Tel est le titre du tĆ©moignage de Stanislav Asseyev, journaliste et blogueur ukrainien, qui a vĆ©cu un enfer dans une prison secrĆØte de Donetsk. Le livre, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, sort aux Ćditions Atlande le 9 dĆ©cembre 2021. Nous publions ici la prĆ©face signĆ©e par Galia Ackerman et le dĆ©but du rĆ©cit haletant dāAsseyev qui plonge le lecteur au cÅur du mal tout en lui donnant un espoir : mĆŖme les pires Ć©preuves peuvent ĆŖtre surmontĆ©es. Asseyev viendra prochainement Ć Paris pour la promotion de son livre.
Lāhomme qui a vu lāenfer
Par Galia Ackerman
Ce livre est un tĆ©moignage extraordinaire, lucide et poignant Ć la fois, de lāĆ©crivain, journaliste et blogueur ukrainien Stanislav Asseyev, originaire de MakeĆÆevka, une ville miniĆØre du Donbass. Asseyev, qui travaillait Ć Donetsk, y est restĆ© aprĆØs la victoire des sĆ©paratistes soutenus par la Russie. Sous le pseudonyme de Stanislav Vassine, il a travaillĆ© en tant que correspondant pigiste de la radio Liberty. Il Ć©tait lāun des rares Ā« pro-ukrainiens Ā» Ć se trouver sur le territoire ennemi. Ses reportages permettaient aux Ukrainiens et Ć tous ceux qui sāintĆ©ressaient Ć lāUkraine de connaĆ®tre et de comprendre ce qui se passait dans la rĆ©publique sĆ©paratiste dirigĆ©e par des bandits armĆ©s, eux-mĆŖmes encadrĆ©s par des Ā« commissaires Ā» russes. Le 11 mai 2017, Asseyev a Ć©tĆ© arrĆŖtĆ© par les services de sĆ©curitĆ© de la DNR (sigle russe de la RĆ©publique populaire de Donetsk) et accusĆ© dāespionnage et dāextrĆ©misme. Il est restĆ© prisonnier pendant deux ans et demi, dont vingt-huit longs mois dans une prison spĆ©ciale de Donetsk dĆ©nommĆ©e Isolatsia. La veille du rĆ©veillon, le 29 dĆ©cembre 2019, il a Ć©tĆ© libĆ©rĆ© dans le cadre dāun Ć©change collectif de prisonniers de guerre entre lāUkraine et les sĆ©paratistes.
Isolatsia nāest pas une prison comme une autre : il sāagit dāune prison secrĆØte qui nāexiste pas officiellement. Elle se trouve Ć lāemplacement dāune ancienne usine de matĆ©riaux isolants (dāoĆ¹ son nom), un immense terrain industriel qui, pendant les derniĆØres annĆ©es avant lāoccupation, fonctionnait comme un centre artistique. Comme Ć lāĆ©poque des purges staliniennes, la direction de la Ā« rĆ©publique Ā» qui sāappuie sur lāusage de la violence pour rester aux commandes est paranoĆÆaque et cherche des ennemis : des traĆ®tres, des espions et des extrĆ©mistes. Isolatsia, une prison fantĆ“me, sert Ć extorquer des aveux aux prĆ©tendus ennemis. Il suffit dāune dĆ©nonciation, dāun mot imprudent, dāun coup de fil Ć quelquāun qui se trouve en territoire ukrainien, pour accuser untel de trahison. Le reste est facile : on sait pertinemment quāun ĆŖtre humain, Ć de rarissimes exceptions prĆØs, cĆØde sous la torture.
