Pourquoi l’identité compte dans un monde marqué par Trump et Poutine
Ce texte a été prononcé au Vabamu (musée des occupations) à Tallinn, le 15 mai 2025. L’auteur y réfléchit sur l’identité de l’Estonie, sur son histoire et son présent. Fin connaisseur de l’Estonie, il explique ce qu’est l’appartenance à une petite nation dont l’histoire et l’identité sont toujours au bord du gouffre, de l’oubli. Il affirme notamment que les Estoniens (et par extension les Lettons et les Lituaniens) ont eu raison sur presque tout, et en particulier sur la politique russe, et appelle à les écouter.
L’histoire et la géographie ont façonné l’identité de l’Estonie, et ont parfois menacé son existence. Vous, les Estoniens, vivez dans un mauvais voisinage (il ne s’agit pas de la Lettonie : c’est le voisin de l’Est qui compte), et ce voisinage est mauvais depuis des siècles. Non seulement vous traversez des épreuves, mais le reste du monde ne remarque même pas que ce sont des épreuves. En réalité, il ne vous remarque pas du tout.
Les Estoniens comprennent trop bien ces souffrances. Mon inspiration ici, c’est Lennart Meri, ancien président de ce pays et mon plus grand ami estonien. Dans son livre Hõbevalge, il évoque ce que l’on pourrait considérer comme la toute première intrusion étrangère en Estonie : une gigantesque météorite tombée ici il y a environ 3 500 ans.
Je suis un visiteur étranger relativement récent dans ce pays. Je suis arrivé pour la première fois en Estonie, alors sous occupation soviétique, en janvier 1990, en tant que correspondant étranger. Je suis devenu, pendant une brève période, le premier journaliste occidental résidant en Estonie depuis 1940. Plus tard, j’ai été l’actionnaire principal et le rédacteur en chef du Baltic Independent, où j’ai travaillé aux côtés de collègues estoniens tels que Tarmu Tammerk, Imbi Hepner, Asta Trummel et Lisa Trei. Mon fils aîné, Johnny, est né ici en 1993, premier bébé de l’Estonie membre de l’OTAN. J’ai eu l’immense honneur, en 2014, d’être le premier étranger à recevoir une carte de résident électronique. J’ai également eu l’honneur d’être invité à rédiger l’introduction de la traduction anglaise récemment publiée de Hõbevalge. Mes réflexions s’appuient donc sur 35 années de connaissance intime et affectueuse de l’Estonie et des Estoniens, de votre histoire, de votre géographie et de votre identité linguistique, culturelle, nationale et, bien sûr, électronique.
Mais revenons à cette météorite. Le spectacle étonnant d’une boule de feu, aussi grande et brillante que le soleil, traversant le ciel, visible sur tout le continent européen, et atterrissant sur l’île de Saaremaa, a placé l’Estonie dans le paysage mental du monde préhistorique ; s’il y avait eu des cartes à l’époque, on aurait dit que cela avait mis l’Estonie sur la carte. Meri a trouvé ce qu’il a considéré être des références à cet événement spectaculaire et inoubliable, qui a été transmis de génération en génération dans la tradition orale et consigné dans des mythes et légendes anciens, ainsi que dans les chroniques de l’Antiquité.
À un certain niveau, Hõbevalge nous rappelle que si nous interrogeons les textes anciens avec un esprit ouvert, nous pouvons arriver à des conclusions surprenantes, bien que nécessairement spéculatives. En bref – et cela devrait vous donner envie de lire le livre, plutôt que de vous en dissuader –, Meri soutient que l’Estonie actuelle n’est autre que la mystérieuse Ultima Thule, le lieu le plus septentrional mentionné dans la littérature et la cartographie grecques et romaines classiques. Si cela s’avère vrai, cette conjecture bouleverse une grande partie de ce que nous pensons de la compréhension de la géographie dans le monde antique.
Mais le travail de détective scientifique de Meri avait un autre aspect.
Meri écrivait au milieu des années 1970, à une époque où ces deux vieilles ennemies, l’histoire et la géographie, conspiraient contre l’identité de son pays, voire contre sa survie. Enfant, dans l’Angleterre des années 1970, je pouvais trouver l’Estonie dans l’Atlas mondial de mes grandes-tantes, publié en 1924. Mais dans l’atlas de mon école, les États baltes n’apparaissaient que sous le nom de « républiques socialistes soviétiques », petites provinces de l’empire du Kremlin. Les étrangers s’y rendaient rarement.
