DonbassĀ : Un journaliste en camp raconte

Tel est le titre du tĆ©moignage de Stanislav Asseyev, journaliste et blogueur ukrainien, qui a vĆ©cu un enfer dans une prison secrĆØte de Donetsk. Le livre, traduit de l’ukrainien par Iryna Dmytrychyn, sort aux Ɖditions Atlande le 9 dĆ©cembre 2021. Nous publions ici la prĆ©face signĆ©e par Galia Ackerman et le dĆ©but du rĆ©cit haletant dā€™Asseyev qui plonge le lecteur au cœur du mal tout en lui donnant un espoir : mĆŖme les pires Ć©preuves peuvent ĆŖtre surmontĆ©es. Asseyev viendra prochainement Ć  Paris pour la promotion de son livre.

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Lā€™homme qui a vu lā€™enfer

Par Galia Ackerman

Ce livre est un tĆ©moignage extraordinaire, lucide et poignant Ć  la fois, de lā€™Ć©crivain, journaliste et blogueur ukrainien Stanislav Asseyev, originaire de MakeĆÆevka, une ville miniĆØre du Donbass. Asseyev, qui travaillait Ć  Donetsk, y est restĆ© aprĆØs la victoire des sĆ©paratistes soutenus par la Russie. Sous le pseudonyme de Stanislav Vassine, il a travaillĆ© en tant que correspondant pigiste de la radio Liberty. Il Ć©tait lā€™un des rares Ā« pro-ukrainiens Ā» Ć  se trouver sur le territoire ennemi. Ses reportages permettaient aux Ukrainiens et Ć  tous ceux qui sā€™intĆ©ressaient Ć  lā€™Ukraine de connaĆ®tre et de comprendre ce qui se passait dans la rĆ©publique sĆ©paratiste dirigĆ©e par des bandits armĆ©s, eux-mĆŖmes encadrĆ©s par des Ā« commissaires Ā» russes. Le 11 mai 2017, Asseyev a Ć©tĆ© arrĆŖtĆ© par les services de sĆ©curitĆ© de la DNR (sigle russe de la RĆ©publique populaire de Donetsk) et accusĆ© dā€™espionnage et dā€™extrĆ©misme. Il est restĆ© prisonnier pendant deux ans et demi, dont vingt-huit longs mois dans une prison spĆ©ciale de Donetsk dĆ©nommĆ©e Isolatsia. La veille du rĆ©veillon, le 29 dĆ©cembre 2019, il a Ć©tĆ© libĆ©rĆ© dans le cadre dā€™un Ć©change collectif de prisonniers de guerre entre lā€™Ukraine et les sĆ©paratistes.

Isolatsia nā€™est pas une prison comme une autre : il sā€™agit dā€™une prison secrĆØte qui nā€™existe pas officiellement. Elle se trouve Ć  lā€™emplacement dā€™une ancienne usine de matĆ©riaux isolants (dā€™oĆ¹ son nom), un immense terrain industriel qui, pendant les derniĆØres annĆ©es avant lā€™occupation, fonctionnait comme un centre artistique. Comme Ć  lā€™Ć©poque des purges staliniennes, la direction de la Ā« rĆ©publique Ā» qui sā€™appuie sur lā€™usage de la violence pour rester aux commandes est paranoĆÆaque et cherche des ennemis : des traĆ®tres, des espions et des extrĆ©mistes. Isolatsia, une prison fantĆ“me, sert Ć  extorquer des aveux aux prĆ©tendus ennemis. Il suffit dā€™une dĆ©nonciation, dā€™un mot imprudent, dā€™un coup de fil Ć  quelquā€™un qui se trouve en territoire ukrainien, pour accuser untel de trahison. Le reste est facile : on sait pertinemment quā€™un ĆŖtre humain, Ć  de rarissimes exceptions prĆØs, cĆØde sous la torture.

