Le mouvement prométhéen vu aujourd’hui

Carte de la république des Deux Nations, source d'inspiration pour l'idée de l’Intermarium // rp.pl/plus-minus

Un aperçu historique sur la difficile formation d’un front des nationalités non russes contre le bolchévisme

La présence du ministre des Affaires étrangères de la Turquie au sommet de Londres, le dimanche 2 mars, était heureuse. Quand bien même la politique étrangère de Recep T. Erdoğan n’est-elle pas exempte de duplicité, cette présence montre que la Turquie, face à une Russie conquérante, a besoin d’assurer ses appuis en Europe. C’est de la Scandinavie à l’Anatolie que les frontières géostratégiques de la « PanEurope » doivent être défendues. Toutefois, un aperçu historique sur le mouvement prométhéen nous rappelle la difficulté de cette entreprise.

Né après l’échec des républiques nationales allogènes constituées en Russie, au moment des révolutions de 1917, le mouvement prométhéen rassemblait des personnalités et des militants non russes dans un front anti-bolchévique, également opposé à la reconstitution d’un Empire russe sous la direction des « Blancs » (par opposition aux « Rouges »). Le mouvement prométhéen plongeait ses racines dans les « congrès musulmans de la Russie », tenus lors de la révolution de 1905-1906 et dans les années qui suivirent. Des partisans d’une modernisation de l’islam (le djadidisme), souvent des Tatars, ainsi que de l’autonomie des peuples musulmans de Russie, débattaient avec les tenants d’une fédération caucasienne qui dépasserait les clivages ethniques et religieux.

Bientôt, des personnalités des républiques musulmanes de Tatarie, de Bachkirie, d’Azerbaïdjan et du Turkestan discutèrent avec les représentants des parties non musulmanes de l’Empire, notamment des républiques d’Ukraine et de Géorgie. Parmi les turcophones, les figures intellectuelles de Kazan et de Bakou dominèrent les débats. En 1919, la publication à Tiflis (Tbilissi) d’une première revue, Sur la Frontière, cristallise la formation d’un « front prométhéen » qui affirme la solidarité politique des différentes nationalités allogènes. En théorie du moins, car les nouvelles républiques sont conquises par les bolcheviks sans qu’elles cherchent véritablement à se porter mutuellement secours.

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Monument à Józef Piłsudski à Varsovie // Domaine public

Après la fin des indépendances ukrainienne et géorgienne, le centre de gravité de ce « front prométhéen » se déplace vers Istanbul et les capitales européennes (Paris, Berlin, Varsovie). Istanbul accueille le Tatar Abdullah Battal-Taymas, l’Azéri Mehmed Emin Resulzade (ancien président de la république d’Azerbaïdjan), le turcologue azéri Ahmed Caferoğlu ou encore les futurs fondateurs de la revue Le nouveau Turkestan. Sur place, l’Association de publication et d’entraide touranienne qu’anime Muharrem Feyzi, auteur du Grand monde turc, apporte son soutien à ces personnalités turcophones en exil. Ces dernières, par leurs travaux intellectuels, influencent l’historiographie de la jeune république turque.

Afin de ne pas se mettre en porte-à-faux avec un Mustafa Kemal Atatürk soucieux d’une relation équilibrée avec l’URSS, lesdites personnalités prennent soin de distinguer le panturquisme intellectuel, qu’ils professent, du panturquisme politique avec lequel ils maintiennent une certaine distance. À Paris, Berlin et Varsovie, d’autres groupes de « Prométhéens » sont actifs. Si c’est dans la capitale française que la revue Prométhée voit le jour en 1926, la Pologne du maréchal Piłsudski est le pays le plus allant.

Le mouvement constitué autour de cette revue élabore un projet de confédération caucasienne présenté à la Société des Nations, sous la forme d’un mémorandum (1927). Le maréchal Piłsudski songe alors à une « Fédération entre les mers (Intermarium) » qui réunirait autour de la Pologne une chaîne d’États allant de la Finlande à la Turquie, jusque dans le Caucase, cela en opposition à l’URSS et au vieil impérialisme russe. Le mouvement prométhéen est alors actif à l’échelon mondial, avec des « clubs » et des groupes actifs à Moukden (Mandchourie) et à Tokyo.

Image : fronda.pl

Toutefois, l’entrée de l’URSS à la SDN, qui vaut reconnaissance de l’annexion des républiques allogènes, brièvement indépendantes entre 1917 et 1921, réduit l’influence des « Prométhéens » ; plus encore après l’éradication de l’État polonais, avec le Pacte germano-soviétique (23 août 1939) et le partage de son territoire entre Allemands et Soviétiques (la Pologne capitule le 27 septembre 1939).

À la suite de l’opération Barbarossa (invasion de l’URSS déclenchée le 22 juin 1941), certains « Prométhéens » subissent l’attraction allemande (le IIIe Reich met sur pied une « Légion Turkestan »), mais nombre d’entre eux se réfugient en Turquie, neutre jusqu’en février 1945. Après la Deuxième Guerre mondiale, ils cherchent l’appui des États-Unis ; une « Ligue prométhéenne pour la charte de l’Atlantique » voit le jour. Les anciens réseaux sont désormais mobilisés dans le cadre de la guerre froide. En 1950, l’American Committee for Liberation from Bolchevism fonde à Munich l’Institute for the Study of the USSR. Cet institut publie notamment la revue Dergi, en turc, à laquelle collaborent plusieurs « Prométhéens » ainsi que des historiens et politistes turcs renommés.

Couverture de la Revue de Prométhée, mai 1934 // BNF

Méconnu, le mouvement prométhéen a exercé une influence discrète mais réelle sur le plan des idées, notamment dans la République turque. La difficulté pour ses membres consistait à conserver la neutralité bienveillante du pouvoir turc, soucieux de ne pas se voir accusé de promouvoir le pantouranisme, une accusation formulée par les réseaux de la propagande soviétique.

Son histoire montre par ailleurs les difficultés intrinsèques à la formation d’un front des nationalités. De fait, les contradictions politiques, idéologiques et stratégiques entre les uns et les autres sont difficiles à surmonter. Mais cette histoire et quelques autres sont autant d’expériences historiques à méditer. Elles sont sources d’enseignements pour le combat en faveur d’une Europe unie, porteur de l’héritage occidental, et pour un « Monde libre » sans rivages.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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