Les mensonges s’empilent sur les crimes, les crimes sur les mensonges. On disait souvent que Meri était quelqu’un d’« irrépressible ». C’était vrai. Il était difficile de lui faire faire quoi que ce soit qu’il ne voulait pas faire. Il était difficile de le faire parler quand il voulait se taire. Il était parfois difficile de l’empêcher de parler. Pourtant, le terme « irrépressible » était trompeur dans son cas. Car il avait été réprimé. Il avait été déporté en Sibérie à l’âge de 12 ans pour le « crime » de ses origines familiales. Il avait survécu en volant des pommes de terre. Son crime était d’être le fils de son père, Georg-Peeter Meri, un diplomate d’avant-guerre et le plus grand traducteur de Shakespeare en Estonie. Peu de gens dans le monde extérieur connaissaient ces histoires.
À l’époque où Meri écrivait, les déportations étaient terminées, mais la russification linguistique, culturelle et démographique battait son plein. En l’espace d’une dizaine ou d’une vingtaine d’années, les Estoniens allaient devenir une minorité dans leur propre pays ; du point de vue soviétique, ils étaient arriérés et insignifiants, une impasse nationaliste bourgeoise, une note de bas de page dans la grande histoire de l’internationalisme prolétarien. Qui se souvient de la République d’Ingrie du Nord ? Qui parle encore le vote, l’ingrien ou le vèpse ?
Que l’Estonie retrouve son indépendance seulement 15 ans plus tard semblait aussi improbable que la réapparition de l’Atlantide sous les flots. Ou aussi remarquable que la découverte que l’Ultima Thule, loin d’être mythique, existait réellement.
Avec la subtilité et l’espièglerie qui le caractérisent, Meri faisait passer un message profond lorsqu’il a écrit Hõbevalge. Pour Meri, ancrer l’Estonie et les Estoniens dans le temps et l’espace était un acte de défi, de résistance : il s’agissait de montrer que ce lieu et ce peuple existaient depuis des millénaires, bien avant leurs maîtres coloniaux russes. Le résultat est un manifeste de l’imagination, pour l’existence passée, présente et future de l’Estonie.
Et c’est la première leçon que les Européens, voire tous les étrangers, doivent apprendre. L’Estonie est un lieu réel, avec une histoire réelle, peuplé de personnes réelles, avec des espoirs réels, des craintes, des amours et des loyautés réelles. Ce n’est pas une construction cartographique, un accident historique, un État garnison de l’OTAN ou une case sur l’échiquier géopolitique.
Assis ici, à Vabamu, dans un lieu superbement conçu, évocateur et instructif, célébrant 35 ans de souveraineté retrouvée, il peut sembler superflu de souligner ce point. Qui a besoin de rappeler que l’Estonie est bien réelle ? Mais c’est là la deuxième leçon. Les Estoniens doivent lutter pour être mentionnés, pour être rappelés, pour être compris, pour être entendus.
Ces deux leçons, l’Estonie est bien réelle et l’Estonie est négligée, peuvent être difficiles à comprendre pour les étrangers. Personne ne remet en question l’existence de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, de l’Italie ou de la Suède. Ces pays ne risquent pas d’être rayés de la carte ou confondus dans les livres d’histoire. Il incombe aux habitants de ces pays, et à ceux dont la carte mentale est remplie de ces pays, de se rappeler, de temps en temps, ce que ressentent les personnes qui ont l’impression que leur histoire, leur identité, sont toujours au bord du gouffre ou de l’oubli.
J’aimerais ici citer un autre historien amateur parmi les plus connus au monde, et peut-être aussi l’un des moins compétents. En 2005, Poutine décrivait ainsi l’histoire de l’Estonie pendant l’entre-deux-guerres :
En 1918, la Russie et l’Allemagne ont conclu un accord en vertu duquel la Russie a cédé des territoires à l’Allemagne. Cela a marqué le début de l’État estonien. En 1939, la Russie et l’Allemagne ont conclu un autre accord, et l’Allemagne a rendu ces territoires à la Russie [et] ils ont été absorbés par l’Union soviétique. Ne discutons pas maintenant si cela était bien ou mal. Cela fait partie de l’histoire. C’était un accord, et les petits pays étaient les monnaies d’échange dans cet accord. Malheureusement, c’était la réalité de l’époque…
À ce stade, notre autodidacte influent traitait le passé comme une sorte de processus géologique, sans composante morale et sans pertinence pour le présent. Mais il a changé d’approche. Le voici à nouveau, écrivant en 2020 :
À l’automne 1939, l’Union soviétique, poursuivant ses objectifs stratégiques militaires et défensifs, a entamé le processus d’annexion de la Lettonie, de la Lituanie et de l’Estonie. Leur adhésion à l’URSS a été mise en œuvre sur une base contractuelle, avec le consentement des autorités élues.
