L’économie de la mort : des pyramides égyptiennes aux champs de bataille en Ukraine

Membres du groupe artistique russe Parti des morts à Paris, en mai 2025 // Party of the Dead

Par Borukh Taskin et Aaron Lea

Les choix économiques de l’humanité ont toujours reflété ses convictions les plus profondes, souvent exprimées à travers les cultes religieux qui ont façonné le destin des civilisations. Les auteurs comparent trois systèmes – le culte de la mort dans l’Égypte ancienne, le pragmatisme économique du christianisme primitif et l’économie de la mort contemporaine de la Russie – pour illustrer différentes manières dont les sociétés répartissent leurs ressources, en privilégiant soit l’investissement dans la mort, soit le soutien à la vie.

Les pyramides d’Égypte : comment les morts ont ruiné les vivants

L’Ancien Empire (2686-2181 av. J.-C.) incarnait le paradoxe de l’Égypte : l’immortalité architecturale obtenue au prix du sacrifice de la stabilité terrestre. La grande pyramide de Gizeh, tombeau du pharaon Khéops, a nécessité 2,3 millions de blocs de pierre et 40 000 ouvriers pendant deux décennies, cette construction gigantesque ayant coûté entre 20 et 30 % du PIB de l’Égypte antique.

La construction de lieux de sépulture est bien sûr une mesure keynésienne très sophistiquée, car elle assurait l’emploi et favorisait les innovations techniques. Mais les opportunités manquées étaient colossales : les ressources étaient détournées du développement de l’irrigation, de la construction de greniers et de l’expansion militaire, ce qui empêchait la diversification de l’économie, contrairement à la Mésopotamie, qui misait sur le commerce. Tant que les crues du Nil assuraient les récoltes de l’Égypte, la situation restait stable, mais vers 2200 avant J.-C., une période de sécheresse a commencé et le manque de ressources – investies dans la mort – a accéléré l’effondrement de l’économie. « Les pyramides étaient à la fois un triomphe spirituel et une bombe économique à retardement. À l’instar des États pétroliers modernes, l’Égypte antique identifiait son identité à une seule branche instable de l’agriculture fluviale », selon Amira Khalil, archéologue à l’université du Caire.

La révolution économique du christianisme : investir dans les vivants

L’appel de Jésus-Christ – « Laissez les morts enterrer les morts » (Luc IX, 60) – était également économique. Les premiers chrétiens réaffectaient les ressources destinées aux funérailles au bien commun : ils nourrissaient les pauvres, rachetaient les esclaves et soignaient les victimes de la peste. Au début, le christianisme était beaucoup plus avantageux que le paganisme sur le plan économique, car il réduisait au minimum les frais funéraires.

Au IIIe siècle après J.-C., les communautés chrétiennes de Rome géraient des soupes populaires et des hôpitaux financés par les dons de toutes les classes sociales. Les services religieux se déroulaient dans les maisons et non dans des temples, comme l’avait enseigné le Christ (« Car là où deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux », Matthieu 18:20), ce qui réduisait les frais généraux, tandis que le développement rapide du commerce favorisait la propagation du christianisme. Cette « économie de solidarité », comme l’appelle l’historien Peter Brown, donnait la priorité au capital social.

Pendant la peste antonine (165-180 après J.-C.), les communautés chrétiennes ont attiré de nouveaux convertis en démontrant la stabilité et l’attrait de leur modèle économique, qui n’existait pas dans le modèle stratifié de l’Égypte. Après la légalisation du christianisme sous Constantin (313 après J.-C.), la corruption s’est progressivement installée – indulgences médiévales, églises somptueuses –, mais les fondements de l’éthique ont été préservés. « Le christianisme offrait un meilleur retour sur investissement », estime l’économiste Jan Morris. « Les communautés prospéraient en investissant dans les écoles plutôt que dans les sarcophages. »

Bien sûr, les excès ont commencé plus tard, mais la capacité d’adaptation du christianisme primitif a prouvé sa force de la Rome urbaine aux provinces rurales et, contrairement à l’économie égyptienne dépendante du Nil, il a tiré parti de la mondialisation, renforçant la stabilité économique grâce à la diversité des pratiques religieuses et au rejet d’un culte de la mort coûteux.

