La mer Noire et ses enjeux dans la guerre en Ukraine

Navire à Istanbul // RFE/RL

Le « moment » paraît confus. En l’état, le ballet entre négociateurs américains, russes et ukrainiens continue, notamment pour assurer la trêve sur la mer Noire. Pendant ce temps, les chefs politiques et militaires des nations de l’OTAN se réunissent, en l’absence des États-Unis : l’hegemon de l’Occident semble avoir abdiqué. Dans cet univers volatile, il importe de pointer quelques paramètres géopolitiques. Outre le respect de l’intégrité territoriale de l’Ukraine et la nécessité de véritables garanties de sécurité, la liberté de navigation en mer Noire est essentielle. Or les prétentions russes laissent présager le pire. 

Ce que l’on appelle aujourd’hui la mer Noire, les anciens Grecs le nommaient Pont-Euxin, ce qui signifiait « mer hospitalière » (une antiphrase). Présentement, sur ce théâtre maritime de la guerre en Ukraine, les périls sont militaires, stratégiques et géopolitiques1. Négligée par les stratèges après la guerre froide, la mer Noire fut un temps présentée comme l’axe maritime d’une future région géo-économique eurasienne, articulée sur le grand marché européen. Las ! Cette mer est vite redevenue un espace de confrontation, et ce dès l’intervention militaire russe en Géorgie (la « guerre des cinq jours », août 2008). Lancée voici plus de trois ans, l’ « opération militaire spéciale » russe contre l’Ukraine a mis en lumière les enjeux stratégiques et géopolitiques de la mer Noire, qui ne doit pas devenir un « lac russe ». Or Vladimir Poutine et les siens n’ont renoncé à rien : la conquête d’une partie de l’Ukraine et la satellisation de ce qui resterait auraient pour pendant la prise de contrôle de la mer Noire.

L’ancien projet d’un « lac russe » en mer Noire

Les ambitions hégémoniques russes remontent à la fin du XVIIIe siècle, lorsque se profilait la « question d’Orient », c’est-à-dire les rivalités de puissance suscitées par le déclin de l’Empire ottoman. Après la conquête de la Crimée et des rives septentrionales de la mer Noire (1774), suivie de la fondation de Sébastopol (1783), les tsars veulent s’ouvrir le « chemin de Constantinople » et, sur les décombres de l’Empire ottoman, donner naissance à un grand empire orthodoxe à cheval sur les Détroits (Bosphore et Dardanelles). La défaite russe à l’issue de la guerre de Crimée (1853-1856) ne fait que suspendre ce projet, comme en témoignent la « stratégie des mers chaudes » et les objectifs géopolitiques russes au cours de la Première Guerre mondiale. D’une certaine manière, il survit à la révolution bolchévique, le soutien à Mustafa Kemal visant d’abord à écarter Anglais et Français des Détroits. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’URSS ne parvient pas à satelliser la Turquie, celle-ci se tournant vers les États-Unis et bientôt l’OTAN, mais elle fait alors figure de puissance dominante en mer Noire et s’efforce de projeter sa puissance en Méditerranée orientale ; on se souvient de la politique panarabe que Moscou menait au Proche-Orient.

Toutefois, la dislocation finale de l’URSS, le 25 décembre 1991, bouleverse la situation géopolitique régionale. Après avoir perdu le contrôle de la Bulgarie et de la Roumanie, l’indépendance de l’Ukraine et de la Géorgie réduisent encore les moyens d’action et d’influence de la Russie post-soviétique en mer Noire. Elle dispose d’à peine 400 kilomètres de côtes et ne conserve que quatre des vingt-six ports soviétiques de la région.

Parallèlement à leur politique de « Russia first », les États-Unis promeuvent une stratégie de désenclavement du bassin de la Caspienne qui repose sur le plein accès à la mer Noire ainsi qu’au Caucase du Sud. Quant à l’Union européenne et ses membres, ils soutiennent le projet d’une Organisation de coopération économique de la mer Noire2 (OCEMN), promue par Ankara, et lancent l’initiative « Synergie mer Noire » (2007). D’aucuns évoquent la formation d’une vaste région « mer Noire-Caucase-Caspienne ».