Cette interprétation de l’histoire représente une attaque politique profonde contre les États baltes. Non seulement elle légitime l’occupation, mais elle transforme l’indépendance acquise après 1991 en quelque chose de conditionnel et donc de temporaire. Si cela s’est produit une fois, cela peut se reproduire.
Personne ne l’a vu plus clairement que Meri. Peu de gens ici auront besoin de se rappeler sa condamnation cinglante de l’amnésie de la Russie à l’égard des crimes du passé soviétique, dans un discours prononcé à Hambourg le 25 février 1994 :
Pourquoi la nouvelle Russie postcommuniste, qui prétend avoir rompu avec les traditions néfastes de l’URSS, refuse-t-elle obstinément d’admettre que les nations baltes – Estoniens, Lettons et Lituaniens – ont été occupées et annexées contre leur gré et en violation du droit international en 1940, puis à nouveau en 1944, et qu’elles ont ensuite été poussées au bord de l’extinction nationale par cinq décennies de soviétisation et de russification ?
Affirmer que l’Estonie avait rejoint l’Union soviétique « volontairement » revenait, selon lui, « à déclarer que des dizaines de milliers d’Estoniens, dont ma famille et moi-même, s’étaient laissés “volontairement” déporter en Sibérie par les Soviétiques ».
Il convient de noter que cette légère réprimande a provoqué le départ du chef de la délégation russe, qui a entraîné ses collègues dans une sortie théâtrale, claquant la porte, avant même qu’ils aient eu le temps de dîner. Ce fonctionnaire, qui était à l’époque à la tête du comité des relations économiques extérieures de Saint-Pétersbourg, allait devenir plus connu dans les années suivantes, notamment en tant qu’historien amateur. En effet, les deux citations que j’ai lues précédemment représentent certaines de ses contributions les plus marquantes, la première datant de 2005 en réponse à une question de la journaliste estonienne Astrid Kannel, et la seconde dans un article de 9 000 mots publié dans le magazine américain The National Interest.
Bien avant que le reste de l’Europe ne commence à voir que Staline et Hitler étaient les deux faces d’une même médaille, les Estoniens, tout comme les Lettons et les Lituaniens (ainsi que les Polonais et d’autres), savaient que la Seconde Guerre mondiale n’était pas une simple lutte manichéenne entre le bien et le mal, contrairement à l’image véhiculée par les films hollywoodiens. Ils savent qu’elle n’a pas commencé avec l’invasion de la Pologne en 1939, et encore moins avec l’offensive Barbarossa de 1941. Ils savent qu’elle ne s’est pas terminée en 1945. Pour l’Estonie, la fin réelle est survenue en septembre 1994, avec le retrait définitif des forces d’occupation vers la Russie.
On pourrait même affirmer qu’aujourd’hui encore, ce n’est pas vraiment terminé. Où se trouve l’insigne présidentiel, saisi après l’occupation soviétique ? Qu’est-il advenu des collections du Musée d’art estonien et de l’université de Tartu ? Elles se trouvent toutes à Moscou. Même pendant les années 1990, considérées comme une période heureuse, la Russie n’a montré aucune volonté de les restituer.
L’histoire reste une arme. Une interprétation politisée du passé, fétichisant notamment la victoire soviétique de 1945, est le fer de lance de la nouvelle idéologie russe. Le manifeste de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine était l’étrange essai de 5 000 mots de notre historien amateur intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens ». L’Ukraine y est décrite non seulement comme une création artificielle, mais aussi comme un pays dirigé par des néonazis au service de leurs soutiens étrangers. Les mêmes insultes sont proférées à l’encontre de l’Estonie, prétendument un pays où les néonazis se livrent à des émeutes.
En réalité, les seules émeutes dont on se souvienne en Estonie se distinguent par l’absence de participation estonienne. Il y a eu la tentative de l’Interfront de prendre d’assaut le château de Tompea en mai 1990, et bien sûr la nuit du Soldat de bronze en 2007, lorsque de vaillants patriotes russes ont détruit des abribus fascistes et pillé des magasins d’alcool fascistes.
