Gare aux sirènes de Minsk

Le Kremlin a obtenu l’attention qu’il recherchait : le monde occidental se demande s’il va lĂ¢cher une centaine de milliers de soldats russes supplĂ©mentaires sur l’Ukraine, ce qui entraĂ®nerait une conflagration militaire d’une ampleur sans prĂ©cĂ©dent en Europe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais un dicton militaire russe traditionnel (dont on omettra l’obscĂ©nitĂ©) dit : « La guerre n’est rien, ce sont les manÅ“uvres qui comptent. Â» L’objectif dĂ©clarĂ© de la campagne actuelle de la Russie est d’affaiblir l’alliance militaire stratĂ©gique occidentale — et l’Ukraine n’est qu’un pion dans ce jeu. Jusqu’à prĂ©sent, les capitales europĂ©ennes semblent tomber dans le piège en pensant Ă  dĂ©samorcer la crise tactiquement, plutĂ´t qu’à assurer stratĂ©giquement l’avenir de l’Europe libre.

Depuis que le ministère russe des Affaires Ă©trangères a prĂ©sentĂ© ses « propositions Â» — en fait, un ultimatum — le 17 dĂ©cembre 2021, l’Europe est suspendue Ă  un Ă©tat de « drĂ´le de guerre Â». Les dĂ©s sont jetĂ©s : l’accumulation incessante, et largement tĂ©lĂ©visĂ©e, de la puissance militaire russe aux portes de l’Ukraine s’accompagne de l’envoi par le Royaume-Uni d’armes antichars Ă  KyĂ¯v. Des manÅ“uvres militaires de grande envergure sont annoncĂ©es en mer, tant par la Russie que par l’OTAN. Tout cela s’accompagne d’un dĂ©luge de diplomatie, oĂ¹ les responsables russes au visage sĂ©vère affrontent leurs adversaires europĂ©ens.

Étant donnĂ© qu’une rĂ©duction significative de la prĂ©sence et de l’activitĂ© de l’OTAN figure au premier rang des exigences russes, il est curieux de constater qu’à l’issue des confĂ©rences de presse qui ont suivi les rencontres avec la ministre allemande des Affaires Ă©trangères Annalena Baerbock Ă  Moscou et avec le secrĂ©taire d’État amĂ©ricain Antony Blinken Ă  Genève, leur homologue russe, SergueĂ¯ Lavrov, avait très peu Ă  dire sur l’OTAN. Son adjoint, SergueĂ¯ Riabkov, avait mĂªme annoncĂ© qu’une simple dĂ©claration des États-Unis selon laquelle ils rejetteraient ou ne voteraient pas en faveur de l’adhĂ©sion de l’Ukraine Ă  l’OTAN suffirait Ă  apaiser les craintes de la Russie. Au lieu de cela, M. Lavrov a insistĂ© sur le fait que le respect du protocole de Minsk II par l’Ukraine Ă©tait l’étape clĂ© de la dĂ©sescalade des tensions.

Alors que plane la possibilitĂ© rĂ©elle d’une guerre Ă  grande Ă©chelle, ne serait-il pas logique d’écouter ces demandes « raisonnables Â» ? En rĂ©alitĂ©, si Paris et Berlin succombent Ă  ces appels des sirènes et acceptent de faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle respecte les accords de Minsk, ils dynamiteront durablement la dĂ©mocratie et la paix en Europe. Si la Russie gagne cette « manÅ“uvre Â» particulière, elle soumettra durablement l’Ukraine et se prĂ©positionnera stratĂ©giquement pour menacer l’Europe, toujours plus près de son centre gĂ©ographique.

Pour nous rafraĂ®chir la mĂ©moire, le protocole de Minsk II a Ă©tĂ© signĂ© par KyĂ¯v avec le canon d’un fusil sur la tempe, alors que l’invasion du Donbass par la Russie battait son plein. Paris et Berlin, dans le cadre du « format de Normandie Â», ont tentĂ© de dĂ©samorcer et de « geler Â» les combats en sĂ©parant les troupes et en promettant une surveillance impartiale du cessez-le-feu. L’Ukraine a obtenu la promesse de rĂ©tablir le contrĂ´le de sa frontière nationale avec la Russie. Moscou a fait pression sur l’Ukraine pour qu’elle prenne langue politiquement avec les gouvernements fantoches de Donetsk et de Lougansk et qu’elle organise des Ă©lections locales tant qu’ils Ă©taient encore en place.

De toute Ă©vidence, Moscou n’a jamais eu l’intention de renoncer au contrĂ´le de la frontière avec l’Ukraine, qu’elle a effectivement effacĂ©e. Alors que les groupes de rĂ©flexion europĂ©ens rĂ©flĂ©chissent sĂ©rieusement aux scĂ©narios d’un assaut militaire de Moscou sur KyĂ¯v, aucun des vrais politiciens (et encore moins les partisans de la Realpolitik) ne mettrait sĂ©rieusement sur la table la question de la frontière nationale. Pourtant, si les nĂ©gociateurs de Paris et de Berlin ont peu d’influence sur Moscou, ils ont conservĂ© leur influence sur l’Ukraine.

M. Lavrov sait que, parce qu’ils cherchent dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă  s’asseoir Ă  la table des nĂ©gociations, Paris et Berlin pourraient bien succomber Ă  la tentation de demander Ă  nouveau Ă  KyĂ¯v de remplir sa part de Minsk II. Après tout, c’est l’accord qu’ils ont nĂ©gociĂ© et que l’Ukraine a signĂ©. Il sera certainement dit Ă  KyĂ¯v que sa « patience stratĂ©gique Â» — c’est-Ă -dire le temps gagnĂ© par les nĂ©gociations et les procĂ©dures nĂ©cessaires Ă  l’organisation d’élections dans le Donbass — sera rĂ©compensĂ©e par le renforcement des dĂ©fenses de l’Ukraine contre toute attaque future et par la dĂ©monstration du soutien indĂ©fectible de l’Europe (Ă  dĂ©faut d’une aide rĂ©elle, pour reprendre l’immortelle Ă©mission tĂ©lĂ©visĂ©e britannique « Yes, Minister Â», dont les boutades restent tristement pertinentes trente ans plus tard).

