80 ans après la fin de la guerre, des centaines de milliers de soldats originaires d’Asie centrale sont toujours portés disparus. Si leur sort demeurait tabou à l’époque de l’Union soviétique, ce destin suscite aujourd’hui un regain d’intérêt chez les jeunes générations. Trente-cinq ans après l’indépendance de l’Asie centrale, la mémoire de la « Grande Guerre patriotique » est particulièrement questionnée depuis l’agression russe en Ukraine.
Lors du « Jour de la victoire », ce 9 mai à Almaty, la capitale économique du Kazakhstan, un cortège de 30 000 personnes a rejoint le parc Panfilov pour honorer la mémoire de leurs ancêtres partis au front du côté de l’Armée rouge. Accompagnés d’enfants souvent déguisés en costume militaire soviétique, les parents finissent la marche du « régiment immortel », un défilé où l’on porte les portraits de grands-pères et d’arrière-grands-pères qui sont partis au combat, revenus vivants ou non, jusqu’à l’imposant mémorial de la « Grande Guerre patriotique ».
Certains n’ont pas de photos de leur vétéran, comme Assel Sorombaïeva. La jeune femme ne porte pas le portrait de son ancêtre avec des médailles militaires plein la veste, mais seulement une photo de l’arrière-grand-père de son époux. Celui-ci fait partie des 241 000 « portés disparus » originaires du Kazakhstan, dont on ne sait ni où, ni comment ils sont morts. « Vassili Ivanovitch Vorobiov vivait à Chymkent [grande ville du sud du Kazakhstan, NDLR], raconte Assel Sorombaïeva. Il est parti au front, mais nous n’arrivons pas à savoir où exactement il a été envoyé en camp d’entraînement. Chaque année, depuis sept ans, je consulte régulièrement des portails d’informations pour rechercher des soldats disparus lors de la Grande Guerre patriotique. Cela m’a permis de retrouver sans problème mon arrière-grand-père et le lieu d’enterrement ; mais l’arrière-grand-père de mon mari reste introuvable. Il n’y a même pas d’informations sur sa conscription, déplore la jeune femme.
Il y aurait 78 000 disparus originaires du Kirghizstan, 158 000 d’Ouzbékistan, et 40 000 du Tadjikistan dont le sort est toujours inconnu, 80 ans après la fin de la guerre. Un flou historique qui hante la mémoire de ces ex-républiques soviétiques.
« Je veux que nos enfants connaissent et honorent la mémoire de leur arrière-arrière-grands-pères », réclame Assel Sorombaïeva, au parc Panfilov d’Almaty. Ce nom renvoie au légendaire bataillon de 28 Centrasiatiques qui auraient combattu héroïquement lors de la bataille de Moscou, entre 1941 et 1942, laissant leur vie pour sauver la capitale soviétique de l’ennemi fasciste.
Une anecdote historique qui s’est révélée fausse selon les historiens, mais dont des lieux mémoriels partout en Asie centrale étaient censés rendre hommage au courage des 3,5 millions de soldats originaires de ces cinq républiques satellites de l’URSS (Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Turkménistan), enrôlés dans l’Armée rouge contre l’Allemagne nazie. Et de rappeler le rôle crucial de la région dans cette guerre : bien que située à des milliers de kilomètres du front, l’Asie centrale a non seulement fourni des millions d’hommes, dont plus d’un million a péri au combat, mais aussi entre 20 et 30 % des chevaux utilisés par l’armée soviétique. Sans compter que des entreprises y ont été délocalisées pour soutenir l’industrialisation, et que des millions de réfugiés des zones occupées par les nazis ont trouvé asile dans ces ex-républiques socialistes.
Répression et « traîtres »
Dans toute l’URSS, on compte près de 4 millions de portés disparus sur 26 millions de pertes estimées, que l’on ne retrouve ni sur les champs de bataille ni après leur rapatriement en Union soviétique [ceux qui étaient prisonniers de guerre ou déportés de travail par les Allemands, NDLR]. « Parmi les déplacés de l’armée soviétique à l’étranger, il faut savoir que seuls 18 % des 1,5 millions de soldats rapatriés depuis les territoires situés en dehors des frontières de l’URSS ont été autorisés à rentrer à leur domicile ! » rappelle Amine Laggoune, historien et chercheur associé au CERCEC, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et du rapatriement des Soviétiques à la fin de la guerre. « La majorité a été réintégrée dans l’armée soviétique directement à leur retour en URSS, puisque le pays avait désespérément besoin de soldats. D’autres, dont des prisonniers de guerre par des Allemands, ont été isolés de la société à leur rapatriement et placés dans des « camps spéciaux » où, en plus d’être utilisés comme main-d’œuvre, ils subissaient une vérification approfondie : les dirigeants soviétiques redoutaient qu’un rapatriement incontrôlé facilite l’infiltration d’espions. »
Plus d’un million de Soviétiques ont été enrôlés dans des unités de l’armée allemande pendant la guerre dans tous les territoires occupés, et certains ont aussi été en contact avec l’armée américaine à la Libération. « Cette question des répressions au retour des soldats est difficilement abordable dans la plupart des anciens pays soviétiques encore aujourd’hui », souligne l’historien.
« Staline disait à l’époque que nous n’avions pas de prisonniers de guerre, mais uniquement des traîtres, prenant l’exemple de la « légion Turkestan », explique Elmira Abylbek, présidente d’Esimde, une plateforme de recherche qui étudie la mémoire et l’histoire du Kirghizstan et de l’Asie centrale des XXe et XXIe siècles, basée à Bichkek. Cette « légion Turkestan » désigne en effet des unités militaires composées de peuples turcs d’Asie centrale, qui ont servi dans la Wehrmacht pendant la Seconde Guerre mondiale. Ces troupes étaient composées de prisonniers de guerre de l’Armée rouge, qui avaient pour certains fait cause commune avec les Allemands [d’autres s’étant enrôlés pour échapper à la mort par la faim dans les camps de prisonniers allemands, NDLR]. Le régime nazi les a utilisé pour l’effort de guerre sur les fronts ouest, comme en France et en Italie.