Chacun de nous a lu des tĆ©moignages glaƧants de gens qui ont Ć©tĆ© torturĆ©s dans des prisons syriennes ou russes, cambodgiennes ou nord-corĆ©ennes. Ć Donetsk, comme dans toutes les geĆ“les de rĆ©gimes dictatoriaux et totalitaires, les bourreaux ne sont pas tendres. Le lecteur trouvera ici des descriptions horribles de tortures par lāĆ©lectricitĆ©, avec des fils attachĆ©s aux parties gĆ©nitales, de viols systĆ©matiques et brutaux dāhommes et de femmes, de passages Ć tabac, de privations de sommeil et de nourriture, dāhumiliations quotidiennes incluant lāusage dāun langage ordurier, de menaces, dāinjonctions Ć rester des heures debout avec un sac enfoncĆ© sur la tĆŖte, dāordres de chanter des heures durant des chansons soviĆ©tiques, afin de couvrir les cris inhumains des victimes, de ramper sous une couche et dāaboyer comme un chien, etc. Ce qui est particuliĆØrement choquant dans les rĆ©cits dāAsseyev, cāest la cruautĆ© totalement gratuite, lāimpunitĆ© des tortionnaires qui jouissent de la tutelle du FSB, et lāabsence totale de sens. Pourquoi garder des gens Ć Isolatsia pendant des annĆ©es, dans l’attente dāun procĆØs ? Dāautant plus que les peines lourdes infligĆ©es Ć la suite de ces procĆØs ne sont presque jamais appliquĆ©es : les Ā« traĆ®tres Ā» et les Ā« espions Ā» sont gĆ©nĆ©ralement Ć©changĆ©s, sauf pour les militaires et les fonctionnaires de la Ā« rĆ©publique de Donetsk Ā» accusĆ©s des pires crimes, simplement parce quāils nāarrangent pas Moscou ou font de la concurrence Ć des bonzes locaux.
Paradoxalement, ce sont les gens ayant fidĆØlement servi le rĆ©gime qui sont particuliĆØrement maltraitĆ©s dans les cachots dāIsolatsia. Pour eux, comme jadis pour les bolcheviks arrĆŖtĆ©s par le NKVD, il nāy a ni Ć©change de prisonniers, ni possibilitĆ© de sāen tirer. Le rĆ©gime qui nāexiste que depuis huit ans est en train de dĆ©vorer ses propres enfants.
Pour Asseyev, un Ukrainien qui avait vĆ©cu Ć Donetsk avec son universitĆ© et ses thĆ©Ć¢tres, des vernissages dans les locaux dāIsolatsia et des parterres de roses au centre-ville, la prise du pouvoir par une sorte de junte militaire, inculte et brutale, soutenue par le Kremlin et le Ā« monde russe Ā», fut un choc Ć©norme. Mais cāest son long sĆ©jour Ć Isolatsia qui lāa transformĆ©. Aujourdāhui, quelques annĆ©es plus tard, il se demande encore si la souffrance quāil a vĆ©cue avait un sens. Voici ce quāil Ć©crit : Ā« Lorsque jāai commencĆ© Ć Ć©crire ce livre, je ne soupƧonnais pas moi-mĆŖme combien de questions il allait soulever. Lorsque jāen ai terminĆ© lāĆ©criture, je nāarrivais pas Ć croire que je nāavais pas pu en dĆ©gager la moindre rĆ©ponse. Peut-ĆŖtre la rĆ©ponse est-elle le livre lui-mĆŖme : pour lāĆ©crire, je devais survivre. Pour survivre, je devais savoir que jāaurais Ć lāĆ©crire. Ā»
Bien entendu, ce lieu absurde dirigĆ© par des sadiques haineux (qui finissent parfois eux-mĆŖmes en prison, comme cāĆ©tait Ć©galement dāusage pour les bourreaux du NKVD) nāa pas plus de sens que les camps de concentration nazis. NĆ©anmoins, le lecteur pourrait ĆŖtre Ć©tonnĆ© que ces pervers enregistrent tout ce quāils font, apparemment sans craindre que ces enregistrements ne soient un jour rendus publics. Pourquoi ?
Cette pratique horrible est rĆ©pandue en Russie, ce que nous montrent les rĆ©vĆ©lations rĆ©centes dāun ancien dĆ©tenu, lui-mĆŖme victime de sĆ©vices, lāinformaticien SergueĆÆ Saveliev, qui a fourni au site Internet GULAGU NET (Ā« Non au Goulag Ā») plus dāun millier de vidĆ©os attestant de tels crimes. Il sāest avĆ©rĆ© que les tortionnaires russes non seulement enregistraient les tortures, mais envoyaient en outre les vidĆ©os aux instances supĆ©rieures. Il sāagit donc de pratiques courantes et autorisĆ©es par les hautes instances du systĆØme pĆ©nitentiaire et du FSB qui a recours Ć la torture pour extorquer des Ā« aveux Ā».