Nous faisons quelques progrès ici. L’idée que la politique ethno-nationaliste de Poutine fait écho à celle d’Adolf Hitler envers les Volksdeutsche des Sudètes il y a 80 ans était autrefois choquante. Aujourd’hui, elle est courante. En 2008, la Déclaration de Prague sur la conscience européenne et le communisme a placé les crimes contre l’humanité commis par les nazis et les Soviétiques dans la même catégorie que les autres catastrophes du XXe siècle qui ont ravagé le continent européen, tout en précisant que chaque système de terreur devait être jugé séparément.
Mais le privilège épistémique occidental demeure. Les idées et les arguments avancés par des personnalités britanniques, allemandes ou françaises dans leur langue maternelle ont plus de poids que les voix provenant de pays supposés arriérés, pas tout à fait occidentaux, pas tout à fait sérieux, d’Europe « orientale ». Borat est désormais historien. Comme c’est amusant.
En conséquence, l’ignorance, l’arrogance, la naïveté, la complaisance, l’entêtement, la lâcheté et, surtout, la cupidité continuent de fausser notre compréhension de l’histoire. Les Estoniens ont peut-être amené les pays occidentaux à repenser le passé, mais pas encore à repenser sa pertinence pour le présent. Il est assez courant d’entendre les Occidentaux dire : « Nous aurions dû écouter les États baltes. » Il est moins fréquent qu’ils s’arrêtent réellement de parler pour écouter.
Mais ce que disent les Estoniens a de l’importance. Les Estoniens ont eu raison sur beaucoup de choses. Pas seulement sur la menace russe, si clairement décrite par Meri dans son discours il y a 32 ans, ni sur la pertinence de l’histoire pour le présent, mais aussi sur beaucoup d’autres choses.
Commençons par l’économie. Les Estoniens ont beaucoup mieux compris que nombre d’autres, dans la région et au-delà, le défi que représentait la transition. Ils savaient qu’il était important d’avoir de véritables propriétaires, c’est pourquoi ils ont privatisé les industries soviétiques par le biais d’enchères, et non à l’aide de faux programmes de bons.
Ils savaient qu’il était important d’avoir des prix réels, reflétant l’offre et la demande, et non le caprice des bureaucrates ou la pression politique. Ils ont donc supprimé les subventions et tous les autres mécanismes d’ingérence de l’économie planifiée.
Ils savaient qu’il était essentiel d’avoir une monnaie réelle, avec une valeur réelle, une stabilité réelle et une convertibilité réelle. Cela montrerait la détermination de l’Estonie à rompre fondamentalement avec l’économie planifiée soviétique, sa corruption, ses distorsions, ses pénuries et son gaspillage.
Cela semble aujourd’hui relever du bon sens. Mais à l’époque, un responsable du FMI en visite dans la région affirmait que l’ancienne Union soviétique devait avoir ce qu’il appelait « une monnaie commune de Tallinn à Tachkent ».
Ce n’était pas la première fois que les Estoniens écoutaient poliment et ignoraient les mauvais conseils venus de l’étranger. Le 20 juin 1992, l’Estonie est devenue le premier pays à abandonner le rouble, ces billets gras et fragiles dont nous gardons un souvenir si peu agréable. Toute devise étrangère valait mieux que le « O.R. », ou rouble d’occupation. Ils ne voulaient pas non plus de cette monnaie fantaisiste, les bons, coupons et autres monnaies de transition qui étaient très en vogue à l’époque.
La thérapie de choc en Estonie a eu un coût. Rien qu’en 1992, la production industrielle a chuté de 62 % ; le PIB a baissé de 38 % entre 1989 et 1995. À l’extérieur, on déplorait cette situation. Mais on ne se rendait pas compte qu’une grande partie de cette soi-disant production n’avait aucune valeur. Les usines fabriquaient des produits qui valaient moins que les matières premières utilisées. Comme l’a souligné le grand économiste polonais Jan Winiecki, la vache soviétique buvait plus de lait qu’elle n’en consommait. L’ancienne vache soviétique n’a pas changé ses habitudes. Elle a continué à manger. Et le lait, dans une économie de marché, avait de moins en moins de valeur.
Lorsque les observateurs extérieurs ont recommandé de freiner, le gouvernement estonien a appuyé sur l’accélérateur. Pas de subventions. Pas de contrôle des prix. Vente aux enchères de toutes les industries publiques, qui sont passées entre les mains de véritables propriétaires. Impôts forfaitaires sur le revenu et les bénéfices. Un impôt foncier, dont les économistes d’autres pays ne peuvent que rêver en raison de sa simplicité, de son faible coût de perception et de son équité.