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Transport du colosse de Djéhoutihétep. Dessin d’après un bas-relief d’el-Bersheh, publié par Sir John Gardner Wilkinson dans A Popular Account of the Ancient Egyptians, 1854 // Domaine public

L’économie de la mort sous Poutine

Le terme « économie de la mort » (smertonomika) proposé par Vladislav Inozemtsev décrit bien l’économie militaire de la Russie, où la mort des citoyens à la guerre finance la croissance économique. Les familles des contractuels reçoivent 150 000 dollars par soldat mort au combat, ce qui dépasse le salaire moyen sur une vie entière dans la plupart des régions russes ; en 2024, l’armée et les usines du complexe militaro-industriel auraient « mangé » près d’un rouble sur trois dépensés par le Trésor (29,5 %), et les actifs liquides du Fonds de prospérité nationale sont passés de 100 milliards de dollars en 2022 à 38 milliards en 2024. L’inflation (estimée à plus de 20 %) et les taux d’intérêt (nettement supérieurs au taux directeur de la Banque centrale, fixé à 21 %) étouffent le secteur civil et réorientent les priorités d’investissement vers la guerre et la fabrication d’armes meurtrières, ce qui rend l’économie russe similaire au modèle de répartition faussée des ressources de l’Égypte antique, qui mettait l’accent sur le financement du culte de la mort.

Le Kremlin donne la priorité au financement de la guerre, c’est-à-dire à la mort, plutôt qu’aux mesures visant à améliorer le bien-être des citoyens, en utilisant une propagande massive pour masquer la contrainte à participer aux hostilités, créant ainsi un « consensus spirituel » fictif, comme cela avait été conçu et mis en œuvre dans l’Égypte antique.

La militarisation de la Russie ne fait que renforcer sa dépendance à l’exportation de ressources, ce qui rend son économie mortifère similaire à l’économie mono-agricole de l’Égypte, qui dépendait, comme cela a été prouvé, des caprices de la nature et des crues du Nil.

Les sanctions révèlent de plus en plus les vulnérabilités de ce type d’économie, car la dépendance de la Russie à l’exportation de combustibles fossiles (plus de 14 % du PIB) se heurte à un monde civilisé en voie de décarbonisation. « Le régime de Poutine ressuscite le scénario soviétique de la croissance militarisée, constate Olena Yourtchenko, de la Kiev School of Economics. Il s’effondrera lorsque la contrainte remplacera le consentement. »

Les rituels de mort comme théâtre de l’impuissance

Un sujet à part : le show-business, qui est devenu en Russie un véritable secteur mortifère, car des centaines de milliards de roubles sont dépensés pour produire des discours creux, des présentations, des émissions télévisées de propagande qui servent à exciter la passion guerrière et broient le capital humain pour le conformer à des priorités de développement social mal choisies. L’amour de l’ostentation et des formes extrêmes d’exhibitionnisme social se reflètent parfaitement dans les fêtes et les défilés russes.

Selon Michel Foucault, le défilé est une forme de spectacle disciplinaire dans lequel des corps organisés démontrent l’illusion du contrôle. En Russie, le défilé est un rituel d’impuissance et non une démonstration de force, où la technologie et les marches sont devenues les icônes du mensonge national. Les pharaons construisaient des pyramides au lieu de systèmes d’irrigation, et, en Russie, les marches militantes prospèrent au détriment des services publics. Il en résulte que toute l’économie mortifère fonctionne dans un concert étonnamment harmonieux, combinant une propagande de type militaire, qui s’abat depuis 25 ans sur la tête des masses populaires, avec la réorientation des recettes d’exportation et d’une part importante du PIB vers le financement des opérations militaires, des guerres hybrides et de la production d’armes, qui réunit directement l’usine à idées du Kremlin et l’automate Kalachnikov dans un même flacon, formant une gigantesque industrie de destruction de valeur, dont la part dans le PIB atteint en pourcentage le niveau des dépenses militaires en URSS.

Dans une société où les drones ou les gilets pare-balles sont achetés avec l’argent des bénévoles, et où la place Rouge est nettoyée jusqu’à briller comme un miroir, le défilé est devenu un substitut au résultat. Dans les pays développés, les défilés militaires ont depuis longtemps été réduits au rôle de fêtes municipales. En Russie, c’est le contraire : le défilé y est nécessaire comme une nouvelle injection de mythe. La « deuxième armée du monde », qui a fait d’énormes sacrifices, mène une offensive en Ukraine, et c’est pourquoi le char Armata, qui a calé lors du défilé de 2015, est et reste à la fois un mythe national et un triomphe.