« Le sort des portés disparus est depuis resté tabou, assure Elmira Abylbek. Cela a eu un impact très fort sur les descendants, qui n’ont pas entrepris de recherches à l’époque, car personne ne voulait découvrir qu’il faisait partie de la famille d’un traître. Mais depuis quelques années, les gens veulent savoir ce qu’il est advenu de leurs parents ! »
Peu de recherches des « disparus » en Asie centrale et archives fermées
En Asie centrale, encore très peu de recherches sur les centaines de milliers de disparus d’Asie centrale ont été effectuées, comparés aux originaires du Bélarus, de l’Ukraine ou de la Russie, des pays où les combats ont eu lieu. Mais le destin de ces ancêtres renaît, dans des sociétés qui prennent plus de distance avec la période coloniale tsariste et soviétique, en particulier depuis l’agression russe à grande échelle de l’Ukraine, en 2022. Les victimes d’Acharchylyk, la grande famine au Kazakhstan dans les années 1930, ou d’Ourkoun, la révolte écrasée dans le sang par l’armée impériale russe en 1916 au Kirghizstan, sont des thèmes de recherches réinvestis par les chercheurs centrasiatiques, qui ne se contentent pas de la réhabilitation actée en 1990 par Mikhaïl Gorbatchev de toutes les victimes des répressions soviétiques entre 1920 et 1950.
Au Kirghizstan, république montagneuse d’Asie centrale de 8 millions d’habitants, la plateforme Esimde met ainsi en contact des particuliers et des chercheurs sur les prisonniers politiques et les victimes de répression, bien que le manque d’accès aux archives rende la tâche difficile.
« Les archives du KGB sont restées fermées jusqu’à présent dans toutes les ex-républiques soviétiques, explique Amine Laggoune, à l’exception des pays baltes, mais aussi de l’Ukraine. Il est donc difficile de trouver les dossiers de filtration des portés disparus en dehors de ces pays », dans le cas où ils sont morts après leur rapatriement.
Pour pousser le travail de recherche au Kazakhstan, Alia Saguimbaïeva, consultante agréée en psychogénéalogie à Astana, a cofondé en 2019 l’organisation Atamnym Amanaty, qui signifie « ce que tu dois accomplir » en langue kazakhe. Une sorte de promesse auprès des ancêtres. Aux côtés d’un professeur qui mène des fouilles depuis 50 ans pour retrouver des combattants kazakhs et leur offrir des tombes dignes de ce nom, la fondation remue les fosses communes et les archives pour retrouver les portés disparus originaires d’Asie centrale, du Caucase et de certaines régions russes.
Atamnym Amanaty demande ainsi régulièrement la consultation des archives du ministère de la Défense russe dans la ville de Podolsk, située à une quarantaine de kilomètres de Moscou, et s’adresse également aux ambassades de pays européens où les combats ont eu lieu, pour retrouver des personnes originaires du Kazakhstan et d’Asie centrale enterrées dans des fosses communes ou mortes dans les camps de concentration. Grâce à ce travail long et fastidieux de plusieurs mois, voire années, l’association a pu retrouver la trace des sépultures de 3 000 tombés au front sur 9 000 demandes, et se bat pour faire revenir les sépultures de soldats kazakhs retrouvés enterrés à l’étranger.
Noms mal orthographiés
« En tant que population musulmane, c’est important dans notre culture d’être enterré selon les rites islamiques. Pour des Kazakhs et autres peuples turciques d’Asie centrale, il est d’autant plus sacré d’être enterré sur nos terres d’origine », explique Alia Saguimbaïeva, qui déplore une coopération pas toujours simple avec les autorités russes. Fouiller dans les archives révèle aussi le caractère russo-centré de l’administration soviétique : les noms à consonances turciques dans les documents d’archives des mobilisés sont souvent mal orthographiés, ainsi que le nom de leur village d’origine.
« La plupart de nos hommes ne comprenaient pas bien le russe. Je pense que beaucoup ne comprenaient même pas pourquoi ils se battaient », explique Alia Saguimbaïeva. De quoi nuancer le caractère patriotique de l’engagement des soldats d’Asie centrale dans la guerre, que la jeune génération a tendance à nommer « Seconde Guerre mondiale » plutôt que « Grande guerre patriotique », nom communément donné en Russie.
Lors des célébrations organisées pour le 80e anniversaire de la capitulation du troisième Reich, l’expression « Grande guerre patriotique » était cependant toujours employée dans les discours officiels des pays d’Asie centrale, bien que les symboles investis font l’objet d’une plus grande prudence, surtout au Kazakhstan. Pour se distancer du narratif russe de cette guerre mondiale idéologisé par le Kremlin, dont la guerre en Ukraine ne serait que le prolongement, Astana a tenté cette année de remplacer par des rubans aux couleurs jaune et bleu du drapeau kazakh le traditionnel ruban orange et noir de Saint Georges, symbole militaire que se sont appoprié les nationalistes russes.
Emma Collet est une journaliste indépendante basée au Kazakhstan. Spécialisée sur l'Asie centrale et le reste de l'espace post-soviétique, elle est rédactrice en chef de Novastan, seul média européen consacré à l'actualité des pays centrasiatiques. Elle couvre également la région Eurasie pour des médias français tels que Le Monde, L'Express ou Ouest-France, ainsi que plusieurs médias anglophones.