ukrainien. L’une des plus critiques est le recrutement pour le service militaire. L’Ukraine a mobilisé beaucoup moins de soldats que la Russie. Les autorités affirment qu’elles recrutent quelque 30 000 soldats par mois, mais selon des sources occidentales bien informées, les chiffres réels pour l’été dernier étaient nettement inférieurs.
Pourquoi ce déficit ? Contrairement à Poutine, les dirigeants ukrainiens se soucient réellement de la vie de leurs concitoyens. Le pays est encore une démocratie, même si elle est à moitié suspendue en temps de guerre, ce qui signifie que la récente loi sur la conscription a mis de nombreux mois à être adoptée par le Parlement. Zelensky et son tout-puissant conseiller Andriy Yermak surveillent de manière obsessionnelle leur cote de popularité et craignent une perte de popularité qui pourrait résulter d’un régime de mobilisation plus sévère. Il y a eu des cas choquants de corruption dans les bureaux de recrutement et les centres médicaux, où des fonctionnaires ont perçu des pots-de-vin se chiffrant en millions de dollars en échange de la possibilité d’échapper à l’appel sous les drapeaux. Mais c’est aussi parce que de nombreux jeunes Ukrainiens ne veulent vraiment pas se battre, surtout lorsque le service militaire n’est pas limité dans le temps et qu’ils savent que de nombreuses brigades de l’armée régulière – contrairement à la Khartia – sont mal équipées, mal entraînées, mal dirigées et que vous êtes susceptible de perdre la vie en peu de temps. Les vieux soldats qui se battent depuis le début de la guerre – dont la moyenne d’âge est d’au moins 40 ans – continuent donc à se battre sans espoir de répit ni de fin.
La pertinence stratégique de l’incursion éclair de cet été dans la région russe de Koursk doit également être mise en doute. Ce fut un brillant coup de théâtre politique, qui a révélé la faiblesse des défenses frontalières russes et a donné un coup de fouet au moral des Ukrainiens, qui en avaient bien besoin. Mais elle a privé le reste de l’armée ukrainienne de certaines de ses meilleures unités. Jusqu’à présent, elle ne semble pas avoir détourné d’importantes ressources militaires russes du front oriental, tandis que les troupes ukrainiennes sont lentement mais sûrement repoussées par le hachoir à viande russe. Il sera très coûteux pour les Ukrainiens de tenir l’enclave de Koursk pendant des mois, si leur gouvernement veut l’utiliser comme monnaie d’échange dans une éventuelle négociation de paix. (J’ai appelé un commandant de bataillon de ma connaissance, qui se trouvait dans la région de Koursk. Comment ça se passe là-bas ? C’est dur, m’a-t-il répondu. Et il a décrit ses troupes comme étant « principalement des hommes âgés et fatigués »)
Ce sont des choses dont l’Ukraine est responsable. Mais une part au moins aussi importante dépend de nous. Plus de la moitié du budget du pays provient de l’Occident. C’est l’Occident qui paie les retraités et les fonctionnaires du pays, qui entretient ses hôpitaux et ses écoles et qui maintient la lumière allumée. Avec près d’un million d’hommes et de femmes sous les drapeaux et une demande incessante de munitions, la quasi-totalité des recettes intérieures de l’État, très réduites, est consacrée aux dépenses de défense. Mais l’armée ukrainienne ne peut pas tenir la ligne, et encore moins l’emporter, sans nos armes (ou nos contrats avec l’industrie de la défense ukrainienne, qui connaît une croissance rapide), nos munitions, nos services de renseignement et notre formation.
Lorsque je dis « nous », il s’agit avant tout des Européens. Il s’agit en effet d’une guerre européenne, qui menace l’existence d’autres pays d’Europe centrale et orientale qui faisaient partie, jusqu’à il y a peu, de l’Empire russe en déclin. Qui plus est, la manière dont cette guerre se terminera façonnera une toute nouvelle période de l’histoire européenne qui a débuté le 24 février 2022. Mais huit décennies après 1945, et de manière honteuse pour nous, Européens, lorsqu’il s’agit de la sécurité européenne, ce « nous » signifie toujours avant tout les États-Unis.
La région autour de Kharkiv est connue sous le nom de Slobojanchtchyna, « la terre des hommes libres », parce que les Cosaques et d’autres ont été encouragés à s’y installer sans payer d’impôts aux XVIIe et XVIIIe siècles. Aujourd’hui, elle est, dans un sens plus profond, la terre des hommes libres et la patrie des braves. Mais la bravoure seule ne permet pas de gagner les guerres. Les Ukrainiens ne pourront vaincre le Goliath russe que s’ils sont soutenus par des alliés forts et clairvoyants.
Traduit de l’anglais par Desk Russie. L’original a été publié dans The New York Review of Books le 21/11/2024. Nous remercions la rédaction et l’auteur pour le droit de publication en français.
Timothy Garton Ash est un historien, journaliste et essayiste britannique, auteur de nombreux ouvrages sur l'histoire européenne contemporaine. Son dernier livre, Europes : Une histoire personnelle, vient de paraître en France. Dans cet ouvrage, l'auteur propose une réflexion sur l'histoire européenne des cinquante dernières années.