Chacun de nous a lu des tĆ©moignages glaƧants de gens qui ont Ć©tĆ© torturĆ©s dans des prisons syriennes ou russes, cambodgiennes ou nord-corĆ©ennes. ƀ Donetsk, comme dans toutes les geĆ“les de rĆ©gimes dictatoriaux et totalitaires, les bourreaux ne sont pas tendres. Le lecteur trouvera ici des descriptions horribles de tortures par lā€™Ć©lectricitĆ©, avec des fils attachĆ©s aux parties gĆ©nitales, de viols systĆ©matiques et brutaux dā€™hommes et de femmes, de passages Ć  tabac, de privations de sommeil et de nourriture, dā€™humiliations quotidiennes incluant lā€™usage dā€™un langage ordurier, de menaces, dā€™injonctions Ć  rester des heures debout avec un sac enfoncĆ© sur la tĆŖte, dā€™ordres de chanter des heures durant des chansons soviĆ©tiques, afin de couvrir les cris inhumains des victimes, de ramper sous une couche et dā€™aboyer comme un chien, etc. Ce qui est particuliĆØrement choquant dans les rĆ©cits dā€™Asseyev, cā€™est la cruautĆ© totalement gratuite, lā€™impunitĆ© des tortionnaires qui jouissent de la tutelle du FSB, et lā€™absence totale de sens. Pourquoi garder des gens Ć  Isolatsia pendant des annĆ©es, dans l’attente dā€™un procĆØs ? Dā€™autant plus que les peines lourdes infligĆ©es Ć  la suite de ces procĆØs ne sont presque jamais appliquĆ©es : les Ā« traĆ®tres Ā» et les Ā« espions Ā» sont gĆ©nĆ©ralement Ć©changĆ©s, sauf pour les militaires et les fonctionnaires de la Ā« rĆ©publique de Donetsk Ā» accusĆ©s des pires crimes, simplement parce quā€™ils nā€™arrangent pas Moscou ou font de la concurrence Ć  des bonzes locaux.

Paradoxalement, ce sont les gens ayant fidĆØlement servi le rĆ©gime qui sont particuliĆØrement maltraitĆ©s dans les cachots dā€™Isolatsia. Pour eux, comme jadis pour les bolcheviks arrĆŖtĆ©s par le NKVD, il nā€™y a ni Ć©change de prisonniers, ni possibilitĆ© de sā€™en tirer. Le rĆ©gime qui nā€™existe que depuis huit ans est en train de dĆ©vorer ses propres enfants.

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Stanislav Asseyev // Sa page Facebook

Pour Asseyev, un Ukrainien qui avait vĆ©cu Ć  Donetsk avec son universitĆ© et ses thĆ©Ć¢tres, des vernissages dans les locaux dā€™Isolatsia et des parterres de roses au centre-ville, la prise du pouvoir par une sorte de junte militaire, inculte et brutale, soutenue par le Kremlin et le Ā« monde russe Ā», fut un choc Ć©norme. Mais cā€™est son long sĆ©jour Ć  Isolatsia qui lā€™a transformĆ©. Aujourdā€™hui, quelques annĆ©es plus tard, il se demande encore si la souffrance quā€™il a vĆ©cue avait un sens. Voici ce quā€™il Ć©crit : Ā« Lorsque jā€™ai commencĆ© Ć  Ć©crire ce livre, je ne soupƧonnais pas moi-mĆŖme combien de questions il allait soulever. Lorsque jā€™en ai terminĆ© lā€™Ć©criture, je nā€™arrivais pas Ć  croire que je nā€™avais pas pu en dĆ©gager la moindre rĆ©ponse. Peut-ĆŖtre la rĆ©ponse est-elle le livre lui-mĆŖme : pour lā€™Ć©crire, je devais survivre. Pour survivre, je devais savoir que jā€™aurais Ć  lā€™Ć©crire. Ā»

Bien entendu, ce lieu absurde dirigĆ© par des sadiques haineux (qui finissent parfois eux-mĆŖmes en prison, comme cā€™Ć©tait Ć©galement dā€™usage pour les bourreaux du NKVD) nā€™a pas plus de sens que les camps de concentration nazis. NĆ©anmoins, le lecteur pourrait ĆŖtre Ć©tonnĆ© que ces pervers enregistrent tout ce quā€™ils font, apparemment sans craindre que ces enregistrements ne soient un jour rendus publics. Pourquoi ?

Cette pratique horrible est rĆ©pandue en Russie, ce que nous montrent les rĆ©vĆ©lations rĆ©centes dā€™un ancien dĆ©tenu, lui-mĆŖme victime de sĆ©vices, lā€™informaticien SergueĆÆ Saveliev, qui a fourni au site Internet GULAGU NET (Ā« Non au Goulag Ā») plus dā€™un millier de vidĆ©os attestant de tels crimes. Il sā€™est avĆ©rĆ© que les tortionnaires russes non seulement enregistraient les tortures, mais envoyaient en outre les vidĆ©os aux instances supĆ©rieures. Il sā€™agit donc de pratiques courantes et autorisĆ©es par les hautes instances du systĆØme pĆ©nitentiaire et du FSB qui a recours Ć  la torture pour extorquer des Ā« aveux Ā».