Cela a fonctionné. En 1992, le revenu national par habitant de l’Estonie était égal à un sixième de la moyenne européenne, il avait atteint les deux tiers de ce niveau en 2008.
Depuis lors, l’histoire est moins encourageante. Rétrospectivement, beaucoup de choses auraient pu être faites différemment ou mieux. Une construction effrénée a défiguré le paysage urbain de Tallinn pendant une génération. La bulle bancaire qui a précédé 2008 a rendu la crise financière qui a suivi particulièrement douloureuse. L’argent facile du commerce de transit avec la Russie s’est avéré moins facile que prévu. Les grands projets d’investissement public, des routes et chemins de fer aux centrales nucléaires, ont été marqués par des retards et des indécisions. Les perspectives démographiques sont sombres. Les finances publiques ne sont plus aussi solides qu’auparavant. La croissance de la productivité est au point mort. Les amis de l’Estonie aspirent à ce qu’elle retrouve son esprit d’innovation, illustré par Skype, Wise et peut-être le plus connu : l’administration en ligne.
Alors que le miracle économique des 15 premières années reposait principalement sur le désengagement de l’État, la transition numérique a pris une direction diamétralement opposée. Il ne s’agissait pas de la main invisible d’Adam Smith, mais de l’exercice conscient d’une main directrice ferme et experte, de la création d’une identité numérique forte pour accéder aux services publics et privés, et de la mise en relation de ces services sur l’infrastructure X-road.
Une fois encore, les Estoniens à l’origine de ce bond en avant ont dû lutter contre des conseils peu utiles. Au lieu de conclure un gros contrat avec un prestataire international, ils ont adopté une approche frugale, en utilisant des solutions open source et en travaillant avec de petites entreprises locales. C’est aujourd’hui une bonne pratique internationale. Les pays plus riches ont gaspillé des milliards, voire des centaines de milliards, dans des systèmes moins performants que ceux dont les Estoniens bénéficient quotidiennement.
L’Estonie a également dû faire face à des conseils peu utiles sur un troisième front, celui des lois sur la langue et la citoyenneté. Deux très mauvaises idées, particulièrement répandues au début des années 1990, étaient que le russe devait être la deuxième langue officielle ou langue de l’État, et que la citoyenneté devait être accordée selon le principe de « l’option zéro », ce qui signifiait que tous les migrants de l’ère soviétique, bloqués en Estonie par l’effondrement de l’empire, devaient automatiquement obtenir la citoyenneté.
Les arguments contre ces mesures étaient simples et solides. Aucun autre pays n’était tenu de faire cela. L’Estonie n’expulsait pas les Russes. Elle ne leur interdisait pas de parler leur langue. D’une manière générale, toute personne qui prenait la peine d’apprendre l’estonien et d’accepter l’histoire et la culture de l’Estonie pouvait devenir citoyen. Le processus de naturalisation était beaucoup plus libéral que dans certains pays qui se montraient les plus prompts à donner des conseils non sollicités, sans réserve et, je dirais même, mal informés. Les Estoniens affirmaient leur droit à une identité collective dans un monde qui ne voyait les droits qu’à travers le prisme des choix individuels. Mais il était difficile de convaincre les journalistes en visite, les responsables étrangers et ceux qui se disaient experts en droits de l’Homme.
Les Estoniens ont également remporté cette bataille. Les pays baltes ne sont pas devenus le théâtre de ce que les journalistes occidentaux condescendants aimaient appeler un « conflit ethnique à la balkanique ».
Ma troisième et dernière leçon pour le monde extérieur est la suivante : écoutez les Estoniens. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’économie. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’innovation. Écoutez-les lorsqu’ils parlent d’identité numérique. Et surtout, écoutez-les lorsqu’ils parlent de sécurité.
Les Estoniens n’avaient pas seulement raison au sujet de la Russie. Ils avaient raison en matière de défense et de dissuasion. Ils ont maintenu leurs dépenses de défense à 2 % du PIB à un moment où d’autres pays les réduisaient à des niveaux honteusement bas. Si d’autres pays avaient fait de même, nous ne serions pas aujourd’hui confrontés à une opinion publique américaine et à un président américain qui considèrent les alliés européens comme des profiteurs.
