Qui est Steve Witkoff ? Comment un promoteur immobilier, un milliardaire, est-il devenu une figure incontournable dans les négociations russo-américaines sur l’avenir de l’Ukraine? Pour quelle raison a-t-il adopté des éléments de langage du Kremlin ? Pour la chercheuse franco-britannique, la réponse est sans équivoque : Witkoff agit dans les intérêts d’une partie des élites américaines et russes que le rétablissement des liens commerciaux entre la Russie et les États-Unis arrangerait, au détriment des intérêts légitimes de l’Ukraine.
Lorsque Steve Witkoff, négociateur en chef du président Trump, et le président russe Vladimir Poutine se sont rencontrés pour la quatrième fois au Kremlin le 25 avril, leurs sourires radieux et leurs poignées de main fermes traduisaient la camaraderie et la confiance de partenaires commerciaux ou diplomatiques entamant les dernières phases d’une négociation mutuellement avantageuse. Poutine l’a même salué en anglais, offrant un rare aperçu de ses compétences linguistiques.
On peut comprendre l’enthousiasme du président russe. La dernière fois que Witkoff s’est rendu à Moscou, il est rentré chez lui en répétant les arguments russes sur l’Ukraine, suggérant sur Fox News que la guerre n’avait pas été provoquée par la Russie et acceptant la légalité des référendums truqués de 2022 visant à intégrer à la Russie les quatre oblasts ukrainiens partiellement occupés. Dans l’interview accordé à Tucker Carlson, il n’a pas cillé lorsque ce prétendu journaliste a suggéré que « le rapprochement de l’OTAN des frontières russes était équivalent à la présence du Hamas à la frontière israélienne ».
Après sa rencontre avec Poutine le 11 avril à Saint-Pétersbourg, Witkoff a rapporté avoir lancé l’idée que les États-Unis devraient reconnaître la Crimée comme russe et suggéré que l’Ukraine accepte la perte des oblasts de Louhansk, Donetsk, Kherson et Zaporijjia, y compris les parties encore sous contrôle ukrainien.
S’écartant du protocole diplomatique, Witkoff s’est retrouvé seul avec Poutine lors de sa dernière rencontre à Moscou. Ni l’ambassadeur américain, ni aucun autre membre du personnel de l’ambassade ou du département d’État n’étaient présents, et il s’est contenté des traducteurs du Kremlin. Cela a suscité des inquiétudes dans les milieux diplomatiques et offre une explication au fait qu’il ait ramené un plan de paix qui reflète autant les intérêts et les exigences de la Russie : Witkoff serait simplement un homme d’affaires naïf qui, sans les conseils et le filtre de diplomates expérimentés ou de spécialistes de la Russie, s’est fait manipuler par Poutine.
Mais est-il vraiment un homme d’affaires maladroit ou, au contraire, l’incarnation de ce nouvel ordre mondial dans lequel les affaires internationales sont réduites à des transactions commerciales servant les intérêts d’une élite oligarchique internationale ?
L’implication de Witkoff dans les soi-disant pourparlers de paix entre la Russie et l’Ukraine a commencé lorsque la famille royale saoudienne, consciente de ses relations commerciales avec les fonds souverains du Moyen-Orient (Qatar et Abu Dhabi), lui a suggéré de s’entretenir avec Kirill Dmitriev, directeur du Fonds souverain russe et investisseur important dans le Fonds souverain saoudien. Selon de nombreuses sources d’information et Witkoff lui-même, Dmitriev a joué un rôle central dans l’organisation de la première rencontre entre Poutine et Witkoff le 23 février 2025, qui a permis la libération d’un citoyen américain, Marc Fogel, emprisonné en Russie depuis 2021.
Depuis, Witkoff est devenu l’émissaire international numéro un de Trump, travaillant en dehors du système et contournant parfois le secrétaire d’État Marco Rubio. De son côté, Dmitriev a pris une position presque similaire en tant que membre clé de l’équipe russe négociant avec les Américains. Il était présent à la dernière rencontre entre Witkoff et Poutine le 25 avril, aux côtés de Iouri Ouchakov, conseiller spécial de Poutine pour les relations internationales, une réunion à laquelle le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov était notablement absent. Lavrov se serait opposé avec véhémence à la présence de Dmitriev lors de la première réunion des équipes russe et américaine à Riyad le 18 février, et Poutine aurait dû intervenir pour que Dmitriev puisse y assister. Les raisons pour lesquelles Poutine a élevé Dmitriev à une position aussi importante restent floues, mais il est important de noter l’amitié et les liens commerciaux qui unissent la femme de Dmitriev et la fille aînée de Poutine, Katerina Tikhonova.
L’amitié entre Witkoff et Trump est plus facile à documenter, car elle remonte à quarante ans. Leur relation, née de longues années passées ensemble dans le milieu immobilier new-yorkais, est antérieure à la carrière politique et à la présidence de Trump, et est avant tout personnelle. La confiance que Trump accorde à Witkoff dépasse la sphère politique et s’apparente à une loyauté quasi familiale. Elle se poursuit également avec la génération suivante : le fils de Witkoff, Zac, est l’un des fondateurs de la société de cryptomonnaie de la famille Trump et, avec le fils du président, Eric, vient d’obtenir un financement de 2 milliards de dollars provenant d’un fonds soutenu par Abu Dhabi.