Le tĆ©moignage dā€™Asseyev trouve ainsi une confirmation : Ć  Isolatsia, on torture de la mĆŖme faƧon et avec la mĆŖme cruautĆ© que dans des geĆ“les russes. Alors que lā€™Ukraine, malgrĆ© toutes les difficultĆ©s, suit un modĆØle europĆ©en, les Ā« rĆ©publiques Ā» du Donbass sā€™imprĆØgnent du modĆØle russe, qui ressemble de plus en plus Ć  une dictature fĆ©roce. Le tĆ©moignage dā€™Asseyev devrait parvenir aux hauts responsables allemands et franƧais du format Normandie, aux grandes ONG, comme la Croix-Rouge ou Amnesty International, Ć  tous ceux qui participent au Ā« rĆØglement Ā» du problĆØme du Donbass. Cā€™est peut-ĆŖtre ce livre qui les fera rĆ©flĆ©chir Ć  ce quā€™impliquent les accords de Minsk signĆ©s par le prĆ©sident Piotr Porochenko, sous une Ć©norme pression russe et internationale, au moment oĆ¹ des unitĆ©s de lā€™armĆ©e ukrainienne Ć©taient prises en Ć©tau par les troupes russes. Lā€™Ukraine peut-elle instaurer un dialogue avec un rĆ©gime qui commet des crimes contre lā€™humanitĆ© ? Peut-elle admettre une Ā« fĆ©dĆ©ralisation Ā» donnant aux chefs de Donetsk et de Louhansk la possibilitĆ© de torpiller nā€™importe quelle loi et nā€™importe quelle initiative progressiste et dĆ©mocratique ?

Mais le livre dā€™Asseyev va bien au-delĆ  des questionnements politiques quā€™il provoque. Ce rĆ©cit parle Ć  tout le monde. Car lā€™auteur raconte non seulement des faits, mais partage avec nous ses rĆ©flexions et ses sentiments. Il parle de Dieu, de fatalitĆ©, de suicide, de sexe et mĆŖme dā€™humour. Le talent littĆ©raire dā€™Asseyev nous permet de revivre lā€™horreur avec lui, mais aussi de rencontrer, via son rĆ©cit, un homme intelligent et cultivĆ©, un humaniste qui a pu traverser lā€™enfer sans ĆŖtre brisĆ©. Il nous confie la priĆØre athĆ©e quā€™il prononƧait dans sa geĆ“le : Ā« Seigneur, que cela ne me soit pas Ć©gal. Ā» On peut dire que sa priĆØre a Ć©tĆ© exaucĆ©e !

Chapitre 1. Lā€™arrivĆ©e

Par Stanislav Asseyev

On nous dĆ©charge un par un. Certains ont les mains liĆ©es par des bandes adhĆ©sives, les miennes sont enchĆ¢ssĆ©es dans des menottes. Tout le monde a la tĆŖte dans un sac. Tout ce que jā€™ai pris avec moi de la cave prĆ©cĆ©dente, cā€™est mon manuscrit. Le reste de mes possessions est sur moi. On nous aligne contre le mur, toujours la tĆŖte dans le sac, on nous fouille mĆ©ticuleusement. On mā€™autorise Ć  rĆ©cupĆ©rer les feuilles dans le vieux dossier.

