Les mots de la guerre : les « Orques », ou la désignation de l’ennemi russe en Ukraine

Image tirée de la trilogie « Le Seigneur des anneaux ». // New Line Cinema

Deux chercheurs, l’un français et l’autre ukrainien, s’intéressent au nouveau vocabulaire de la guerre en Ukraine.

Le terme « Orques » est abondamment utilisé en Ukraine pour désigner les troupes de l’envahisseur. Le 25 février, dès le lendemain de l’attaque russe, l’armée annonçait sur sa chaîne Telegram : « Les Orques du Mordor subissent de terribles pertes ! Gloire aux Forces armées ukrainiennes1 ! » Ce réemploi d’un mot venu du Seigneur des anneaux est frappant, même s’il était déjà entré dans les langues ukrainienne et russe via les traducteurs de Tolkien depuis un bon moment. C’est la vitesse de l’appropriation du terme par les médias et par les services de presse officiels en situation de guerre qui est intéressante2. Auparavant, le terme était assez peu usité en dehors des références immédiates à l’univers créé par Tolkien. L’importation la plus réussie était jusque-là le mot « troll », qui est, lui, entré dans la langue courante, parvenant de surcroît à acquérir une forme verbale, trolyt’/trolyty, qui signifie entre autres « se moquer », « railler », comme le néologisme français « troller ».

Le mot « Orques » s’autonomise lui assez lentement du contexte du Seigneur des anneaux. En 2010, l’écrivain Oleksandr Irvanets l’utilise dans un poème qui évoque la Comté (chez Tolkien) : « On trouve tout autour : des gobelins, des orques et des trolls, mais pas d’Aragorn3 ! » En 2016, dans le film Serviteur du peuple 2, le héros Vasyl, devenu chef de l’État par un concours de circonstances, fait une comparaison de la situation de l’Ukraine avec celle de la Comté : « Nous ne sommes pas une région frontalière entre les Orques et les Elfes4» Mais le mot n’entre pas pour autant dans la langue usuelle. Il commence néanmoins à apparaître dans l’argot militaire ukrainien. En 2021, le journaliste et blogueur Dmytro Chtchoholyev signale qu’il sert à désigner les réservistes mal dégrossis et peu motivés, aussi bruts de décoffrage que les Orques du Mordor5. Mais rien d’assimilable à la figure d’un ennemi, bien au contraire. Plutôt l’image traditionnelle du conscrit abruti.

Le 24 février est donc un tournant, et ce tournant est dûment documenté par l’institut de linguistique Oleksander Potebnya de l’Académie des sciences d’Ukraine, le gardien de la langue. Cet institut tient à jour le dictionnaire officiel de l’ukrainien, facilement consultable en ligne, mais dont le rythme d’actualisation n’obéit évidemment pas aux temporalités du conflit actuel6. Par contre, l’institut alimente sa page Facebook avec de nombreux posts patriotiques sur les mots de la guerre7. Il avait documenté dès le 24 février l’apparition du mot rachyst, auquel Desk Russie a consacré un précédent billet.

Orques apparaît sur leur fil Facebook le 1er avril, au détour d’un jeu de mots qui passe mieux en ukrainien qu’en français : les agresseurs (« ahresory ») sont transformés en agressorques (« ahresorky »), ce qui se fait avec le seul ajout de la lettre k. Puis vient la consécration : le 9 avril, une liste de 25 néologismes liés à la guerre est postée : les Orques y sont définis comme des « forces d’occupation russes qui ont envahi l’Ukraine ; sens premier : créatures fantastiques, barbares, ventrues et maléfiques, dotées de traits bestiaux ».

Notons que le terme est défini au pluriel (nous l’avons trouvé dans les médias ukrainiens depuis les débuts de l’invasion sous cette unique forme) : les Orques n’existent que comme une masse barbare indifférenciée. Une fois n’est pas coutume : une institution gardienne de la norme linguistique publie, au fil des événements militaires, sa vision de la transformation de la langue nationale, apportant en outre sa pierre à la construction d’une image de l’ennemi.

Denis Eckert est directeur de recherche au CNRS, Géographie-cités (Paris-Aubervilliers) / Centre Marc Bloch (Berlin).

Ivan Savtchouk est géographe, membre de l’Académie militaire des sciences. Il est actuellement réfugié en France.

Notes

  1. Selon le post Telegram du 25 février, en version originale : « Орки з мордору несуть страшні втрати! Слава Збройним Силам України! »
  2. Un article du Monde, daté du 14 avril dernier, retrace l’histoire des emprunts à Tolkien depuis les années soviétiques, et l’appropriation politique des termes « Mordor » et « Orques » depuis 2014 jusqu’au contexte de la guerre actuelle.
  3. Cité dans l’article du Monde du 14 avril. Texte intégral sur le blog d’O. Irvanets (en ukrainien).
  4. Mentionné dans l’article du Monde. Serviteur du peuple 2 est un film de 90 min qui fut réalisé après le succès de la première saison de la désormais célèbre série Serviteur du peuple, dont le personnage principal est incarné par l’actuel président de l’Ukraine.
  5. Dmytro Chtchoholyev, « Comment je suis devenu un Orque », 21 janvier 2021 (en ukrainien), partie 1 et partie 2.
  6. Dictionnaire de la langue ukrainienne (en ukrainien).
  7. 9 avril 2022, page Facebook de l’institut Oleksandr Potebnya (en ukrainien).
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