Des chantiers de Paris aux vallons du Donbass, le singulier parcours d’Andrzej Swierkosz, volontaire en Ukraine

Andrzej, Y. et Martha devant le panneau indicateur de la ville de Mykolaïv. Été 2022. Photo : Andrzej Swierkosz.

Depuis février 2022, des milliers de volontaires viennent en aide à la population civile et aux militaires ukrainiens. Parmi eux, certains se sont lancés dans l’aventure dès le début des combats. C’est le cas d’Andrzej Swierkosz, rencontré à Kramatorsk en avril, dont le parcours illustre les hauts et les bas du parcours de ces petites mains de la guerre.

Lorsqu’il se décide à quitter le garage où il travaille en périphérie de Lyon, Andrzej (prononcer Andjeï), citoyen polonais, alors 37 ans, a pour projet de rénover une belle camionnette bleue de facture allemande dont il a récemment fait l’acquisition et qui l’attend chez ses parents, en Pologne, dans la région de Katowice.

« Quand on prenait la bière du vendredi soir [à l’atelier], on était comme ça », se souvient Andrzej, en contractant le cou et en regardant ses pieds. Une ambiance moribonde donc ; sans compter des conditions de travail épuisantes. Dans ce garage, en plus d’être mécanicien, Andrzej était également dépanneur sur l’autoroute, ce qui impliquait une astreinte d’une semaine par mois. « L’astreinte, se souvient-il, c’était une semaine, du jeudi au jeudi. Du jeudi 17 heures jusqu’au jeudi suivant à 17 heures, tu étais en permanence au téléphone. Dès qu’ils t’avaient appelé, tu avais une demi-heure pour aller sur place. Jour et nuit. Week-end inclus. C’était pas possible. »

À cela il faut encore ajouter la multitude d’énergumènes un peu particuliers à qui, en tant que dépanneur, il doit porter assistance : unetelle n’est pas assurée et refuse de payer, un autre exige qu’on l’emmène gratuitement à son mariage dans le Sud de la France, un autre souffre d’une phobie des ponts, un autre encore, après s’être disputé avec une prostituée, est parvenu à encastrer sa voiture dans une conduite d’évacuation d’eau sous l’autoroute… « Bah tu vois [à la fin], ça devient chiant quoi », conclut notre interlocuteur, épaules et mains carrées, que l’agacement semble gagner de nouveau à ces souvenirs rocambolesques.  

Démission historique

Alors un matin, à six heures, après avoir fait relire sa lettre par sa sœur, Andrzej rend visite à son patron et pose sa démission, balayant faux-semblants et perspective d’une allocation chômage d’un revers de main. Sa décision est prise : une fois cette camionnette rénovée, il accomplira son rêve : se lancer dans un road trip à travers l’Ukraine, la Russie et conduire ainsi « quasiment jusqu’au bout du monde ». Pas de plan, pas d’itinéraire, précise Andrzej, qui n’a « jamais voyagé préparé ».

Il ne le savait pas encore mais, avant même de saluer son employeur, ce beau projet était déjà mort-né ; car ce jour-là, nous sommes le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine a débuté depuis quelques heures. « Moi, je savais rien du tout ! Je rentre chez moi à midi, j’allume la télé et là : “invasion à grande échelle”. Problème, parce que je voulais justement [passer] par l’Ukraine », raconte Andrzej, animé par cet invraisemblable souvenir.

Quelques jours s’écoulent ; et puis un reportage télévisé lui donne matière à réflexion. Sur l’écran, des civils traversent une rivière à pied sur des planches jetées entre les débris d’un pont. Emportée par l’effondrement de l’ouvrage, une camionnette blanche gît sur le toit.

Le pont d’Irpin, détruit par l’armée ukrainienne pour ralentir les troupes russes avançant à grands pas vers Kyïv, les habitants de la ville fuyant sous un ciel gris… ces images ont fait le tour du monde. « Putain, mais ce camion retourné, il m’a tellement marqué ! Je sais pas pourquoi ; et puis les gens en train de traverser… » se rappelle Andrzej avec émotion. À ce stade, ajoute-t-il, « j’ai commencé de me dire que j’irais nulle part » ; mais cet homme au tempérament tranquille, amateur de rock américain et de science-fiction, n’est pas longtemps impressionnable.