On dĆ©barque et chacun de nous comprend avec le temps que lā€™on nā€™est pas dans une prison. Plus prĆ©cisĆ©ment, pas dans une prison officielle, oĆ¹ on amĆØne habituellement les gens. Ici, les chefs dā€™accusation sont diffĆ©rents : espionnage, terrorisme, extrĆ©misme. Par la suite, jā€™Ć©coperai de deux condamnations, de quinze ans chacune, sur sept chefs dā€™accusation. Six seront liĆ©s Ć  mon activitĆ© professionnelle de journaliste et un concernera lā€™espionnage. Cā€™est le cas dā€™Ć  peu prĆØs tout le monde dans cette prison pour les dĆ©tenus Ā« particuliĆØrement dangereux Ā», comme lā€™administration a qualifiĆ© notre contingent. On nous met dans des cellules : toutes les portes sont peintes en noir, les fenĆŖtres en blanc. La lumiĆØre dans les cellules ne sā€™Ć©teint jamais, mĆŖme en plein jour. ƀ peine sā€™ouvre la porte que tout le monde saute de son lit, enfile un sac plastique sur la tĆŖte, se tourne vers la fenĆŖtre, les mains dans le dos. Tout cela ne prend que deux-trois secondes. Cā€™est le rĆØglement : interdiction de rester couchĆ©, de regarder en direction des fenĆŖtres ou des camĆ©ras vidĆ©oā€¦

Alors, Isolatsia. La rue du Chemin radieux, au numĆ©ro 3. Nous nous sommes tous retrouvĆ©s dans lā€™ancienne usine de matĆ©riaux isolants au centre de Donetsk. Elle est devenue une base militaire et, par extension, une des plus cruelles prisons de la Ā« DNR Ā». Cette prison nā€™a pas de catĆ©gorie, elle nā€™existe pas officiellement. Officieusement, elle renferme des dizaines de personnes dans ses cellules et ses caves. Tout autour, du bĆ©ton et des armatures. Cā€™est la zone industrielle de lā€™usine que je ne verrai quā€™un an plus tard, lorsquā€™on mā€™autorisera enfin Ć  enlever le sac plastique avant de me rendre Ć  la douche. Pour lā€™heure, nous avons du mal Ć  nous habituer Ć  la prĆ©sence du lavabo et des toilettes dans la cellule. Notre peau pĆØle aprĆØs la cave de la Ā« maison Ā» oĆ¹ jā€™ai passĆ© un mois et demi. Les autres ont eu moins de chance ā€” ils y ont passĆ© plus de deux cents jours. Les conditions de dĆ©tention nous dĆ©routent : elles dĆ©routent quiconque entend parler de cette prison. Ā« Un camp de concentration avec lā€™air conditionnĆ© ? vous plaisantez ? Ā» entendais-je souvent dehors, lorsque jā€™essayais dā€™expliquer ce quā€™Ć©tait la prison pour nous.

Bonā€¦ vous ĆŖtes en effet accueillis par des plates-bandes de fleurs sous les fenĆŖtres si vous dĆ©barquez en Ć©tĆ©, vous trouverez lā€™air conditionnĆ© dans certaines cellules. Cā€™est la vĆ©ritĆ©, mais pas la vĆ©ritĆ© totale. Mon voisin blanchi en un mois vous en donnera une autre partie. Il nā€™a pas pu parler pendant une semaine, ayant perdu sa voix aprĆØs avoir criĆ© toute la nuit, les Ć©lectrodes collĆ©es Ć  ses parties gĆ©nitales. Le courant Ć©lectrique et la peau du scrotum Ć©corchĆ©e parleront bien plus dā€™Isolatsia que lā€™air conditionnĆ©.

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La cour dā€™Isolatsia // La chaĆ®ne Telegram @traktoristdn

Ici, tout est symbole. Si vous traversez Isolatsia sans un sac sur la tĆŖte ā€” on peut gagner ce droit au bout de plusieurs mois ā€” vous verrez des tableaux de LĆ©nine, accrochĆ©s Ć  la descente dā€™escalier menant Ć  la cave, mais aussi son buste. Autrefois, le territoire de lā€™ancienne usine de matĆ©riaux dā€™isolation Ć©tait une puissante plateforme culturelle. Ici se rĆ©unissaient les peintres et les artistes, Ć©taient organisĆ©es des expositions et des installations. Avec lā€™arrivĆ©e Ć  Donetsk du Ā« monde russe Ā» et du FSB, LĆ©nine et son Ā« chemin radieux Ā» lā€™ont emportĆ© : la route vers le paradis communiste sā€™est de nouveau transformĆ©e en enfer avec sa cave. Le rĆ©seau des abris atomiques de lā€™Ć©poque soviĆ©tique de lā€™ancienne usine sā€™est transformĆ© en un rĆ©seau de tortures, alors que les hangars et les boxes qui affichaient les tableaux ont Ć©tĆ© remplis de chars et de centaines de mines.