Mais les rĂ©sultats de la prioritĂ© donnĂ©e au « compromis Â» tactique sans vision stratĂ©gique seront sombres. Le Kremlin a dĂ©clarĂ© vouloir des garanties que l’Ukraine n’adhĂ©rera « jamais, jamais Â» (pour citer M. Riabkov) Ă  l’OTAN. Étant donnĂ© la fluiditĂ© de la diplomatie internationale, pour s’approcher de ce « jamais Â», deux parties doivent Ăªtre en jeu — l’OTAN n’admettra pas l’Ukraine, et l’Ukraine ne voudra pas y adhĂ©rer. Comme les observateurs le font remarquer Ă  juste titre, l’adhĂ©sion de KyĂ¯v Ă  l’Alliance est actuellement un point discutable — notamment parce que Berlin et Paris y sont opposĂ©s.

Si Moscou parvient — avec la bĂ©nĂ©diction de l’Europe — Ă  « rĂ©intĂ©grer Â» les gouvernements fantoches de Donetsk et de Lougansk dans le corps politique ukrainien, sans les dĂ©militariser ou les dĂ©mocratiser, la Russie obtiendra essentiellement un droit de veto interne sur l’adhĂ©sion de l’Ukraine Ă  toute alliance pro-occidentale. Si l’Ukraine rĂ©siste, la Russie pourrait effectivement justifier ses efforts pour les ramener entièrement dans son giron Ă  un stade ultĂ©rieur et sans grande protestation de la part de l’Europe — cela peut se faire par des moyens politico-militaires, par exemple en occupant et en reconnaissant pleinement les deux Ă®lots Ă©tatiques, comme cela a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© fait en GĂ©orgie.

Paris et Berlin doivent donc comprendre que faire pression sur KyĂ¯v pour mettre en Å“uvre Minsk II aujourd’hui signifierait probablement qu’ils ont durablement sacrifiĂ© le statut d’État dĂ©mocratique de l’Ukraine. Le gouvernement actuel de KyĂ¯v sera politiquement blessĂ©, peut-Ăªtre mortellement. La question du Donbass finira par dominer et polariser le dĂ©bat interne, donnant aux acteurs pro-russes un large champ d’action pour jouer la subversion. MĂªme si les Ă©lections avaient lieu, la simple situation d’anarchie locale pousserait l’Ukraine dans un Ă©tat de dĂ©composition. L’ampleur financière et le poids politique des initiatives du Partenariat oriental de l’UE ne seraient pas suffisants pour inverser ce cours.

Cependant, les implications internationales d’une telle action seront encore pires. Comme l’a fait remarquer le ministre ukrainien des Affaires Ă©trangères, Dmytro Kuleba, les actions menĂ©es par Berlin jusqu’à prĂ©sent — telles que le refus de fournir des armes dĂ©fensives ou d’envisager le blocage de la certification du gazoduc Nord Stream 2 — « sapent dĂ©jĂ  l’unitĂ© Â» des partenaires occidentaux. Les voisins occidentaux de la Russie ont Ă©galement rĂ©agi avec nervositĂ© aux propositions françaises de Paris en faveur d’un dialogue avec Moscou, distinct de celui avec l’OTAN. Enfoncer Minsk II dans la gorge de KyĂ¯v briserait finalement cette fragile unitĂ© — les Ukrainiens, les Polonais et les États baltes en concluraient que Paris et Berlin ont dĂ©cidĂ©ment choisi « la Russie d’abord Â» et prendraient des mesures pour renforcer leur propre sĂ©curitĂ© par le biais d’alliances auxiliaires — comme la proposition trilatĂ©rale Royaume-Uni-Pologne-Ukraine dĂ©jĂ  lancĂ©e par Londres. Sur le plan intĂ©rieur, les quelques gouvernements dĂ©mocratiques qui subsistent seront probablement dominĂ©s par des partisans de la ligne dure, et ceux qui sont dĂ©jĂ  engagĂ©s sur une voie peu libĂ©rale (qu’ils soient pro- ou anti-russes) seront probablement renforcĂ©s.

La pensĂ©e stratĂ©gique gĂ©nĂ©rale en Europe a Ă©tĂ© que, grĂ¢ce Ă  sa richesse et Ă  sa stabilitĂ©, elle pouvait tout simplement survivre Ă  tout adversaire agressif. C’est peut-Ăªtre encore vrai, mĂªme si la richesse et la stabilitĂ© ont Ă©tĂ© rĂ©cemment mises Ă  mal. L’Europe peut en effet survivre Ă  Poutine en se retranchant autour de son noyau central, Berlin-Paris. Mais elle aurait renoncĂ© Ă  la promesse d’une Europe entière et libre. Et la prochaine fois que M. Poutine, ou son successeur, viendra frapper Ă  la porte, ce sera beaucoup plus près de chez lui.

devdariani

Jaba Devdariani est cofondateur (en 2001) et rédacteur en chef de Civil.ge, le magazine d'information et d'analyse de la Géorgie. Il a travaillé comme fonctionnaire international en Bosnie-Herzégovine et en Serbie de 2003 à 2011 et consulte les gouvernements et les institutions internationales sur la gestion des risques et la résolution des conflits. Il est diplômé de la Fletcher School of Law and Diplomacy.

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