Les Estoniens ont également été les premiers à promouvoir l’idée de la défense citoyenne qui compte au total 29 000 volontaires. Le registre de mobilisation comprend au total 230 000 personnes ayant une expérience ou des fonctions militaires, soit un cinquième de la population.
Une fois encore, l’Estonie a dû lutter contre de mauvais conseils. La défense territoriale, au moment où vous avez rejoint l’OTAN en 2004, était considérée comme anachronique. D’autres pays l’avaient abandonnée. Pas l’Estonie. Aujourd’hui, ces pays s’empressent de rétablir ces capacités. J’espère qu’ils seront prêts à temps. Alors que l’Europe s’efforce de se réarmer, sa première ligne de défense se trouve ici, en Estonie. Elle devrait être plus reconnaissante. Les Ukrainiens nous ont fait gagner du temps. L’Estonie a utilisé ce temps à bon escient. D’autres, moins.
La défense ne se résume pas aux dépenses militaires. La désinformation est désormais considérée comme une menace mortelle pour la démocratie. Là encore, l’Estonie a pris les devants, tant en matière de suivi des opérations d’information étrangères que de lutte contre celles-ci par des messages forts en estonien et en russe. Vingt grands pays occidentaux considéraient cette menace avec scepticisme. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Et puis il y a le contre-espionnage. Le Kapo a publié son premier rapport en 1999, couvrant l’année précédente, malgré l’opposition des services partenaires. À l’époque, la sagesse conventionnelle dans le monde de l’espionnage était que moins on en disait, mieux c’était. Pourquoi laisser les Russes savoir ce que vous savez ? Pourquoi inquiéter le public ? La décision de l’Estonie de publier un rapport public a été considérée comme imprudente et regrettable.
Les choses ont changé. Nous disposons désormais de rapports annuels des services de sécurité et même d’évaluations des menaces par les services de renseignement étrangers, et de plus en plus par les agences de renseignement militaire dans de nombreux pays de la région nordique et balte. Comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour en Estonie, cette approche est considérée comme relevant du bon sens. Et comme pour beaucoup de choses qui ont vu le jour ici, personne ne s’excuse d’avoir rejeté l’idée à l’époque. Personne ne félicite l’Estonie d’avoir eu cette idée en premier.
Il vaut la peine de relire ce premier rapport du Kapo. Il commence par un rappel historique, soulignant que 90 % des anciens employés de la police de sécurité de la république d’avant-guerre avaient été tués avant la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le rapport mentionne également la menace que représente l’espionnage russe. Peu de gens se souviennent aujourd’hui de l’année où un agent des services secrets russes a été expulsé d’Estonie. C’était en 1996. Comme les Estoniens l’expliquent à ceux qui veulent bien les écouter, les problèmes avec la Russie sont antérieurs à Poutine. Et ils lui survivront.
Beaucoup de pays ont des problèmes avec les espions russes. Un petit nombre d’entre eux prennent des mesures pour y remédier. Depuis 35 ans, la tendance dans la plupart de ces pays est de passer sous silence ces problèmes. On expulse l’officier des services secrets. Les personnes qu’il a recrutées sont mises à la retraite anticipée ou affectées à des postes fantômes dans un pays lointain. On ne les poursuit pas en justice. Pourquoi laver son linge sale en public ?
L’Estonie adopte une position opposée. Elle expulse sans hésiter les espions étrangers, licencie et poursuit les traîtres. Le cas le plus dommageable est peut-être celui d’Herman Simm, le plus haut responsable des services secrets russes démasqué au sein de l’OTAN. Les autorités estoniennes m’ont autorisé à l’interviewer en prison pour mon livre Deception. Cette approche peut être embarrassante sur le moment, mais c’est exactement la bonne chose à faire. Elle ne sape pas la confiance du public, elle la renforce. Elle renforce également la dissuasion. Les agents secrets et les procureurs estoniens qui traitent ces affaires, ainsi que les personnalités politiques qui les soutiennent sans faille dans leur travail, méritent notre gratitude. Et pas seulement celle des Estoniens.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Écrivain britannique et spécialiste de la sécurité. Il est chercheur principal non résident au Centre d'analyse des politiques européennes. Jusqu’en 2018, il était rédacteur en chef de The Economist. Il est auteur de plusieurs livres dont le prémonitoire The New Cold War: How the Kremlin Menaces Both Russia and the West, Bloomsbury Publishing PLC, 2008, qui reste de la plus grande actualité.
Photo : Saeima via Flickr sous licence CC BY-SA 3.0.