Mais Isolatsia nā€™Ć©tait pas organisĆ©e uniquement comme une prison pour les dissidents. Certes, beaucoup de mes compagnons de cellule se sont retrouvĆ©s ici pour un Ā« message incorrect Ā» ou une expression de soutien Ć  lā€™Ukraine sur les rĆ©seaux sociaux. Une telle manifestation Ć©tait immĆ©diatement classĆ©e comme Ā« extrĆ©miste Ā» et entraĆ®nait cinq ans dā€™emprisonnement et plus. Du reste, jā€™Ć©coperai de cinq ans pour de simples guillemets dans mes reportages, les guillemets que jā€™utilisais pour la Ā« RĆ©publique populaire de Donetsk Ā», soulignant ainsi le fait quā€™il sā€™agit dā€™une entitĆ© non reconnue par la communautĆ© internationale ni mĆŖme la Russie. Ces guillemets vous conduisent immĆ©diatement Ć  apposer votre signature sur un bout de papier affichant fiĆØrement lā€™arrestation dā€™un criminel qui Ā« nie la souverainetĆ© Ć©tatique de la DNR Ā». Un jour, je poserai la question Ć  lā€™enquĆŖteur : Ā« Vous avez retenu sept chefs dā€™inculpation Ć  mon encontre qui me condamnent presque Ć  la perpĆ©tuitĆ©. Ces guillemets pour moi ne signifient plus rien. Mais vous nā€™avez pas de scrupule Ć  briser la vie de ceux qui nā€™ont Ć©crit quā€™une seule phrase sur leur page ? Cā€™est pour cela quā€™on devrait Ć©coper de cinq ans ? Ā» Lā€™enquĆŖteur mā€™avait rĆ©torquĆ© en toute franchise : Ā« En rĆØgle gĆ©nĆ©rale, celui qui met des guillemets pour Ć©crire Ā«Ā DNRĀ Ā» est aussi coupable dā€™espionnage Ā». Cette chaĆ®ne est infinie : la succession inĆ©puisable dā€™Ā« espions Ā» et dā€™Ā« extrĆ©mistes Ā» offre la possibilitĆ© de prendre aux victimes tout ce qui peut leur ĆŖtre pris. Les voitures, lā€™argent, les appartements, les biens et, dans mon cas, mĆŖme les couteaux de cuisine et quelques flacons de parfum (les derniers ont Ć©tĆ© volĆ©s lors dā€™une perquisition illĆ©gale : les hĆ©ritiers des tchĆ©kistes soviĆ©tiques, tout comme leurs ancĆŖtres aux grosses bottes et impers de cuir, ne sā€™embarrassaient de rien Ć  Donetsk).

Et cependant, ce nā€™est quā€™un versant de la vie de ceux qui se retrouvaient Ć  Isolatsia. Lā€™autre cĆ“tĆ© Ć©tait liĆ© au destin de ceux qui se sont battus pour ce systĆØme et se retrouvaient maintenant broyĆ©s par lui. En vingt-huit mois de ma prĆ©sence lĆ -bas, il nā€™y a pas eu un seul jour sans que je me retrouve dans la mĆŖme cellule quā€™un combattant local. Et ces caves ont vu tous les grades, du gĆ©nĆ©ral-lieutenant au soldat. ƀ peine Isolatsia a-t-elle remplacĆ© les tableaux et les objets dā€™art par des fils barbelĆ©s et des mitraillettes quā€™elle sā€™est transformĆ©e en un lieu de torture pour les Ā« Cosaques Ā» : leurs bandes Ć©taient dĆ©sarmĆ©es et convoyĆ©es ici par leurs anciens Ā« camarades dā€™armes Ā» jusquā€™en 2016. On pouvait admirer sur les murs de ma cellule leur peinture rupestre sous forme de noms de code et de chiffres pour les pĆ©riodes passĆ©es ici. Toutefois, seuls dā€™heureux Ć©lus pouvaient accĆ©der Ć  la Ā« maison Ā», la plupart Ć©taient dĆ©tenus dans la cave, sur des palettes de bois, alors que les autres Ć©taient dĆ©truits physiquement. Le nombre de cadavres dans lā€™enceinte dā€™Isolatsia nā€™est toujours pas Ć©tabli. Mais il suffit de passer, en allant Ć  la douche, devant la ventilation de lā€™une des mines pour ĆŖtre frappĆ© par lā€™odeur tenace des corps en dĆ©composition.