Le tĆ©moignage dāAsseyev trouve ainsi une confirmation : Ć Isolatsia, on torture de la mĆŖme faƧon et avec la mĆŖme cruautĆ© que dans des geĆ“les russes. Alors que lāUkraine, malgrĆ© toutes les difficultĆ©s, suit un modĆØle europĆ©en, les Ā« rĆ©publiques Ā» du Donbass sāimprĆØgnent du modĆØle russe, qui ressemble de plus en plus Ć une dictature fĆ©roce. Le tĆ©moignage dāAsseyev devrait parvenir aux hauts responsables allemands et franƧais du format Normandie, aux grandes ONG, comme la Croix-Rouge ou Amnesty International, Ć tous ceux qui participent au Ā« rĆØglement Ā» du problĆØme du Donbass. Cāest peut-ĆŖtre ce livre qui les fera rĆ©flĆ©chir Ć ce quāimpliquent les accords de Minsk signĆ©s par le prĆ©sident Piotr Porochenko, sous une Ć©norme pression russe et internationale, au moment oĆ¹ des unitĆ©s de lāarmĆ©e ukrainienne Ć©taient prises en Ć©tau par les troupes russes. LāUkraine peut-elle instaurer un dialogue avec un rĆ©gime qui commet des crimes contre lāhumanitĆ© ? Peut-elle admettre une Ā« fĆ©dĆ©ralisation Ā» donnant aux chefs de Donetsk et de Louhansk la possibilitĆ© de torpiller nāimporte quelle loi et nāimporte quelle initiative progressiste et dĆ©mocratique ?
Mais le livre dāAsseyev va bien au-delĆ des questionnements politiques quāil provoque. Ce rĆ©cit parle Ć tout le monde. Car lāauteur raconte non seulement des faits, mais partage avec nous ses rĆ©flexions et ses sentiments. Il parle de Dieu, de fatalitĆ©, de suicide, de sexe et mĆŖme dāhumour. Le talent littĆ©raire dāAsseyev nous permet de revivre lāhorreur avec lui, mais aussi de rencontrer, via son rĆ©cit, un homme intelligent et cultivĆ©, un humaniste qui a pu traverser lāenfer sans ĆŖtre brisĆ©. Il nous confie la priĆØre athĆ©e quāil prononƧait dans sa geĆ“le : Ā« Seigneur, que cela ne me soit pas Ć©gal. Ā» On peut dire que sa priĆØre a Ć©tĆ© exaucĆ©e !
Chapitre 1. LāarrivĆ©e
Par Stanislav Asseyev
On nous dĆ©charge un par un. Certains ont les mains liĆ©es par des bandes adhĆ©sives, les miennes sont enchĆ¢ssĆ©es dans des menottes. Tout le monde a la tĆŖte dans un sac. Tout ce que jāai pris avec moi de la cave prĆ©cĆ©dente, cāest mon manuscrit. Le reste de mes possessions est sur moi. On nous aligne contre le mur, toujours la tĆŖte dans le sac, on nous fouille mĆ©ticuleusement. On māautorise Ć rĆ©cupĆ©rer les feuilles dans le vieux dossier.