Le culte russe de l’apparence est une forme qui prétend être l’essence même, une esthétique qui cache le vide et les vols, habille une impuissante économie de la mort en uniformes d’apparat. Slavoj Žižek dirait probablement que l’apparence est engendrée par le pouvoir qui déifie la violence.

Le chemin de l’Église : de la solidarité à la sacralisation de la hiérarchie

Le christianisme primitif, qui s’est répandu le long des routes commerciales de l’Empire romain, a fait preuve d’une étonnante flexibilité économique, construisant des communautés fondées sur l’entraide et la durabilité, mais la branche orientale du christianisme a suivi un chemin tout à fait différent. En Russie, l’orthodoxie est rapidement passée d’une force de croissance sociale à un mécanisme de stabilisation du pouvoir, en accentuant  la tradition byzantine de l’union de l’Église et du trône. L’aspect économique de l’éthique chrétienne a été déformé à des fins de sacralisation de l’État, la souffrance devient une vertu et la pauvreté une forme d’obéissance. Cette privatisation du capital religieux a transformé l’orthodoxie en une idéologie de soumission, dans laquelle la religion ne sert pas la paroisse, mais le culte étatique du pouvoir.

Si en Occident, le christianisme a été intégré dans la création des universités, des hôpitaux et des bourses, en Orient, il est devenu partie intégrante de l’infrastructure de la peur et de la soumission. C’est ainsi qu’est apparue une configuration particulière du pouvoir et de la foi, dans laquelle l’Église orthodoxe russe actuelle ne réforme pas la société, mais ritualise sa stagnation, légitimant la violence comme un phénomène sacré et la mort comme une mission.

Le passage d’une économie chrétienne de la vie à l’intégration de l’Église dans l’infrastructure de la discipline et de la mort a préparé le terrain pour l’économie de la mort – et c’est là que commence le rôle « biopolitique » de l’Église dans la Russie contemporaine, sa transformation en l’un des principaux mécanismes disciplinaires, au sens de Michel Foucault. La soumission de l’Église à l’État existait depuis l’époque d’Ivan le Terrible mais, sous Poutine, le lien entre Église et État a atteint de nouveaux sommets : l’Église sert d’architecture pour contrôler les corps et les consciences, remplaçant la foi par les instruments du pouvoir. Si le christianisme primitif s’investissait dans la vie, dans les écoles, dans les hôpitaux, l’Église orthodoxe russe s’investit dans la glorification de la mort et de la souffrance. Dans la logique de Foucault, il s’agit d’un biopouvoir qui contrôle le corps comme un objet de sacrifice.

Les rituels, les processions, les prières pour les soldats ne sont plus des actes de foi, mais des procédures disciplinaires visant à légitimer la violence. En ce sens, l’Église orthodoxe russe agit comme un régime de « répression disciplinaire », où le pastorat devient un instrument de substitution à la rationalité politique. Comme l’écrivait Herbert Marcuse, dans une « société unidimensionnelle », la fausse liberté masque une véritable soumission. L’Église en Russie a son propre défilé et son propre objectif : imiter activement la spiritualité, en remplaçant la recherche d’un sens religieux par l’acceptation de la souffrance.

La mort comme gloire, ou les sacrifices humains

À l’instar de l’économie de la mort (qui caractérise le système économique créé par le Kremlin : les indemnités versées aux familles des soldats contractuels stimulent la croissance et justifient le sacrifice), la glorification de la mort définit le rôle de l’Église dans la sanctification de ce sacrifice, qui élève la mort au-dessus de la vie. Les déclarations du patriarche Kirill et d’autres hiérarques présentant la guerre en Ukraine comme une lutte sacrée contre l’Occident moralement décomposé transforment les soldats tombés au combat en martyrs modernes, et leur mort à la guerre est bénie comme faisant partie du plan divin et comme le seul bénéfice social de la vie d’un Russe.

L’Église du Kremlin a créé une alliance unique : l’État finance la mort, l’Église rend la mort sacrée.