Jytomyr Ravitaillement
Ravitaillement d’une famille de Jytomyr. Les parents, qui vivent avec leurs enfants dans une seule pièce suite aux destructions, ont contacté Sylvia via Facebook pour demander de l’aide. Hiver 2022. Photo : Andrzej Swierkosz.

Du road trip aux livraisons humanitaires

A 18 ans, CAP en finition dans le bâtiment et bac professionnel en travaux de gros œuvre en poche, il avait quitté son pays en proie à une violente crise économique afin d’aller trouver du travail à l’étranger. Un sac à dos et 200 livres sterling composent alors l’essentiel de ses biens et capitaux. Deux années s’écoulent à trier des tomates dans une usine de la périphérie londonienne et à convoyer tissu et vêtements entre le Royaume-Uni et la France.

En région parisienne, où Andrzej a passé une dizaine d’années, il a travaillé dans la construction et la démolition. Il a ainsi participé au déblaiement de l’immeuble de Saint-Denis où s’étaient retranchés une partie des terroristes qui ensanglantèrent Paris en 2015. « Mec, c’était une aventure ! » commente-t-il, enthousiaste, même s’il lui a fallu extraire des corps sans vie des décombres. Enfin, inflation des loyers et baisse des salaires obligent, Andrzej a postulé dans ce peu regretté garage de la région lyonnaise. En somme, vous l’aurez compris, notre homme sait s’adapter.

Aussi la solution au problème de la guerre en Ukraine s’est-elle rapidement dessinée. « Je me suis dit… le camion… il était pas mal à l’époque déjà. Je me suis dit “Pourquoi ne pas faire de l’aide humanitaire ?”. » Un groupe d’adolescents hilares l’interrompt. Nous sommes assis au beau milieu de la place de la Paix, à Kramatorsk. Le soleil est chaud, le ciel est bleu et, dans le lointain, le front tonne de temps à autre. À Kramatorsk, la normalité n’a plus de limites.

Andrzej reprend le fil. Méthodique, dès la solution trouvée, il commence à se renseigner sur Facebook.  « Tu sais, quand je pense à ma démission, il me restait un mois et demi de boulot. Il y avait le préavis […] ; et du coup, putain… un mois et demi, mais c’était le plus long de ma vie !!! » précise-t-il dans un rire, sans regret pour cette décision qui n’a guère surpris ses proches. « Ils savent très bien que je suis un peu taré », indique Andrzej avec dérision.

« Et puis, ajoute-t-il, moi j’aimais toujours, tu sais, les histoires un peu Apocalypse et tout ça… » ; une appétence qui se trouve à l’origine de son premier voyage en Ukraine, en 2019, au cours duquel il a visité la région de Tchernobyl et dont il conserve un excellent souvenir.

Andrzej déguisé en saint Nicolas lors d’une livraison de cadeaux aux enfants de Bakhmout organisée par les volontaires. Décembre 2022.

Premières missions en Ukraine

Après avoir, en vain, proposé son aide comme chauffeur à un groupe de volontaires, mettant sa camionnette à disposition, Andrzej est finalement contacté par Sylvia, une habitante de Lublin, en Pologne. Sylvia et son amie Martha, propriétaire d’une entreprise de nettoyage à domicile, organisent alors des livraisons de nourriture en Ukraine, après avoir accueilli chez elles femmes et enfants réfugiés pendant plusieurs mois.

« Sylvia, indique Andrzej, un brin sarcastique, elle a un élevage de cane corso. Tu vois le clébard cane corso. Tout petit. Du coup, elle avait plein d’amis partout en Europe […]. Elle a commencé à poster comme quoi elle va faire de l’aide humanitaire pour les animaux aussi. Et puis tu vois, les gens donnaient beaucoup plus de thunes si tu marquais dans l’annonce [que ton aide était aussi destinée aux animaux]. »

C’est ainsi qu’à partir de mai 2022 et pendant près de six mois, le trio effectue un aller-retour avec l’Ukraine tous les quinze jours pour aller livrer des biens donnés par la Croix-Rouge par « palettes entières » ainsi que des dons privés. Leur travail se concentre en particulier sur les zones récemment libérées par l’armée ukrainienne, lors de sa contre-offensive de l’automne 2022. « C’était tout le temps 3 000 km minimum […] par week-end. Parce qu’on partait le vendredi – on roulait quasiment tout le temps – pour [être rentrés] le dimanche soir ou le lundi matin en Pologne », se remémore l’ancien dépanneur.