Au vrai, l’éclipse russe en mer Noire fut courte, Moscou manipulant les conflits dits « gelés3 » de la région pour conserver des leviers de pouvoir et contrer les objectifs occidentaux dans le Caucase, le bassin de la Caspienne et en Asie centrale, cela en dépit de coopérations concrètes lors de l’intervention militaire occidentale en Afghanistan, menée en réponse aux attentats du 11 septembre 2001. Conduite contre la Géorgie, la « guerre des cinq jours » (8-12 août 2008) marque un tournant. La prise de contrôle de l’Abkhazie, province géorgienne sécessionniste, et de ses frontières procure à la Russie 200 kilomètres supplémentaires de côtes sur la mer Noire.

En février 2014, l’agression de l’Ukraine et le rattachement manu militari de la Crimée lui donnent le contrôle des deux rives du détroit de Kertch (l’antique Bosphore cimmérien), et donc de la mer d’Azov. La Russie dispose désormais de 1 000 kilomètres supplémentaires de côtes. Remilitarisée, la Crimée est transformée en un « bastion stratégique méridional ». Au-delà de la défense des frontières sud de la Russie, l’idée est de s’assurer le contrôle stratégique de la mer Noire et de faire de la presqu’île ukrainienne une tête de pont vers la Méditerranée et le Proche-Orient. L’année suivante, l’intervention militaire russe en Syrie concrétise le projet, avec la revitalisation de la base navale de Tartous, à mi-distance du Bosphore et du canal de Suez. 

Une lutte pour la suprématie en mer Noire

Lors du lancement de l’ « opération militaire spéciale » du 24 février 2022, la Crimée fait figure de base arrière. Inscrit dans le projet plus large de démantèlement et de satellisation de l’Ukraine, l’un des objectifs stratégiques est de jeter un « pont terrestre », du Donbass à la région d’Odessa, et donc de conquérir le Sud ukrainien et ses littoraux, qualifiés par le Kremlin de « Nouvelle Russie » (comme à l’époque de Catherine II). En somme, annuler les conséquences territoriales et maritimes de la dislocation de l’URSS, pour poser la Russie comme puissance dominante dans le bassin de la mer Noire. Au-delà se trouve la Moldavie au sein de laquelle Moscou entretient la Transnistrie, érigée en pseudo-État. À l’époque, le rapport des forces sur le plan naval est très en faveur de la Russie, l’Ukraine ne disposant pas de flotte de guerre. Ses quelques bâtiments avaient été détruits ou saisis en 2014, dans les ports de Crimée.

Aussi la flotte russe de la mer Noire semble-t-elle en mesure d’imposer un blocus naval, interrompant ainsi les flux commerciaux au départ d’Ukraine, et de conduire une opération amphibie dans la région d’Odessa. Ipso facto, les ports ukrainiens de la mer d’Azov, des côtes de la mer Noire et du Danube, plus particulièrement les terminaux céréaliers du delta de ce fleuve, sont bombardés. Menacée de perdre tout accès à la mer Noire, par extension à la Méditerranée et à l’ « Océan mondial » (les mers et les océans du globe), l’Ukraine est virtuellement réduite à la situation d’un État-croupion, géostratégiquement enclavé et privé de l’oxygène du grand large. Au début de cette nouvelle phase d’une guerre commencée huit ans auparavant, la domination russe sur la plus grande partie de la mer Noire semble inéluctable ; on anticipe alors un assaut amphibie sur le principal port ukrainien d’Odessa, revendiqué à cor et à cri par les tenants du chauvinisme grand-russe4.

