Question de conscience : des trêves et des vérités

Le président Zelensky au mémorial militaire à l’entrée de la région de Donetsk, le 22 mars // president.gov.ru

Cet article de l’historienne militaire britannique a été publié juste avant la conversation téléphonique entre Donald Trump et Vladimir Poutine, mais l’accord sur la trêve limitée – qui comprend l’arrêt mutuel des frappes sur les structures énergétiques et l’arrêt des hostilités en mer Noire – ne change en rien le raisonnement de la chercheuse : qui croira-t-on en cas de violation de la trêve (celle-ci ou une autre) ? L’administration américaine sera-t-elle objective ? Rien n’est moins sûr.

Certaines guerres concernent le territoire, d’autres le pouvoir. Parfois, il semble que cette guerre concerne tout, mais cela pourrait refléter mon propre engagement dans ce conflit. Quoi qu’il en soit, comme nous l’avons vu depuis fin janvier, cette guerre concerne également la conscience, la façon dont la réalité est interprétée, manipulée et finalement façonnée.

Les pourparlers de cessez-le-feu à Djeddah ne font pas exception. L’Ukraine a indiqué qu’elle était prête à accepter une proposition américaine de trêve de 30 jours. Washington, à son tour, a promis de reprendre le partage des renseignements et l’aide militaire (celle promise par Biden, et non une nouvelle aide).

À première vue, c’est une victoire de la diplomatie. Et ça l’est. Mais en y regardant de plus près, la diplomatie a l’air encore plus distordue. La nouvelle administration américaine interprète clairement la réalité d’une manière différente de la majorité de l’Europe, y compris et surtout de l’Ukraine. La Maison-Blanche semble croire qu’une diplomatie de bonne foi avec la Russie est possible, sans recourir à des moyens de pression considérables, et les Ukrainiens sont restés incrédules. Je pense que les Ukrainiens ont raison d’être incrédules, mais il est clair que la Maison-Blanche doit elle-même en prendre conscience. À mon avis, ce cessez-le-feu est un coup de poker, pour tester non seulement les intentions de la Russie, mais aussi la capacité des États-Unis à reconnaître la réalité lorsqu’elle se présente à eux.

Il s’agit d’un gambit qui forcera la réalité à se révéler.

L’offre de cessez-le-feu de l’Ukraine n’est pas tant une concession qu’une invitation :

  • Si la Russie refuse la trêve, la Maison-Blanche verra sans équivoque qui bloque la paix.
  • Si la Russie accepte, la guerre entrera dans une nouvelle phase, façonnée non seulement par la stratégie militaire, mais aussi par la manière dont ce cessez-le-feu sera interprété.

Car il n’y a guère de doute sur la suite des événements : la Russie rompra le cessez-le-feu.

Elle l’a déjà fait en Ukraine. Elle le fera certainement à nouveau. Elle inventera un prétexte, orchestrera une attaque et inondera l’espace informationnel de « preuves » fabriquées de toutes pièces selon lesquelles c’est l’Ukraine qui viole l’accord. Elle se posera en victime, utilisera la diplomatie comme une arme et tentera de plonger les décideurs politiques occidentaux dans un nouveau doute, que certains seront très soulagés d’accepter. Nous nous souvenons tous de 2014.

Et lorsque cela se produira, la vraie question ne sera pas de savoir si la Russie ment (elle mentira), mais si la Maison-Blanche/l’Amérique choisit de la croire.

Jouer la meilleure carte disponible comporte des risques. La trêve est la meilleure carte que l’Ukraine puisse jouer dans la situation actuelle. Mais comme tout pari, elle comporte des risques.

Il est tout à fait possible que la Russie accepte le cessez-le-feu. Si c’est de bonne foi, tant mieux. Les Ukrainiens ont besoin d’une véritable paix dans leur vie et ils ne sont en aucun cas en mesure de reprendre militairement les territoires occupés pour le moment. Il serait également souhaitable que davantage d’énergie soit consacrée aux efforts diplomatiques concernant les territoires occupés. Mais je ne vois pas comment le Kremlin pourrait accepter une trêve, la respecter et ensuite laisser l’Ukraine vivre en paix.