Lorsque l’on examine la carrière immobilière de Steve Witkoff, l’image d’un homme d’affaires naïf qui se trompe lourdement au Kremlin commence à s’effriter, laissant apparaître celle d’un homme d’affaires avisé et impitoyable, dont les liens avec des milliardaires russes et la mafia russe sont avérés.
Witkoff, dont les grands-parents paternels ont émigré de l’Empire russe, a commencé sa carrière dans un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit immobilier, mais s’est orienté vers la promotion immobilière au milieu des années 1980. L’un de ses premiers emplois dans l’immobilier a été celui de propriétaire bailleur et il aurait porté une arme sur lui lorsqu’il percevait les loyers, pour sa propre sécurité. Un magazine immobilier le décrit comme ayant travaillé sur les transactions les plus délicates de New York et comme possédant le talent nécessaire pour « trouver le point faible de chaque personne afin de sortir d’une impasse ». D’autres le qualifient d’ « animal, un dur à cuire de l’immobilier new-yorkais ».
L’empire immobilier de Witkoff est aujourd’hui estimé à plus de 2 milliards de dollars. Pas mal pour un homme d’affaires naïf. Sa société phare à New York est désormais dirigée par son fils, Alex Witkoff, Steve ayant décidé de se retirer de ses activités commerciales afin d’éviter tout conflit d’intérêts.
Mais tous les conflits d’intérêts de Witkoff n’ont pas été réglés aussi facilement.
L’un des partenaires commerciaux connus de Steve Witkoff est le milliardaire anglo-américain d’origine ukrainienne grandi en Russie, Len Blavatnik, qui y a fait fortune lors des privatisations des années 1990, notamment dans le secteur de l’énergie et celui de l’aluminium, gangrené par la criminalité. Blavatnik est proche de l’oligarque russe Vekselberg, sanctionné par l’Occident et accusé d’être proche des opérations d’influence malveillantes du Kremlin, et fait l’objet de sanctions personnelles en Ukraine.
Il est important de noter que Blavatnik, ou plus précisément Sir Len Blavatnik, n’est sanctionné nulle part ailleurs qu’en Ukraine, qu’il est un philanthrope bien connu, qu’il a été fait chevalier de la légion d’honneur en 2013 et qu’en 2017, Sa Majesté la reine Elizabeth II lui a décerné le titre de chevalier.
Malgré tout cela, Blavatnik et ses amis ont tout à gagner de la reprise des relations commerciales entre la Russie et les États-Unis.
Mais les liens de Witkoff avec la Russie vont au-delà des milliardaires russes.
En 2010, il a rédigé une lettre de recommandation pour Anatoly Golubchik, une figure notoire de la mafia russe et ex-soviétique à New York, lui permettant ainsi d’emménager dans un prestigieux immeuble en copropriété à New York. Dans cette lettre, citée par le magazine immobilier The Real Deal, Witkoff décrit Golubchik comme un ami et une personne jouissant d’une solide réputation et d’une grande intégrité.
Golubchik a été lié à l’organisation russo-américaine Taiwanchik-Trincher, qui avait des bureaux dans la Trump Tower. Il a été accusé de jeu, de blanchiment d’argent et d’extorsion, pour lesquels il a été condamné à cinq ans de prison.
Witkoff n’a pas nié avoir écrit la lettre de recommandation pour Golubchik, affirmant qu’il l’avait fait à la demande d’un ami, et ses avocats ont simplement déclaré qu’il le regrettait.
Une autre gaffe de la part de cet homme d’affaires naïf ?
Steve Witkoff ne peut être considéré comme coupable simplement parce qu’il est associé à des amis de la mafia russe ou à des oligarques russes sanctionnés proches de Poutine. Cependant, ces associations soulèvent de sérieuses questions quant à son jugement et à l’environnement commercial dans lequel il a choisi d’évoluer et de prospérer. Dans n’importe quel gouvernement occidental, cela soulèverait des signaux d’alerte potentiellement rédhibitoires s’il était soumis à un contrôle pour un poste gouvernemental nécessitant une habilitation secrète ou top secrète.
Et pourtant, Steve Witkoff est le principal négociateur des États-Unis non seulement pour les soi-disant pourparlers de paix en Ukraine, mais aussi pour le rétablissement des relations entre les États-Unis et la Russie, qui promettent d’importantes opportunités commerciales pour les deux parties. Dans un monde dirigé par les intérêts des élites et les tractations occultes, la frontière entre diplomatie et profit devient dangereusement floue, et les enjeux ne sont rien de moins que le destin des nations.
Pas étonnant que Witkoff n’ait pas voulu de témoins lors de sa dernière rencontre avec Poutine. Il aurait fallu une fortune pour acheter leur silence.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
<p>Samantha de Bendern est une écrivaine et journaliste britannique basée à Paris, spécialisée sur la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne.</p>