Les conséquences de la glorification de la mort dépassent le cadre de la religion, car en glorifiant la vie après la mort, l’Église orthodoxe russe soutient implicitement une structure sociale qui sacrifie le progrès, l’innovation et la paix au nom d’idéaux mortifères. Cela montre un abandon radical de l’éthique de la vie du christianisme primitif, qui consacrait ses ressources non pas à la vénération de la mort, mais au soutien des communautés : nourrir les affamés, prendre soin des plus vulnérables.

Aujourd’hui, la mort est une valeur qui façonne une nation : elle est à la fois une affaire lucrative, un objectif suprême et une vertu. L’Égypte antique a investi dans les pyramides, épuisant son économie, tandis que l’Église russe bénit le champ de bataille, soutenant les fausses priorités de développement choisies par le Kremlin pour le peuple qu’il contrôle. Mais les investissements des pharaons, réalisés il y a 4 000 ans, rapportent chaque année jusqu’à 15 milliards de dollars à l’économie égyptienne moderne grâce au tourisme, tandis que la destruction héroïsée des citoyens en Russie donnera très bientôt une valeur actuelle nette (NPV, Net Present Value) négative à l’économie de la mort.

L’avenir de l’économie de la mort

Dans un contexte de guerres permanentes, les sociétés doivent choisir : investir dans les infrastructures ou dans les chars, dans les hôpitaux ou dans les missiles. On pourrait penser que les tombes des pharaons et les tranchées en Ukraine devraient dissuader les dirigeants de brûler l’avenir du pays pour des fantômes du passé.

Mais le Kremlin ne se laisse pas dissuader et continue de se battre. C’est pourquoi l’économie russe, alimentée par les dépenses militaires et les allocations pour la participation aux combats et la mort des contractuels, sera presque certainement confrontée à une crise d’ici 2030, voire plus tôt.

Le Centre russe indépendant d’analyse macroéconomique et de prévision à court terme prévoit un ralentissement de la croissance à 1,3-1,9 % en raison du déficit budgétaire (2 700 milliards de roubles en 2025) et des taux d’intérêt élevés (21 %).

La Banque centrale de Russie table sur une croissance du PIB de 1,7 % en 2025, avec une inflation de 7 % et un taux de chômage de 2,6 %.

Le FMI prévoit une stagnation de la Russie (1,4 % en 2025), avec un PIB en baisse de 20 % d’ici 2030 en raison des effets de la guerre et des sanctions.

La Banque mondiale table sur une croissance de 1,6 % en 2025, mais la chute des prix du pétrole en dessous de 73 dollars le baril, prévus par le budget, aggrave déjà le déficit. Or, le baril est actuellement à 64 $, et la tendance est à la baisse. 

SberCIB, centre d’analyse de la caisse d’épargne russe, la Sberbank, prévoit une croissance de 2,5 % par an, mais prévient que les sanctions freinent les investissements.

Le professeur Inozemtsev constate la stabilité de la « bulle financière » et s’attend à une stagnation d’ici 2026 si aucune réforme n’est mise en place.

Le doyen de la London School of Economics, Sergueï Gouriev, met en garde contre la fragilité structurelle, avec une croissance inférieure à 2 % en raison de la pénurie de main-d’œuvre et des moteurs fictifs de la croissance du PIB. Le Fonds de réserve stratégique sera épuisé d’ici 2027, ce qui aggravera la stagflation.

Et pendant ce temps, la mort et la gloire, sous les exhortations lugubres des popes, renforcent le fatalisme de la population, mais c’est précisément cela qui repousse les jeunes, or sans leur soutien, aucune société n’a jamais survécu. Sans paix et sans diversification de l’économie, c’est-à-dire sans renoncer à l’économie de la mort, un effondrement comme celui de l’URSS pourrait se produire, même si les liens étroits avec la Chine (ô, ces doux rêves de Moscou !) peuvent retarder ou atténuer la désintégration, qui ne se passera certainement pas sans effusion de sang cette fois, comme ce fut le cas en 1991.

Traduit du russe par Desk Russie

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Borukh Taskin est un analyste financier indépendant.

Programmeur et juriste, il a travaillé comme consultant et a été conseiller de plusieurs ministres et hauts responsables libéraux russes au niveau fédéral, contraints de quitter la Russie ou emprisonnés sur ordre du régime de Vladimir Poutine en raison de leurs convictions politiques.

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