En 2017-2018, le systĆØme sā€™est mis Ć  fonctionner avec plus de finesse : si, avant, personne ne sā€™embarrassait de crĆ©er des accusations officielles, dĆ©sormais on avanƧait les chefs dā€™accusation de Ā« haute trahison Ā» et de Ā« dĆ©tention illĆ©gale dā€™armes Ā» mĆŖme Ć  ses propres militaires. Jā€™ai Ć©tĆ© dĆ©tenu avec les reprĆ©sentants de presque tous les bataillons et brigades locaux, y compris les chefs des Ć©tats-majors et leurs adjoints. En 2017, vague aprĆØs vague, on jetait dans les caves, puis remontait dans nos cellules, des hommes brisĆ©s et totalement dĆ©sorientĆ©s, qui ne comprenaient pas pourquoi ils avaient versĆ© leur sang depuis un an. Certains, les plus tĆŖtus, Ć©taient emmenĆ©s avec leurs femmes, pour les rendre plus conciliants et obliger Ć  signer ce quā€™on demandait.

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Isolatsia // La chaƮne Telegram @traktoristdn

Telle est la face extĆ©rieure de ce lieu. Je ne le comprendrai que plus tard, pour lā€™heure je sentais juste que quelque chose ne tournait pas rond. Non, jā€™Ć©tais encore Ć  mille lieues dā€™imaginer oĆ¹ je mā€™Ć©tais retrouvĆ© et ce qui mā€™attendait, moi et des dizaines dā€™autres prisonniers, mais dĆØs les premiĆØres minutes, jā€™ai senti quelque chose dā€™Ć©trange. Je nā€™ai pas saisi tout de suite que cela Ā« provenait Ā» de la fenĆŖtre lĆ©gĆØrement entrouverte. Cā€™Ć©tait Ć©vident : les voitures ! DerriĆØre nos fenĆŖtres passait lā€™autoroute et de lĆ  provenait le bruit des vĆ©hicules. Cette pensĆ©e mā€™a Ć©crasĆ© : dans la cave prĆ©cĆ©dente, lā€™unique son que nous pouvions entendre Ć©tait le bruit de lā€™ascenseur. ƀ peine disparaissait-il pour rĆ©apparaĆ®tre que nous comprenions que la nuit Ć©tait terminĆ©e. Cā€™est ainsi que nous mesurions le temps, et lorsque dans la cave ā€” une seule fois ā€” la lumiĆØre sā€™est Ć©teinte accidentellement et que lā€™Å“il rouge de la camĆ©ra sā€™est allumĆ©, nous nous sommes sentis enterrĆ©s vivants entre ces murs froids.

DĆ©sormais, tout Ć©tait diffĆ©rent. Ce Ā« diffĆ©rent Ā» projette dans une des illusions les plus dangereuses qui puissent guetter ici : lā€™impression que tous ces sons et toute cette lumiĆØre du jour veulent dire que cet emprisonnement ne durera pas. Jā€™entends les transports fonctionner et je me dis que je sortirai bientĆ“t Ć  coup sĆ»r, parce que lĆ -bas, derriĆØre la fenĆŖtre, Ć  seulement quelques mĆØtres, un tout autre monde existe. Dans la cave, nous pensions souvent quā€™il nā€™existait plus. Quā€™il nā€™y avait plus ni hommes, ni voitures, ni soleil ni vent. Quā€™il nous est arrivĆ© quelque chose, mais que ce Ā« quelque chose Ā» est certainement arrivĆ© Ć  lui aussi, ce monde sempiternel. Il nā€™Ć©tait pas possible que nous fussions les seuls Ć  ĆŖtre plongĆ©s dans cet abĆ®me de noirceur. Ɖvidemment, nous en parlions en plaisantant, mais il mā€™arrivait de me demander combien de temps il faudrait passer ici pour y croire. Combien de temps dans cette obscuritĆ©, avant que ces pensĆ©es cessent de nous faire sourire ?