Le sort des armes, avec l’élimination précoce par les Ukrainiens du navire amiral de la flotte russe en mer Noire5 et de plusieurs bâtiments amphibies, contrarie l’objectif russe d’un blocus, plus encore celui d’une invasion par la mer du territoire ukrainien. D’autant que la Turquie, dès le 28 février 2024, ferme les Détroits au passage de navires de guerre non rattachés à un port de la mer Noire, ce qui interdit à la Russie de renforcer sa flotte avec des unités déployées en Méditerranée ou dépêchées depuis la mer Baltique ou Mourmansk (l’état-major de la Flotte du Nord)6. Par ailleurs, les effets de la guerre sur les cours des céréales menacent un temps le dispositif diplomatique russe en Afrique et dans le « Sud global », ce qui mène Moscou à signer un accord sur des couloirs de circulation de navires céréaliers (23 juillet 2022) : la mer Noire reste donc partiellement ouverte à la navigation marchande. 

En juillet 2023, Moscou ne reconduit pas ce Green Deal mais sa flotte n’est plus en mesure de menacer les navires marchands qui relient les ports ukrainiens au Bosphore ; 53 millions de tonnes de céréales et de matières premières sont exportées dans l’année qui suit. La combinaison de tirs de missiles (missiles antinavire Neptune et missiles de croisière franco-britanniques) et d’attaques de drones ukrainiens – jusqu’à frapper Sébastopol, d’autres bases de Crimée et le port de Berdiansk –, a détruit ou endommagé nombre de navires de guerre russes ; les Russes sont chassés de l’île des Serpents, la flotte de la mer Noire se replie dans les ports de la mer d’Azov ou ceux de la façade russo-caucasienne (Novorossiïsk), y compris sur le littoral d’Abkhazie (Otchamtchira). Selon le renseignement ukrainien, treize navires russes auraient été détruits et une vingtaine d’autres seraient endommagés. Bref, la moitié de la flotte russe de la mer Noire est hors de combat. Sur le plan naval, il n’est pas exagéré de parler d’une victoire, cela ne devant pas faire oublier que l’Ukraine contrôle désormais à peine le cinquième de son littoral7.

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Exercices conjoints des marines américaine et turque en mer Noire, 2021 // U.S. Sixth Fleet

Le « jeu » turc

Simultanément, les fortes tensions et incidents dans l’espace aérien de la mer Noire, entre les appareils russes et ceux des nations membres de l’OTAN, illustrent le fait que la région devient un théâtre de confrontation entre la Russie et l’OTAN. Encore faut-il conserver à l’esprit que cette dernière ne constitue pas un acteur géostratégique global qui penserait et agirait comme un seul homme. Le cas de la Turquie est significatif. Puissance riveraine majeure, celle-ci fut après la guerre froide tentée par la constitution d’un condominium russo-turc en mer Noire8. Aussi a-t-elle régulièrement refusé de renforcer la présence navale de l’OTAN, notamment dans le cadre de la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et contre le terrorisme. La Turquie s’opposait notamment à l’extension à la mer Noire de l’opération Active Endeavour (2001-2016), conduite au titre de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949). En somme, elle considérait cette mer comme une zone d’expansion de ses intérêts propres.

Certes, l’agression russe en Ukraine ne va pas sans inquiéter la Turquie, la sympathie pour la cause des Tatars de Crimée n’expliquant pas tout. Ankara refuse que la région de la mer Noire se transforme en chasse gardée de la Russie, d’autant plus qu’aux enjeux de souveraineté, de puissance et de circulation s’ajoute la question des gisements de gaz. Cependant, et malgré quelques flottements liés à la guerre de Syrie, à la suite d’un grave incident turco-russe – un avion russe abattu par la chasse turque, le 24 novembre 2015 –, la Turquie s’oppose à la proposition roumaine de constituer une flotte de l’OTAN en mer Noire. Si elle apporte un réel soutien politique, diplomatique et militaro-industriel à l’Ukraine, à laquelle elle est liée par un « partenariat de défense9 », ce refus est réitéré après le 24 février 2022, en rupture avec les attentes de la Roumanie et de la Bulgarie (cette dernière est moins allante).