Au contraire, la trêve sera probablement une nouvelle étape dans une guerre d’interprétations que beaucoup en Europe présumaient déjà gagnée (c’est-à-dire : la Russie a envahi l’Ukraine, la Russie est l’agresseur, la Russie est un obstacle majeur à la paix).

Bien que les nationalistes russes pro-guerre soient mécontents du cessez-le-feu, une pause dans les combats (compte tenu de la promesse de levée des sanctions) allégerait la pression économique sur la Russie, donnant au Kremlin le temps de gérer le mécontentement croissant de sa population et les fractures internes. Cela permettrait à Moscou de consolider son pouvoir dans les territoires occupés, renforçant ainsi son emprise. Et cela donnerait du temps pour se regrouper, reconstruire et se préparer à la prochaine offensive en tirant les leçons de la situation.

Et puis, lorsque la guerre reprendra inévitablement, la Russie prétendra qu’elle ne fait que répondre à l’agression ukrainienne.

Nous avons déjà vu ce schéma se reproduire. La question est de savoir si les décideurs politiques occidentaux le reconnaîtront quand il se produira, ou s’ils se laisseront berner, une fois de plus.

Au fond, ces pourparlers de cessez-le-feu ne portent pas seulement sur une pause dans les combats. Ils portent sur la façon dont on perçoit la guerre elle-même. L’Ukraine offre aux personnes qui ne semblent toujours pas comprendre une chance de voir la réalité : la Russie poursuit cette guerre, l’Ukraine se défend.

C’est intelligent, à moins que la Russie n’accepte la trêve et ne rompe ensuite le cessez-le-feu en invoquant des représailles à une attaque ukrainienne. Dans un tel cas, j’ai très peu confiance en la Maison-Blanche.

J’étudie cette guerre depuis 2014, en particulier en ce qui concerne la propagande et les mythes, et elle a toujours été pour moi une guerre de « l’être ou du paraître ». Qu’il s’agisse de lutter contre l’équivalent moderne du fascisme, ou bien de dépenser des millions en propagande pour convaincre des gens crédules et des publics captifs que vous n’envahissez pas votre voisin, car c’est vous qui combattez le fascisme ; d’être réellement souverain, ou de simplement faire semblant de l’être, comme le Bélarus ; de décider de son propre destin et de prendre en charge son pays, ou de fuir toute responsabilité envers son peuple, ses compatriotes et ses représentants. L’Ukraine n’est ni parfaite ni idéale, aucun pays ne l’est, mais elle est réelle. Ses succès et ses erreurs s’inscrivent dans sa quête d’une indépendance authentique, dans son refus de vivre dans un monde où rien n’est figé, où les faits sont négociables, où tout événement peut être réécrit, inversé ou catégoriquement nié.

Les États-Unis semblent avoir fait un choix différent. On peut espérer que l’acceptation du cessez-le-feu par l’Ukraine aidera à réajuster la conscience de l’administration américaine (conscience dans le sens de manière dont on interprète la réalité), car cela ne modifiera pas la nature fondamentale de cette guerre. Penser que cela le fera n’est pas la réalité, mais une interprétation choisie de la réalité.

La tactique du cessez-le-feu de l’Ukraine est conçue pour forcer un moment de lucidité.

Si la Russie refuse, l’illusion de la diplomatie s’effondre.

Si la Russie accepte, le véritable test commence : Washington reconnaîtra-t-il que Moscou viole inévitablement le cessez-le-feu ? Ou permettra-t-il, une fois de plus, à la Russie de dicter les termes de la réalité ?

Car en temps de guerre comme en histoire, la réalité n’est pas seulement ce qui se passe, c’est ce que ceux qui sont au pouvoir choisissent de voir.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire l’original

Jade McGlynn est une chercheuse, conférencière, linguiste, historienne et autrice britannique spécialiste de l'Europe de l'Est moderne, en particulier de la Russie sous Vladimir Poutine. Elle est actuellement chercheuse postdoctorale au Département d'études de guerre du King's College de Londres.

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