Et voilĆ  quā€™il sā€™avĆØre que la vie nā€™a pas disparu. PremiĆØrement, ici, dans cette cellule, nous sommes accueillis par de nouvelles personnes. Il sā€™avĆØre quā€™on peut se retrouver dans une cellule collective et voir quelquā€™un, et non comme dans une cellule individuelle admirer une icĆ“ne couverte de moisissure une fois enlevĆ© le sac de la tĆŖte. DeuxiĆØmement, des gens roulent en voiture, quelquā€™un conduit ces bus remplis de gens qui se pressent pour aller quelque part. Leur vie continue, mais savent-ils seulement que nous sommes ici ? Ɖvidemment quā€™ils ne savent rien de nous, mais ils connaissent lā€™existence de la prison : quelques mois plus tard, lā€™un des gardiens de la prison avouera que mĆŖme les bus Ć©vitent de sā€™arrĆŖter devant Isolatsia. La triste renommĆ©e dā€™un Ā« camp de concentration de Donetsk Ā» suscite chez ses organisateurs une vĆ©ritable fiertĆ©. Ce sont eux, les crĆ©ateurs de la peur, lā€™unique production de lā€™ancienne usine.

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Instruments de torture dans Isolatsia // La chaƮne Telegram @traktorist_dn

Toutes ces pensĆ©es, tels des Ć©clats, se dispersent au coup de crosse contre la porte en mĆ©tal. Je saute littĆ©ralement de ma couche, comme une dizaine dā€™hommes dans la mĆŖme situation, et jā€™entends mon nom : Ā« Sac sur la tĆŖte ! Face au mur ! Baisser la tĆŖte ! Mains dans le dos ! Un pas Ć  droite, vers la sortie ! Ā» Commence alors lā€™inspection. ƀ ce moment, jā€™ignore encore que nous nous trouvons entre les mains dā€™un des pires sadiques locaux. Sinistre ironie, cet homme exerce ici les fonctions de mĆ©decin. Il mā€™a autorisĆ© Ć  enlever mon sac de la tĆŖte, alors quā€™il restait masquĆ© de noir, et mā€™a demandĆ© si jā€™avais des problĆØmes de santĆ© par suite de la dĆ©tention prĆ©cĆ©dente. Jā€™ai rĆ©pondu que je ne sentais toujours pas les phalanges des pouces oĆ¹ Ć©taient attachĆ©s les fils. Ā« Ce nā€™est pas grave. Est-ce quā€™il y a quelque chose Ć  signaler sur le fond ? Ā» Je ne trouvais rien Ć  dire Ā« sur le fond Ā».

En anticipant sur les Ć©vĆ©nements, je dirai que cet homme se faisait toujours entendre lorsquā€™il arrivait Ć  Isolatsia. Il hurlait terriblement sur les nouveaux arrivants dĆØs le couloir, les couvrant des pires jurons possibles et imaginables. Et la nuit, avec le maĆ®tre des lieux, il rĆ“dait dans les couloirs et extirpait les prisonniers de leur cellule. Ce qui leur arrivait ensuite dĆ©pendait de la quantitĆ© dā€™alcool dans leur sang et de lā€™imagination de ceux qui sā€™apprĆŖtaient Ć  torturer. Cā€™est lui-mĆŖme qui le matin auscultait les cĆ“tes quā€™il avait cassĆ©es et les brĆ»lures laissĆ©es par les tortures. Mes doigts engourdis ne pouvaient que lā€™irriter.

Mais jā€™ignorais tout cela pour le moment. De plus, me retrouver sans sac plastique sur la tĆŖte aprĆØs un mois et demi Ć  le porter constamment provoquait en moi un inconfort : Ć©tonnamment, je me sentais presque coupable de me tenir la tĆŖte dĆ©couverte, alors que cā€™Ć©tait lui qui lā€™avait ordonnĆ©. Cā€™est alors que jā€™ai compris combien jā€™avais changĆ© intĆ©rieurement, bien que mon chemin dans Isolatsia ne fĆ®t que commencer. Je me suis senti soulagĆ© lorsquā€™il mā€™a ordonnĆ© de le remettre et de retourner dans la cellule : lĆ -bas, Ć  travers la fenĆŖtre entrouverte, brillait encore de tous ses Ć©clats le monde extĆ©rieur.

galina photo

NĆ©e Ć  Moscou, elle vit en France depuis 1984. AprĆØs 25 ans de travail Ć  RFI, elle sā€™adonne dĆ©sormais Ć  lā€™Ć©criture. Ses derniers ouvragesĀ : Le RĆ©giment immortel. La Guerre sacrĆ©e de Poutine, Premier ParallĆØle 2019Ā ; Traverser Tchernobyl, Premier ParallĆØle, 2016.

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