En vérité, la Turquie entend conserver une marge de manœuvre dans la région et, conformément à la doctrine de la « Patrie bleue10 », se pose en puissance navale et maritime, à l’intersection de la « plus grande Méditerranée » et du bassin de la Caspienne (la Turquie dispose de deux gisements gaziers en mer Noire). Cela implique une politique active en mer Noire, à l’instar de la coopération avec la Bulgarie et la Roumanie (signature d’un accord pour lutter contre les mines flottantes, 11 janvier 2024). Neuf jours avant de signer cet accord de coopération, la Turquie avait refusé le passage par les Détroits à deux dragueurs de mines vendus par le Royaume-Uni à la Roumanie11. Théoriquement, il demeure possible de faire transiter des unités navales d’autres pays de l’OTAN par la liaison Rhin-Main-Danube, et donc de contourner l’interdit turc, mais avec de lourdes contraintes en matière de tonnage. Une telle possibilité ne modifie donc par les calculs stratégiques des acteurs de la région.

En somme, le passage par les Détroits conditionne le renforcement de la flotte russe de la mer Noire et la montée en puissance de l’OTAN en tant que telle dans cet espace charnière. Et la Convention de Montreux assure à Ankara un réel levier géostratégique, ce dont les dirigeants turcs sont pleinement conscients. Aussi louvoient-ils entre la Russie et leurs alliés occidentaux. Certains crieront au génie et à la réinvention du monde par le « Sud global ». Dans la perspective d’une possible aggravation de la nouvelle guerre froide entre la Russie et l’ « Occident global », il serait pourtant douteux que les pays riverains de la mer Noire membres de l’OTAN puissent faire l’économie de la solidarité interalliée, serait-ce en dehors de ce cadre (des coalitions plus étroites sont possibles). De fait, les complaisances de Donald Trump à l’égard de Vladimir Poutine et la possibilité d’une paix bâclée, qui ouvrirait la voie à une nouvelle expansion de la Russie en Ukraine, et à une rupture des équilibres en mer Noire, changeraient la situation géopolitique.

En guise de conclusion

Dans un tel cas de figure, la Turquie verrait se dissiper son rêve de suprématie en mer Noire, au point de voir la menace russe se rapprocher dangereusement de ses frontières maritimes. Aussi la diplomatie turque est-elle particulièrement soucieuse de rappeler sa position de principe sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine, y compris la Crimée. De même, Ankara s’affirme prêt à contribuer à une « force européenne de réassurance » qui matérialiserait sur le terrain les garanties de sécurité nécessaires à une paix sinon juste, du moins solide.

En somme, la Turquie serait le pilier sud-est d’une « Europe géopolitique », de l’Arctique à la Méditerranée orientale, mer Noire incluse. Loin des schémas dépassés des années 1990-2000 quant à l’élargissement de l’Union européenne, du fait des orientations politiques intérieures du pays, il y a dans cette convergence géopolitique matière à une coopération euro-turque rehaussée, sur les plans économique et commercial (la réforme de l’Union douanière Bruxelles-Ankara), stratégique et militaro-industriel. Il importe d’y prêter attention.