Quelques dissensions dans l’équipe finissent cependant par avoir raison de ce mode opératoire épuisant. Le trio se sépare ; mais pour Andrzej, l’aventure ne fait que commencer. Sylvia lui a fourni le contact de Claudia et Pavlo, un couple de volontaires ukrainiens originaires d’Irpin qui travaillent à Izioum (dans l’oblast de Kharkiv). La ville a été libérée il y a peu. Les deux volontaires cherchent un chauffeur supplémentaire. Le polonais et l’ukrainien sont deux langues proches et Andrzej parle russe. On se débrouillera.

Happé par le monde des volontaires

Dès le mois de décembre 2022, il s’installe avec Claudia et Pavlo dans une maison située à la sortie d’Izioum, à proximité de la M03, la route du Donbass. Claudia, lors de son arrivée à Izioum, s’est d’abord préoccupée de trouver un entrepôt où stocker ses vivres destinées à la population et aux militaires. C’est aussi là que cette ancienne psychologue s’est installée avec son compagnon.  « Ils sont restés, je crois, deux nuits là-bas », indique Andrzej. Deux jours plus tard, une dame ravitaillée par le couple comprend la situation : « À côté de chez moi, il y a une maison vide : ils sont partis en Russie, vous pouvez aller là-dedans », leur a-t-elle indiqué avec nonchalance.

Il vivra à Izioum de décembre 2022 à janvier 2023. Andrzej se souvient d’une ville quasiment déserte, encombrée d’épaves de chars calcinés, où seuls « quelques magasins étaient ouverts » et où « ça sentait le brûlé ». À proximité de la demeure des volontaires, indique-t-il, « tu avais de grands entrepôts » utilisés par les Russes durant l’occupation de la ville. « Tu rentrais là-dedans… mais des missiles comme ça, en tas » précise-t-il en levant la main au-dessus de sa tête.

Des missiles abandonnés dans le chaos de la retraite ; et des mines antipersonnel, partout : le long des routes, dans les jardins… Aujourd’hui encore, les alentours de la ville et de la M03 en sont infestés. Les panneaux à tête de mort ou les morceaux de rubalise installés par les Ukrainiens pour les signaler ont déteint par endroit. Le temps passe ; les mines restent.

Un groupe de volontaires indépendants ravitaille un village de l’oblast de Donetsk. Mai 2023. Photo : Andrzej Swierkosz.

Ravitailler Bakhmout, évacuer ses habitants

Après quelques semaines, le trio constate que les ONG internationales parviennent désormais à ravitailler Izioum de façon satisfaisante. Aussi leur attention se tourne-t-elle vers Bakhmout, dans l’oblast de Donetsk. À cette période, la ville est encore sous contrôle ukrainien. De nombreux civils y vivent toujours et, dans la mesure où les protocoles de sécurité des grandes ONG leur interdisent généralement de travailler à proximité du front, les volontaires y jouent un rôle crucial en matière d’assistance humanitaire.

À cette période, se souvient Andrzej, son équipe fait la rencontre d’un certain Sergueï, originaire d’Odessa. « Lui, indique Andrzej, c’était un soudeur. Il avait des connexions avec des gens du Japon. Ils ont filé la thune pour qu’il fabrique des bourjouïka [des poêles de fonte, alimentés au bois, NDLR]. Il en a fabriqué pas mal, du coup il nous a demandé de donner un coup de main pour livrer tout ça. »

Les missions à Bakhmout, facilitées par l’auto-organisation des habitants, commencent sans tarder. « Il y avait un chat, un groupe [de discussion en ligne, NDLR] de ceux qui habitaient encore à Bakhmout. Ils posaient des questions, des demandes pour les bourjouïka, pour la bouffe, pour l’évacuation », explique Andrzej. « Le matin, on ramenait tout ce que les gens demandaient et le soir, quand on partait, on sortait […] ceux qui demandaient l’évacuation. »

Un mois s’écoule. Puis, dès janvier 2023, par souci d’efficacité (il faut une heure et demie pour se rendre d’Izioum à Bakhmout), l’équipe s’installe à Tchassiv Yar, à une vingtaine de minutes de route. Pavlo, ancien militaire qui a combattu dans la région au cours de la première guerre du Donbass, a fait jouer ses contacts ; un ami accepte de prêter son appartement.