On dĆ©barque et chacun de nous comprend avec le temps que lāon nāest pas dans une prison. Plus prĆ©cisĆ©ment, pas dans une prison officielle, oĆ¹ on amĆØne habituellement les gens. Ici, les chefs dāaccusation sont diffĆ©rents : espionnage, terrorisme, extrĆ©misme. Par la suite, jāĆ©coperai de deux condamnations, de quinze ans chacune, sur sept chefs dāaccusation. Six seront liĆ©s Ć mon activitĆ© professionnelle de journaliste et un concernera lāespionnage. Cāest le cas dāĆ peu prĆØs tout le monde dans cette prison pour les dĆ©tenus Ā« particuliĆØrement dangereux Ā», comme lāadministration a qualifiĆ© notre contingent. On nous met dans des cellules : toutes les portes sont peintes en noir, les fenĆŖtres en blanc. La lumiĆØre dans les cellules ne sāĆ©teint jamais, mĆŖme en plein jour. Ć peine sāouvre la porte que tout le monde saute de son lit, enfile un sac plastique sur la tĆŖte, se tourne vers la fenĆŖtre, les mains dans le dos. Tout cela ne prend que deux-trois secondes. Cāest le rĆØglement : interdiction de rester couchĆ©, de regarder en direction des fenĆŖtres ou des camĆ©ras vidĆ©oā¦
Alors, Isolatsia. La rue du Chemin radieux, au numĆ©ro 3. Nous nous sommes tous retrouvĆ©s dans lāancienne usine de matĆ©riaux isolants au centre de Donetsk. Elle est devenue une base militaire et, par extension, une des plus cruelles prisons de la Ā« DNR Ā». Cette prison nāa pas de catĆ©gorie, elle nāexiste pas officiellement. Officieusement, elle renferme des dizaines de personnes dans ses cellules et ses caves. Tout autour, du bĆ©ton et des armatures. Cāest la zone industrielle de lāusine que je ne verrai quāun an plus tard, lorsquāon māautorisera enfin Ć enlever le sac plastique avant de me rendre Ć la douche. Pour lāheure, nous avons du mal Ć nous habituer Ć la prĆ©sence du lavabo et des toilettes dans la cellule. Notre peau pĆØle aprĆØs la cave de la Ā« maison Ā» oĆ¹ jāai passĆ© un mois et demi. Les autres ont eu moins de chance ā ils y ont passĆ© plus de deux cents jours. Les conditions de dĆ©tention nous dĆ©routent : elles dĆ©routent quiconque entend parler de cette prison. Ā« Un camp de concentration avec lāair conditionnĆ© ? vous plaisantez ? Ā» entendais-je souvent dehors, lorsque jāessayais dāexpliquer ce quāĆ©tait la prison pour nous.
Bonā¦ vous ĆŖtes en effet accueillis par des plates-bandes de fleurs sous les fenĆŖtres si vous dĆ©barquez en Ć©tĆ©, vous trouverez lāair conditionnĆ© dans certaines cellules. Cāest la vĆ©ritĆ©, mais pas la vĆ©ritĆ© totale. Mon voisin blanchi en un mois vous en donnera une autre partie. Il nāa pas pu parler pendant une semaine, ayant perdu sa voix aprĆØs avoir criĆ© toute la nuit, les Ć©lectrodes collĆ©es Ć ses parties gĆ©nitales. Le courant Ć©lectrique et la peau du scrotum Ć©corchĆ©e parleront bien plus dāIsolatsia que lāair conditionnĆ©.
Ici, tout est symbole. Si vous traversez Isolatsia sans un sac sur la tĆŖte ā on peut gagner ce droit au bout de plusieurs mois ā vous verrez des tableaux de LĆ©nine, accrochĆ©s Ć la descente dāescalier menant Ć la cave, mais aussi son buste. Autrefois, le territoire de lāancienne usine de matĆ©riaux dāisolation Ć©tait une puissante plateforme culturelle. Ici se rĆ©unissaient les peintres et les artistes, Ć©taient organisĆ©es des expositions et des installations. Avec lāarrivĆ©e Ć Donetsk du Ā« monde russe Ā» et du FSB, LĆ©nine et son Ā« chemin radieux Ā» lāont emportĆ© : la route vers le paradis communiste sāest de nouveau transformĆ©e en enfer avec sa cave. Le rĆ©seau des abris atomiques de lāĆ©poque soviĆ©tique de lāancienne usine sāest transformĆ© en un rĆ©seau de tortures, alors que les hangars et les boxes qui affichaient les tableaux ont Ć©tĆ© remplis de chars et de centaines de mines.