Addendum

Une perspective historique sur la Crimée, la Turquie et la Russie

La Crimée est une péninsule de la mer Noire qui relève de la souveraineté ukrainienne, et ce malgré l’invasion de la Russie en février 2014. D’une superficie de 26 000 km², la péninsule comprend environ deux millions d’habitants, dont 58 % de russophones. Cette prédominance de l’élément russophone est plus accentuée encore dans la ville-port de Sébastopol (80 % des 400 000 hab.). Ce fait ethno-linguistique renvoie à une histoire guère lointaine. C’est en 1774 que Catherine II conquiert le sud de l’Ukraine et défait les Tatars de Crimée, dont le khanat était dans l’allégeance ottomane. L’Empire russe s’ouvre ainsi un débouché sur la mer Noire et la base navale de Sébastopol, port d’attache de l’Eskadra, est construite (1783). Les tsars visent ensuite le contrôle des détroits turcs, voie d’accès à la Méditerranée, voire la conquête de Constantinople (Istanbul). Ils légitiment cette stratégie dite des « mers chaudes » en invoquant le souvenir de l’Empire romain d’Orient dont ils seraient les héritiers (cf. le thème de la « Troisième Rome »). Ainsi l’Empire russe dispute-t-il à la France le rôle de protecteur des Chrétiens d’Orient ; le différend est l’une des lignes dramaturgiques qui conduit à la guerre de Crimée, 1853-1856).

À l’époque du coup de force bolchévique et de la guerre civile qui s’ensuit (1917-1921), la Crimée est disputée entre Blancs et Rouges, ces derniers l’emportant. Dans le cadre de l’URSS, la péninsule de Crimée relève un temps de la république fédérative de Russie. Sous Staline, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, les Tatars de Crimée, collectivement accusés de collaboration avec l’ennemi allemand, sont déportés en masse vers l’Asie centrale. Russification et soviétisation de la péninsule sont encore aggravées. En 1954, Khrouchtchev commémore le tricentenaire de l’intégration d’une partie de l’Ukraine actuelle dans l’Empire russe en rattachant la péninsule de Crimée, et donc la base navale de Sébastopol, à la république fédérative d’Ukraine. Les limites internes à l’URSS ayant seule valeur administrative, la décision n’a pas de portée géopolitique immédiate.

Il en va tout autrement lorsque l’URSS se disloque, en 1991, les limites administratives devenant alors des frontières internationales. D’une part, le gouvernement russe se pose en protecteur des minorités de langue russe, d’autre part, il entend maintenir une présence militaire sur la base navale de Sébastopol. Pourtant, le Mémorandum de Budapest (1994) sur la dénucléarisation de l’Ukraine, qui garantit les frontières de celle-ci, engage la Russie sur le plan du droit international. Signé trois ans plus tard, en 1997, le traité d’amitié et de coopération entre Moscou et Kyïv dénoue temporairement le conflit latent autour de la Crimée et de Sébastopol. Ladite base est louée à Moscou pour un bail de vingt ans, Moscou conservant donc ce point d’appui en mer Noire.

La « révolution orange » et l’élection à la présidence ukrainienne de Viktor Iouchtchenko, en décembre 2004, ne tardent pas à relancer le conflit, Vladimir Poutine s’opposant au retournement géopolitique de l’Ukraine vers l’OTAN et l’Union européenne. En fait, il estime que l’Ukraine doit inévitablement revenir à la Russie. Le Kremlin instrumentalise les organisations séparatistes pro-russes de Crimée et diverses personnalités politiques russes évoquent le rattachement de la péninsule à la Russie. En retour, le président ukrainien fait savoir que le bail de location de la base de Sébastopol, qui arrive à échéance en 2017, ne sera pas reconduit. Lors de la guerre russo-géorgienne d’août 2008, des unités navales russes basées à Sébastopol entrent en action, ce qui suscite les protestations diplomatiques de Kyïv. En février 2010, l’élection à la présidence ukrainienne de Viktor Ianoukovytch, réputé pro-russe, modifie la situation. Outre la levée de la candidature ukrainienne à l’OTAN, un nouvel accord entre Kyïv et Moscou proroge la location de Sébastopol jusqu’en 2042. Les tensions autour de la Crimée s’apaisent un temps mais la question géopolitique reste en suspens.