Évacuation d’une mère, sa fille, leurs 8 chiens et leurs 9 chats, à Bakhmout. De dos, au premier plan, Claudia. De dos au troisième plan, Andrzej. Décembre 2022.

Missions périlleuses

Cette période héroïque, Andrzej en a rapporté des images véritablement apocalyptiques : des rues vides que plus personne n’entretient, encombrées de feuilles et de terre, des barrages antichars dans le centre-ville, des blindés ukrainiens croisés au détour d’une rue, des selfies en casque et gilet pare-balles et, en fond sonore de ses vidéos, le bruit des bombardements.

Il en conserve aussi le souvenir d’une atmosphère difficilement descriptible, où l’absurde et parfois le comique se voilent d’une ombre de mort. Un jour de janvier 2023, un habitant demeuré dans la ville et dont l’appartement se situe à 700 mètres des positions russes se résout à demander son évacuation ; la sienne… et celle de son cheval. Le détail a de quoi faire hausser les sourcils. Pour les volontaires de cette période, il est anodin.

Interdite devant une telle requête, Claudia demande à son camarade comment il compte évacuer un cheval, dans une zone de guerre, en camionnette. Tout problème trouve solution : « Bah, on le pousse et puis il va rentrer dans le camion », lui répond notre ami, rapportant leur conversation sur un ton des plus naturels. Départ. Rapidement, la situation se complique : impossible de trouver l’adresse exacte.

Les deux volontaires s’égarent, finissent par trouver la rue, s’engagent ; et là « juste devant nous “BOUM, BOUM, BOUM, BOUM, BOUM !!!” » se remémore Andrzej, simulant de sa main une série d’explosions. « Les portes de la camionnette, elles s’ouvrent : il y avait tellement d’ondes de chocs là… les portes de derrière qui s’ouvrent. Moi [mimant un conducteur arrêtant net son véhicule], les freins, marche arrière. Et au revoir !! »

Ravitailler les civils… à tout prix ?

Une autre fois, toujours à Bakhmout, une grand-mère s’adresse à nos volontaires pour savoir si elle pourrait obtenir un poêle à bois. La demande acceptée, la dame se montre réticente à la proposition de Sergueï, le soudeur, qui lui offre de livrer chez elle ce lourd appareil. Pourtant dans l’immeuble où elle réside, l’ascenseur est à l’arrêt, car la ville est privée de courant depuis six mois. Intrigués, les membres de l’équipe insistent et finissent par découvrir un appartement « plein à craquer » de colis d’aide humanitaire. « Elle stockait tout », précise Andrzej, tandis qu’une voiture délabrée rugit sur la place.

Ce genre d’anecdotes illustre ce qui, d’après lui, constitue l’un des problèmes de l’assistance humanitaire sur les zones du front. Certains civils ne réalisent pas la nature mortelle du danger qu’ils encourent et qu’ils font courir aux volontaires lorsqu’ils demandent à être évacués en dernière minute. Ces derniers, lorsque la situation devient trop périlleuse, tranche Andrzej, ne devraient pas ravitailler les habitants, mais se contenter de les évacuer. « Si t’as pas de bouffe, […] pas d’eau, forcément, tu fais quoi ? » feint-il d’interroger, agacé par ce comportement qui finira par le convaincre de travailler au profit des militaires, comme beaucoup de bénévoles expérimentés.