Mais Isolatsia nāĆ©tait pas organisĆ©e uniquement comme une prison pour les dissidents. Certes, beaucoup de mes compagnons de cellule se sont retrouvĆ©s ici pour un Ā« message incorrect Ā» ou une expression de soutien Ć lāUkraine sur les rĆ©seaux sociaux. Une telle manifestation Ć©tait immĆ©diatement classĆ©e comme Ā« extrĆ©miste Ā» et entraĆ®nait cinq ans dāemprisonnement et plus. Du reste, jāĆ©coperai de cinq ans pour de simples guillemets dans mes reportages, les guillemets que jāutilisais pour la Ā« RĆ©publique populaire de Donetsk Ā», soulignant ainsi le fait quāil sāagit dāune entitĆ© non reconnue par la communautĆ© internationale ni mĆŖme la Russie. Ces guillemets vous conduisent immĆ©diatement Ć apposer votre signature sur un bout de papier affichant fiĆØrement lāarrestation dāun criminel qui Ā« nie la souverainetĆ© Ć©tatique de la DNR Ā». Un jour, je poserai la question Ć lāenquĆŖteur : Ā« Vous avez retenu sept chefs dāinculpation Ć mon encontre qui me condamnent presque Ć la perpĆ©tuitĆ©. Ces guillemets pour moi ne signifient plus rien. Mais vous nāavez pas de scrupule Ć briser la vie de ceux qui nāont Ć©crit quāune seule phrase sur leur page ? Cāest pour cela quāon devrait Ć©coper de cinq ans ? Ā» LāenquĆŖteur māavait rĆ©torquĆ© en toute franchise : Ā« En rĆØgle gĆ©nĆ©rale, celui qui met des guillemets pour Ć©crire Ā«Ā DNRĀ Ā» est aussi coupable dāespionnage Ā». Cette chaĆ®ne est infinie : la succession inĆ©puisable dāĀ« espions Ā» et dāĀ« extrĆ©mistes Ā» offre la possibilitĆ© de prendre aux victimes tout ce qui peut leur ĆŖtre pris. Les voitures, lāargent, les appartements, les biens et, dans mon cas, mĆŖme les couteaux de cuisine et quelques flacons de parfum (les derniers ont Ć©tĆ© volĆ©s lors dāune perquisition illĆ©gale : les hĆ©ritiers des tchĆ©kistes soviĆ©tiques, tout comme leurs ancĆŖtres aux grosses bottes et impers de cuir, ne sāembarrassaient de rien Ć Donetsk).
Et cependant, ce nāest quāun versant de la vie de ceux qui se retrouvaient Ć Isolatsia. Lāautre cĆ“tĆ© Ć©tait liĆ© au destin de ceux qui se sont battus pour ce systĆØme et se retrouvaient maintenant broyĆ©s par lui. En vingt-huit mois de ma prĆ©sence lĆ -bas, il nāy a pas eu un seul jour sans que je me retrouve dans la mĆŖme cellule quāun combattant local. Et ces caves ont vu tous les grades, du gĆ©nĆ©ral-lieutenant au soldat. Ć peine Isolatsia a-t-elle remplacĆ© les tableaux et les objets dāart par des fils barbelĆ©s et des mitraillettes quāelle sāest transformĆ©e en un lieu de torture pour les Ā« Cosaques Ā» : leurs bandes Ć©taient dĆ©sarmĆ©es et convoyĆ©es ici par leurs anciens Ā« camarades dāarmes Ā» jusquāen 2016. On pouvait admirer sur les murs de ma cellule leur peinture rupestre sous forme de noms de code et de chiffres pour les pĆ©riodes passĆ©es ici. Toutefois, seuls dāheureux Ć©lus pouvaient accĆ©der Ć la Ā« maison Ā», la plupart Ć©taient dĆ©tenus dans la cave, sur des palettes de bois, alors que les autres Ć©taient dĆ©truits physiquement. Le nombre de cadavres dans lāenceinte dāIsolatsia nāest toujours pas Ć©tabli. Mais il suffit de passer, en allant Ć la douche, devant la ventilation de lāune des mines pour ĆŖtre frappĆ© par lāodeur tenace des corps en dĆ©composition.