À l’été 2013, la Russie déclenche une guerre économique afin de dissuader l’Ukraine de signer un accord d’association avec l’Union européenne ; le Kremlin veut la contraindre à signer le traité sur l’Union eurasienne. Les développements de ce conflit géopolitique, fin 2013-début 2014, conduisent à une insurrection civique ( « Euromaïdan ») et à la fuite de Viktor Ianoukovytch, président pro-russe d’Ukraine issu du Parti des Régions. Vladimir Poutine réagit en organisant la sécession de la Crimée et, deux jours après la tenue d’un référendum, son rattachement à la Russie (18 mars 2014). Cette annexion est illégale du point de vue du droit international. C’est à ce titre que les puissances occidentales mettent en place un certain nombre de sanctions à l’encontre des personnalités et des entités impliquées dans le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie. Après s’être étendu au Donbass, le conflit gagne la mer d’Azov (2018).

Comme l’immense majorité des États à la surface du globe, la Turquie n’a pas reconnu cette annexion illégale, et ce en dépit du rapprochement opéré depuis 2016 avec la Russie (une relation de conflit-coopération comparée à une « entente brutale »). Au refus d’une telle politique du fait accompli s’ajoute la prise en compte du sort des Tatars de Crimée, une cause qui suscite la sympathie de bien des Turcs, par solidarité ethnique et religieuse (la Turquie compte une minorité tatare). Enfin, la Turquie noue avec l’Ukraine un partenariat militaro-industriel (avec livraison de drones) qui vise à rééquilibrer les rapports de puissance dans le bassin de la mer Noire, voire à disposer d’un levier dans les négociations turco-russes sur d’autres théâtres et zones de crise (Syrie, Libye, Caucase du Sud).

Certes, l’ « opération militaire spéciale » du 24 février 2022 et la transformation du conflit russo-ukrainien en une grande guerre interétatique, de haute intensité, n’a pas mis fin à l’ambiguïté de la politique turque. Ainsi la condamnation de cette invasion russe à grande échelle, la réaffirmation du soutien de principe à la souveraineté de l’Ukraine et la livraison de drones à son armée n’ont-elles pas empêché, bien au contraire, le commerce et la contrebande turco-russes de prospérer.

Au cours de la guerre, l’armée ukrainienne parvient à frapper l’armée russe jusque sur le sol de la Crimée, contraignant ainsi la flotte de la mer Noire à se réfugier dans les ports de la mer d’Azov et ceux de la façade russo-caucasienne, jusque dans la province sécessionniste d’Abkhazie (Géorgie). En somme, la Crimée n’a pas permis à la Russie d’imposer sa suprématie navale sur la mer Noire. Contrairement à l’image complaisamment véhiculée par les pro-Russes, il faut même admettre que l’Ukraine, invaincue sur terre, l’a emporté sur mer (comme dans les airs et le cyberespace).

Il reste que la perspective d’une paix infâme, possiblement imposée à l’Ukraine par son abandon, inquiète jusqu’à la Turquie. La conservation de la Crimée par la Russie et d’une partie des territoires conquis au printemps 2022, dont un « pont terrestre » de la mer d’Azov à la Crimée, seraient autant de menaces pour la région d’Odessa et la partie ouest de la mer Noire. Solidement contrôlée par Moscou, la péninsule ukrainienne donnerait enfin à la Russie les moyens de renverser le rapport des forces dans le bassin de la mer Noire, plus encore si l’Ukraine était encore définitivement amputée sur le plan territorial, « démilitarisée » (une exigence russe réaffirmée) et réduite à l’état de satellite (sa « dénazification », dans le vocabulaire de Poutine).