Suite à la mort de plusieurs volontaires, dont celle de l’infirmier américain Pete Reed, visé par un tir de missile antichar le 2 février 2023, l’armée ukrainienne décide d’interdire l’accès de Bakhmout aux civils non-résidents. Andrzej et son équipe se trouvent désœuvrés. Claudia et Pavlo décident de regagner Irpin. Andrzej et sa compagne d’alors, Kristina, elle aussi volontaire, décident quant à eux d’aller passer quelques mois en Pologne. Un moment de répit s’impose et la camionnette a besoin de réparations. Depuis le début de mon interview d’Andrzej, l’alarme a déjà sonné deux fois. Imperturbables, deux jeunes femmes prennent la pose à tour de rôle, profitant des derniers rayons du jour pour s’adonner à une séance photo des plus appliquée.

Au cours de ce séjour en Pologne, Kristina, alors 31 ans, originaire de Kyïv, apprend l’existence de Road to Relief, une organisation humanitaire basée à Sloviansk qui cherche de nouveaux volontaires afin de se développer. Malgré ses doutes croissants sur la pertinence de ravitailler les civils, ce qui est justement l’une des activités principales de Road to Relief, Andrzej se laisse convaincre. À cette période, le front s’est stabilisé et les évacuations se font rares. L’organisation, en pleine phase de croissance, manque de biens à livrer, peine encore à se structurer. Pour Andrzej, l’expérience n’est pas concluante.

À l’ombre d’une église

Aussi, après deux mois passés sur place et une rupture amoureuse, décide-t-il de reprendre sa vie de volontaire indépendant. Avec deux jeunes Ukrainiennes rencontrées à Road to Relief, Ioulia et Maria, il s’installe dans le presbytère de Sloviansk, alors vacant, et que l’évêque de Kharkiv accepte de mettre à disposition de la nouvelle équipe. Le logis, inhabité depuis plusieurs années, est rustique et manque de commodités ; mais Andrzej, habile de ses mains, est en outre doté d’une bonne mémoire.

Au cours d’une livraison humanitaire, se remémore-t-il alors, il s’était rendu dans un village de la région dont l’une des maisons, détruites, avait attiré son attention. Pour cause, il y avait remarqué « une machine à laver et un chauffe-eau accroché sur le mur […] ». Aussi, au moment d’emménager au presbytère, indique-t-il, « je suis retourné dans cette baraque […] pour démonter ce chauffe-eau ; et il fonctionnait » ; « maraudeur », ajoute-t-il avec un sourire, en utilisant ce mot de français passé dans le vocabulaire ukrainien. Puis, continue-t-il, « j’ai rénové un peu la salle de bain, parce que le gel avait cassé pas mal de trucs. Et […] on a commencé à habiter là-bas tous les trois. »

Pendant cette période, le trio ravitaille principalement les militaires. Andrzej continue de recevoir le soutien de Sylvia, Maria collecte des fonds via les réseaux sociaux et une association ukrainienne de Kramatorsk – Vsi Poroutch (Tous proches) – sollicite l’aide des trois indépendants pour trier et livrer médicaments, nourriture, eaux et autres biens à différentes unités.

Le jardin est grand, les proches de nos trois amis leur envoient de temps à autre des colis de nourriture, quand ces derniers ne rentrent pas d’une visite familiale chargés de conserves, de vin, ou de volailles prélevées à la basse-cour – un précieux soutien psychologique. L’été s’écoule puis Andrzej est averti qu’un prêtre doit venir s’installer en septembre. Maria part alors travailler en Angleterre. Andrzej et Ioulia rejoignent officiellement Vsi Poroutch. La directrice de l’association parvient à trouver pour eux un appartement à Sloviansk : les propriétaires, réfugiés dans l’ouest du pays, le mettent à disposition.

Livraison d’aide humanitaire dans une église catholique, oblast de Kharkiv. Mars 2023.

Une année de grisaille

Pour Andrzej, s’ensuit alors une année faite d’une certaine monotonie. Cette expérience à Vsi Poroutch « c’était un peu une perte de temps », précise-t-il ; car alors, à l’étranger comme en Ukraine, la guerre commence à lasser l’opinion. Les dons se font plus rares et les journées, dans les locaux sombres et à peine chauffés de l’association, sont longues. Les nouvelles du front, par ailleurs, ne sont pas bonnes. La contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 s’enlise ; puis les munitions d’artillerie viennent à manquer, de même que le gazole, dont on constate qu’il est parfois coupé à l’eau – la camionnette d’Andrzej en fait les frais.

