Par Dariya Shaikenova
Demain je commencerai mon rendez-vous avec une psychothérapeute en racontant que j’ai toujours sous les yeux cette femme de Marioupol, enceinte de neuf mois, évacuée d’une maternité en ruine, détruite par des missiles russes.
Elle est consciente, blanche comme un linge, la hanche fracassĂ©e. Sur la photo, on voit sa jambe droite retournĂ©e. Sur la vidĂ©o oĂą des hommes portant son brancard descendent un escalier Ă moitiĂ© dĂ©truit, on voit sa chair ensanglantĂ©e sous son grand ventre avec le bĂ©bĂ©, elle y pose sa main, le touche de ses doigts. Il n’existe pas de mots pour dĂ©crire ce mouvement par lequel elle essaie de sentir (car elle n’a pas la force de relever la tĂŞte pour voir) si son ventre est encore entier, si son enfant est encore en vie ou s’ils sont, ventre et bĂ©bĂ©, fracassĂ©s comme l’est sa hanche.
Aujourd’hui je lis qu’elle était encore consciente lorsqu’on l’a transportée en salle d’opération. Elle a demandé aux médecins de la tuer le plus vite possible, pour avoir le temps de lui faire une césarienne et de sauver son enfant. L’enfant est sorti de son ventre sans signe de vie, les médecins n’ont pu le réanimer. Pendant trente minutes, ils ont tenté de réanimer la femme, sans succès. Son mari et son père ont récupéré les corps. Ils semblaient reconnaissants de pouvoir enterrer leur épouse et fille, et le bébé, qui ne seraient pas jetés dans une fosse commune.
Je ne sais pas quel conseil me donnera la psychothĂ©rapeute quand je lui dirai que je ne veux jamais oublier ces images, oĂą la femme caresse le ventre de ses doigts. Je sais que ce souvenir ne restera pas indĂ©finiment devant mes yeux et je crains qu’il cesse d’être douloureux. Or, je ne veux pas que cette douleur cesse ! Je n’oublierai jamais que, quatre heures seulement avant ce bombardement, Maria Zakharova [porte-parole du ministère des Affaires Ă©trangères russe, NDLR] disait lors d’une confĂ©rence de presse : « Des bataillons nationalistes, après avoir chassĂ© le personnel de la maternitĂ©, y ont installĂ© des pièces d’artillerie. »
Je n’oublierai pas les commentaires russes sous la photo de la femme enceinte, en train de mourir : une « actrice », une « mise en scène ».
Je ne veux pas oublier, je ne dois pas oublier, je n’oublierai pas.
L’original a été publié le 15 mars sur la page Facebook de l’auteure, qui habite Almaty, au Kazakhstan.
Traduit par Sofya Petrichenko
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