Le titre de cet éditorial est tiré du célèbre discours de Winston Churchill daté du 5 octobre 1938, dans lequel il condamnait les accords de Munich. L’historienne française compare le lâchage de l’Ukraine par l’administration Trump à ces accords entre l’Allemagne hitlérienne d’un côté et la France et l’Angleterre de l’autre, qui ont laissé la Tchécoslovaquie en proie aux appétits d’Hitler et qui ont ouvert la voie à la Seconde Guerre mondiale. En refusant la livraison d’armes à l’Ukraine, les États-Unis se couvrent d’une infamie dont ils auront du mal à se laver.
« “Nous d’abord !” telle est la devise au nom de laquelle la propagande totalitaire flatte l’égoïsme de chaque électeur, en ayant l’air de glorifier celui de la Nation. »
Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-âmes, in : Scandale de la vérité, Éditions Robert Laffont, 2019, p. 683
Chaque nation a dans son histoire des pages d’infamie dont elle se souvient la honte au front. Pour la France et la Grande-Bretagne, ce furent les accords de Munich de septembre 1938 autorisant Hitler à entamer le démembrement de la Tchécoslovaquie, prélude à l’invasion de ce pays en mars 1939. Les Français commirent cette faute par faiblesse, les Britanniques par aveuglement. Les dirigeants français furent coupables de trahison, abandonnant au prédateur un pays allié, alors qu’ils n’avaient aucune illusion sur les intentions d’Hitler. Les dirigeants britanniques péchèrent par cécité, croyant qu’Hitler se comporterait « en gentleman », une fois que les intérêts « légitimes » de la sécurité du Reich seraient pris en compte par Londres et Paris.
Les États-Unis sont aujourd’hui en train de tracer leur page d’ignominie. Au moment où l’Ukraine est soumise quotidiennement à des bombardements meurtriers, ou les forces russes essaient d’avancer sur tout le front, ils suspendent la livraison à l’Ukraine des armes de défense antiaérienne et des munitions d’artillerie déjà prêtes en Pologne pour l’expédition, armes d’une importance vitale pour ce malheureux pays assailli jour et nuit. C’est la deuxième fois qu’ils secondent ouvertement les forces armées de Poutine. On se souvient que les Russes ont « libéré » la région de Koursk parce que les Américains ont cessé de transférer des renseignements à l’armée ukrainienne le temps de l’offensive russe.
On compare cet abandon de l’Ukraine à celui de la Tchécoslovaquie par la France et l’Angleterre en 1938. C’est oublier les circonstances aggravantes du comportement américain. Paris et Londres n’ont fait que lâcher la Tchécoslovaquie au moment de la conférence de Munich. En suspendant sans crier gare des livraisons prévues de longue date, à un moment critique pour l’existence de l’Ukraine, les États-Unis se font les complices actifs du Kremlin. Ils poignardent l’Ukraine dans le dos, comme s’ils s’étaient concertés avec Moscou pour achever ensemble leur victime. En 1938, les Anglais étaient coupables de leur jobardise, s’imaginant qu’Hitler allait s’arrêter aux Sudètes comme il l’avait juré. Les Français étaient lucides mais paralysés par le sentiment de leur impuissance. Cependant à aucun de ces deux pays il ne fût venu à l’esprit d’assister Hitler dans l’assassinat d’une nation européenne. Dès 2022, les Russes n’ont jamais caché leur projet génocidaire à l’égard de l’Ukraine. Visiblement, l’administration Trump n’est nullement gênée de s’associer à cette immense entreprise criminelle du XXIe siècle, pourvu de recevoir un pourboire. Elle est donc infiniment plus coupable que ne le furent les Français et les Anglais en 1938. La tache dont elle éclaboussera la réputation des États-Unis ne s’effacera pas plus que le sang sur les mains de Lady Macbeth.
Jusqu’à présent les États-Unis ont été préservés du tragique de l’histoire, et c’est ce qui les sépare des Européens. Ils n’ont connu ni défaite sur leur sol, ni occupation étrangère, ni gouvernement de collaboration. Ils ignorent les ravages causés par le nationalisme et les idéologies. Cette absence de profondeur historique explique leur incroyable insensibilité à l’égard tant du martyre de l’Ukraine que des préoccupations de l’Europe. On croit rêver en entendant Trump comparer l’atroce guerre russo-ukrainienne à une querelle de gamins dans une cour d’école, ou le vice-président J. D. Vance militer activement pour installer des gouvernements de collaboration à la solde du Kremlin dans les démocraties européennes.
« On s’instruit de ses devoirs ou par ses propres malheurs ou par les malheurs d’autrui. Le premier moyen est plus efficace, mais l’autre est plus doux1 », remarquait l’historien grec Polybe. C’est ce premier moyen qu’a choisi l’Amérique de Trump en se donnant allègrement une administration infiltrée par la Russie, la seule puissance au monde travaillant à la destruction des États-Unis depuis plus d’un siècle. Elle commence à en payer le prix. Elle a perdu ses alliés, cassé son commerce, sabordé son prestige dans le monde. Le chaos menace de s’installer dans le pays, les clans dirigeants se déchirent en public, la guerre civile et l’effondrement de l’État ne semblent plus une perspective abstraite. La trahison de l’Ukraine sera peut-être un jour vue comme le premier jalon de cette descente aux enfers.
Desk Russie vous rappelle que Françoise Thom va présenter le cycle de cinq conférences : « Les instruments et les méthodes de projection de puissance du Kremlin de Lénine à Poutine », dans le cadre de l’Université Libre Alain Besançon. Plus de détails et inscription (en présentiel).
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.