En 2017-2018, le systĆØme sāest mis Ć fonctionner avec plus de finesse : si, avant, personne ne sāembarrassait de crĆ©er des accusations officielles, dĆ©sormais on avanƧait les chefs dāaccusation de Ā« haute trahison Ā» et de Ā« dĆ©tention illĆ©gale dāarmes Ā» mĆŖme Ć ses propres militaires. Jāai Ć©tĆ© dĆ©tenu avec les reprĆ©sentants de presque tous les bataillons et brigades locaux, y compris les chefs des Ć©tats-majors et leurs adjoints. En 2017, vague aprĆØs vague, on jetait dans les caves, puis remontait dans nos cellules, des hommes brisĆ©s et totalement dĆ©sorientĆ©s, qui ne comprenaient pas pourquoi ils avaient versĆ© leur sang depuis un an. Certains, les plus tĆŖtus, Ć©taient emmenĆ©s avec leurs femmes, pour les rendre plus conciliants et obliger Ć signer ce quāon demandait.
Telle est la face extĆ©rieure de ce lieu. Je ne le comprendrai que plus tard, pour lāheure je sentais juste que quelque chose ne tournait pas rond. Non, jāĆ©tais encore Ć mille lieues dāimaginer oĆ¹ je māĆ©tais retrouvĆ© et ce qui māattendait, moi et des dizaines dāautres prisonniers, mais dĆØs les premiĆØres minutes, jāai senti quelque chose dāĆ©trange. Je nāai pas saisi tout de suite que cela Ā« provenait Ā» de la fenĆŖtre lĆ©gĆØrement entrouverte. CāĆ©tait Ć©vident : les voitures ! DerriĆØre nos fenĆŖtres passait lāautoroute et de lĆ provenait le bruit des vĆ©hicules. Cette pensĆ©e māa Ć©crasĆ© : dans la cave prĆ©cĆ©dente, lāunique son que nous pouvions entendre Ć©tait le bruit de lāascenseur. Ć peine disparaissait-il pour rĆ©apparaĆ®tre que nous comprenions que la nuit Ć©tait terminĆ©e. Cāest ainsi que nous mesurions le temps, et lorsque dans la cave ā une seule fois ā la lumiĆØre sāest Ć©teinte accidentellement et que lāÅil rouge de la camĆ©ra sāest allumĆ©, nous nous sommes sentis enterrĆ©s vivants entre ces murs froids.
DĆ©sormais, tout Ć©tait diffĆ©rent. Ce Ā« diffĆ©rent Ā» projette dans une des illusions les plus dangereuses qui puissent guetter ici : lāimpression que tous ces sons et toute cette lumiĆØre du jour veulent dire que cet emprisonnement ne durera pas. Jāentends les transports fonctionner et je me dis que je sortirai bientĆ“t Ć coup sĆ»r, parce que lĆ -bas, derriĆØre la fenĆŖtre, Ć seulement quelques mĆØtres, un tout autre monde existe. Dans la cave, nous pensions souvent quāil nāexistait plus. Quāil nāy avait plus ni hommes, ni voitures, ni soleil ni vent. Quāil nous est arrivĆ© quelque chose, mais que ce Ā« quelque chose Ā» est certainement arrivĆ© Ć lui aussi, ce monde sempiternel. Il nāĆ©tait pas possible que nous fussions les seuls Ć ĆŖtre plongĆ©s dans cet abĆ®me de noirceur. Ćvidemment, nous en parlions en plaisantant, mais il māarrivait de me demander combien de temps il faudrait passer ici pour y croire. Combien de temps dans cette obscuritĆ©, avant que ces pensĆ©es cessent de nous faire sourire ?