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. La mer Noire couvre une superficie d’environ 420 000 kilomètres carrés. Reliée par les détroits turcs (Bosphore et Dardanelles) à la Méditerranée, elle forme avec la partie orientale de celle-ci le bassin pontico-méditerranéen. Cette « passerelle eurasienne » est une interface entre l’Europe, les profondeurs de l’Eurasie et l’Asie occidentale (Anatolie, Proche et Moyen-Orient). Pour les pays riverains, la mer Noire ouvre l’accès à la « plus grande Méditerranée » et, au travers du détroit de Gibraltar et du canal de Suez, à l’« Océan mondial ».
  2. Fondée en 1992, l’OCEMN est une organisation internationale régionale axée sur des initiatives multilatérales visant à favoriser la coopération et la stabilité entre ses treize États membres dans la région de la mer Noire. Classés par ordre alphabétique, ses États membres sont les suivants : Arménie, Azerbaïdjan, Bulgarie, Géorgie, Grèce, Moldavie, Roumanie, Russie, Serbie, Turquie et Ukraine.
  3. Transnistrie en Moldavie ; Abkhazie, Ossétie du Sud et, un temps, Adjarie en Géorgie ; Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
  4. Dans la présente configuration géopolitique, Odessa et les activités économiques qui gravitent autour du port représentent environ 30 % du PIB ukrainien.
  5. En avril 2022, le croiseur Moskva, navire amiral de la flotte russe de la mer Noire, qui croisait à une centaine de kilomètres d’Odessa est coulé par les Ukrainiens.
  6. Le système des Cinq-Mers pourrait permettre à la Russie le renforcement de la flotte de la mer Noire à partir de la Caspienne. Il s’agit d’un réseau fluvio-maritime et de canaux qui relie la mer Baltique, la mer Blanche, la mer Caspienne et la mer Noire via la mer d’Azov. Il s’articule sur la Volga. Toutefois, le tirant d’eau est limité à 3,5 mètres.
  7. Dans le cas d’un accord de paix, il faudra réfléchir à la manière de sécuriser durablement les côtes ukrainiennes et le corridor de circulation d’Odessa au Bosphore, plus largement d’assurer la libre navigation en mer Noire.
  8. Voir à ce propos le rôle de la coopération turco-russe dans l’établissement, en 2001, du BLACKSEAFOR (Black Sea Naval Cooperation Task Group).
  9. Voir « La Turquie et l’Ukraine : tenants et aboutissants de leur partenariat de défense », Desk Russie, 10 décembre 2021.
  10. La doctrine de la « Patrie Bleue » (Mavi Vatan en turc) est véhiculée par certains cercles militaires turcs réputés hostiles à l’Occident et « eurasiens ». Elle promeut l’idée de revendications maritimes et d’une projection de puissance en mer Egée, plus largement en Méditerranée orientale où les voisins de la Turquie ont identifié des gisements gaziers, ainsi qu’en mer Noire. La direction d’ensemble consisterait à projeter forces et puissance de la Turquie dans l’espace post-ottoman.
  11. Cela au titre de l’article 19 de la convention de Montreux (20 juillet 1936) : « En temps de guerre, la Turquie n’étant pas belligérante, les bâtiments de guerre jouiront d’une complète liberté de passage et de navigation dans les Détroits dans des conditions identiques à celles qui sont stipulées aux articles 10 à 18. Toutefois, il sera interdit aux bâtiments de guerre de toute Puissance belligérante de passer à travers les Détroits, sauf dans les cas rentrant dans l’application de l’article 25 de la présente convention, ainsi que dans le cas d’assistance prêtée à un État victime d’une agression en vertu d’un traité d’assistance mutuelle engageant la Turquie, conclu dans le cadre du Pacte de la Société des Nations, enregistré et publié conformément aux dispositions de l’article 18 dudit pacte. (…) Malgré l’interdiction de passage édictée dans l’alinéa 2 ci-dessus, les bâtiments de guerre des Puissances belligérantes riveraines ou non de la mer Noire, séparés de leurs ports d’attache, sont autorisés à rallier ces ports. » Certains experts de la région estiment qu’une autre lecture de la Convention de Montreux pourrait être faite, autorisant l’ouverture des détroits aux navires venant apporter leur soutien à l’Ukraine. Vladimir Socor a développé ce point de vue dans la lettre de la Jamestown Foundation.
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