Un soir de février 2024, un groupe de militaire passe se ravitailler en nourriture. Avec leurs traits tirés par les nuits sans sommeil et le stress de combats acharnés menés en plein hiver, ces hommes aux mains dures et à la barbe sans moustache ont des airs de spectres sortis des enfers. L’une des bénévoles de l’association a tout juste reçu des colis de friandises préparés par des écoliers de Kharkiv à l’attention des militaires. Elle s’empresse de les leur distribuer. Avares de mots, la mine sombre, les soldats sortent leur canif, ouvrent leurs paquets ornés de dessins qu’ils prennent soin d’épargner.

Sur l’un d’eux, une petite main encore malhabile a laissé un numéro de téléphone. Le soldat sourit, annonce la nouvelle à ses camarades qui s’esclaffent, nerveux, avant de se décider à composer le numéro. La voix d’un petit garçon se fait entendre. Le soldat échange avec lui quelques mots, remercie son jeune bienfaiteur. L’appel se termine. Silence. Tous les regards s’évitent. Militaires et volontaires, perdus dans leurs pensées, ont les larmes aux yeux.

« Ces mecs-là, ils sont quasiment tous morts », indique Andrzej. Sur l’un des murs de la pièce où s’est déroulée l’action, les photos des militaires et volontaires tués en mission s’alignent en noir et blanc. Parmi celles-ci, depuis novembre 2024, figure celle de Kristina. Devenue secouriste militaire, elle a péri dans un bombardement russe au cours de l’une de ses missions.

Amour, drones et débrouillardise

Pendant cette longue année, Andrzej ne se sent guère utile et vit sur ses deniers. Aussi, en septembre 2024, lorsqu’on lui propose un poste rémunéré au sein de l’organisation Frontline Medics, spécialisée dans l’assistance médicale en zone de guerre, il saisit l’occasion sans hésiter. Il devient ainsi l’heureux chauffeur d’une clinique mobile opérant dans l’oblast de Kharkiv et se voit confier l’entretien des véhicules de l’organisation. Malgré la fâcheuse tendance des volontaires américains à endommager les boîtes de vitesses manuelles, auxquelles ils ne sont pas habitués, et les interruptions de salaires dues au soutien irrégulier dont souffre Frontline Medics, c’est aujourd’hui le poste qu’il occupe encore.

Interrogé sur ses plans pour l’avenir, Andrzej répond avec un sourire : « franchement je pense pas du tout à ça. Je me projette pas : là, il y a un drone, [et] là, il y a un drone [qui s’est écrasé] », précise-t-il en désignant deux immeubles situés à 200 mètres du banc sur lequel il est assis. Dans cette situation, comment planifier quoi que ce soit ?  « Mais moi, c’est sûr que je vais rester dans la zone de la guerre. Parce que [si] je vais vivre à Kyïv, je vais me tirer une balle dans la tête ! » ajoute-t-il dans un moment de dérision.

En tous cas, pour notre homme, désormais en couple avec une certaine Natacha, fleuriste au caractère bien trempé qui, sur son temps libre, tisse des filets de camouflage, pas question de retourner à sa vie d’avant. « En France, explique-t-il, c’était métro, boulot, dodo. Tu commences à 9 heures et puis tu termines à 5 heures. Mais le boulot, il n’avait pas de valeur pour moi », tandis qu’en Ukraine, « on arrive à se débrouiller avec rien ». Les Ukrainiens, ajoute-t-il enfin, « c’est pas le type de gens qui vont faire un scandale pour des conneries. En fait, c’était ça mon plus gros problème en France. Les gens qui n’arrivaient pas à se décider pour les petites choses. » Sur les étagères du salon d’Andrzej, les lettres de remerciement des unités militaires et collectivités auxquelles il a apporté son aide s’alignent en bon ordre, entre les douilles de mitrailleuse et d’obus de 155 mm.

Antoine Laurent est journaliste indépendant. Contributeur du bimensuel suisse Echo Magazine, du média italien Osservatorio Balcani e Caucaso Transeuropa et d’autres titres de façon plus ponctuelle (Le Courrier de Genève, Linkiesta…).

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