Et voilĆ quāil sāavĆØre que la vie nāa pas disparu. PremiĆØrement, ici, dans cette cellule, nous sommes accueillis par de nouvelles personnes. Il sāavĆØre quāon peut se retrouver dans une cellule collective et voir quelquāun, et non comme dans une cellule individuelle admirer une icĆ“ne couverte de moisissure une fois enlevĆ© le sac de la tĆŖte. DeuxiĆØmement, des gens roulent en voiture, quelquāun conduit ces bus remplis de gens qui se pressent pour aller quelque part. Leur vie continue, mais savent-ils seulement que nous sommes ici ? Ćvidemment quāils ne savent rien de nous, mais ils connaissent lāexistence de la prison : quelques mois plus tard, lāun des gardiens de la prison avouera que mĆŖme les bus Ć©vitent de sāarrĆŖter devant Isolatsia. La triste renommĆ©e dāun Ā« camp de concentration de Donetsk Ā» suscite chez ses organisateurs une vĆ©ritable fiertĆ©. Ce sont eux, les crĆ©ateurs de la peur, lāunique production de lāancienne usine.
Toutes ces pensĆ©es, tels des Ć©clats, se dispersent au coup de crosse contre la porte en mĆ©tal. Je saute littĆ©ralement de ma couche, comme une dizaine dāhommes dans la mĆŖme situation, et jāentends mon nom : Ā« Sac sur la tĆŖte ! Face au mur ! Baisser la tĆŖte ! Mains dans le dos ! Un pas Ć droite, vers la sortie ! Ā» Commence alors lāinspection. Ć ce moment, jāignore encore que nous nous trouvons entre les mains dāun des pires sadiques locaux. Sinistre ironie, cet homme exerce ici les fonctions de mĆ©decin. Il māa autorisĆ© Ć enlever mon sac de la tĆŖte, alors quāil restait masquĆ© de noir, et māa demandĆ© si jāavais des problĆØmes de santĆ© par suite de la dĆ©tention prĆ©cĆ©dente. Jāai rĆ©pondu que je ne sentais toujours pas les phalanges des pouces oĆ¹ Ć©taient attachĆ©s les fils. Ā« Ce nāest pas grave. Est-ce quāil y a quelque chose Ć signaler sur le fond ? Ā» Je ne trouvais rien Ć dire Ā« sur le fond Ā».
En anticipant sur les Ć©vĆ©nements, je dirai que cet homme se faisait toujours entendre lorsquāil arrivait Ć Isolatsia. Il hurlait terriblement sur les nouveaux arrivants dĆØs le couloir, les couvrant des pires jurons possibles et imaginables. Et la nuit, avec le maĆ®tre des lieux, il rĆ“dait dans les couloirs et extirpait les prisonniers de leur cellule. Ce qui leur arrivait ensuite dĆ©pendait de la quantitĆ© dāalcool dans leur sang et de lāimagination de ceux qui sāapprĆŖtaient Ć torturer. Cāest lui-mĆŖme qui le matin auscultait les cĆ“tes quāil avait cassĆ©es et les brĆ»lures laissĆ©es par les tortures. Mes doigts engourdis ne pouvaient que lāirriter.
Mais jāignorais tout cela pour le moment. De plus, me retrouver sans sac plastique sur la tĆŖte aprĆØs un mois et demi Ć le porter constamment provoquait en moi un inconfort : Ć©tonnamment, je me sentais presque coupable de me tenir la tĆŖte dĆ©couverte, alors que cāĆ©tait lui qui lāavait ordonnĆ©. Cāest alors que jāai compris combien jāavais changĆ© intĆ©rieurement, bien que mon chemin dans Isolatsia ne fĆ®t que commencer. Je me suis senti soulagĆ© lorsquāil māa ordonnĆ© de le remettre et de retourner dans la cellule : lĆ -bas, Ć travers la fenĆŖtre entrouverte, brillait encore de tous ses Ć©clats le monde extĆ©rieur.
NĆ©e Ć Moscou, elle vit en France depuis 1984. AprĆØs 25 ans de travail Ć RFI, elle sāadonne dĆ©sormais Ć lāĆ©criture. Ses derniers ouvragesĀ : Le RĆ©giment immortel. La Guerre sacrĆ©e de Poutine, Premier ParallĆØle 2019Ā ; Traverser Tchernobyl, Premier ParallĆØle, 2016.