Un tournant dans la guerre russo-ukrainienne ?

Combattants ukrainiens à Soudja, dans la région de Koursk // Capture d'écran

La profonde offensive ukrainienne dans l’oblast russe de Koursk ouvre une nouvelle page dans le plus grand conflit militaire européen depuis 1945. Elle n’a rien d’un incident mineur, comme cela apparaît chaque jour plus clairement depuis le début de l’incursion qui pourrait changer le caractère de la guerre en Ukraine. Selon le politologue allemand, cette opération constitue une nouveauté à six égards au moins, et déconstruit l’image d’une évolution prévisible du conflit.  

En premier lieu, il s’agit d’une offensive militaire classique menée à grande échelle par les forces armées officielles de l’Ukraine. Les précédents raids d’infanterie sur le territoire de l’État russe étaient menés par la Légion « Russie libre » et le Corps des volontaires russes, petits et semi-réguliers, composés de citoyens russes combattant aux côtés de l’Ukraine. La récente invasion terrestre de la Russie, en revanche, est le fait de troupes ukrainiennes mécanisées et combinées, nombreuses et régulières.

Cette distinction est pertinente d’un point de vue pratique et symbolique. L’offensive actuelle n’est pas une incursion limitée et brève en Russie, contrairement aux précédentes ayant été menées par des combattants russes pro-ukrainiens. Il s’agit d’une opération militaire ukrainienne de grande envergure, qui mobilise des effectifs importants et utilise toute une panoplie d’armes.

Les précédentes attaques de la Légion « Russie libre » et du Corps des volontaires russes ont également été embarrassantes pour Moscou. Cependant, il ne s’agissait que de piqûres d’aiguilles menées par des unités paramilitaires disposant d’un nombre et d’un type d’armes limités. Aujourd’hui, l’armée ukrainienne régulière fait à bien des égards à la Russie ce que l’armée russe fait à l’Ukraine depuis 2014. Ce nouveau développement est un symbole fort — du moins, pour les Ukrainiens, les Russes et les autres Européens de l’Est.

En deuxième lieu, les premiers jours de l’attaque terrestre ukrainienne contre la Russie ont connu un succès inattendu pour Kyïv. Les troupes ukrainiennes auraient réussi à occuper environ 1 000 kilomètres carrés du territoire de l’État russe, stratégiquement important, tout en ne perdant, au cours de cette phase initiale, qu’un nombre limité de soldats et d’équipements. Les forces ukrainiennes ont capturé plusieurs dizaines de localités, dont le centre du district administratif de Soudja.

Bien qu’il s’agisse d’une petite ville d’environ 5 000 habitants, Soudja était jusqu’au 6 août un centre logistique important pour l’armée russe. À la fin de la période tsariste, Soudja était une localité majoritairement ukrainophone. En 1918, elle a même été, pendant un mois, la première capitale de la nouvelle république soviétique d’Ukraine.

Soudja abrite également une station de comptage de Gazprom par laquelle transite la totalité du gaz naturel russe encore transporté à terre vers l’UE. Ce fait est apparemment à l’origine des réactions nerveuses sur les marchés européens où les prix du gaz ont augmenté depuis le 6 août. Toutefois, les craintes à l’origine de ces hausses semblent exagérées.

Pendant toute la durée de la guerre depuis ses débuts en 2014, le gaz pompé via Soudja a circulé sans interruption via l’Ukraine vers la Slovaquie et, de là, vers d’autres pays de l’Europe centrale. Moscou et Kyïv ont été jusqu’à présent et continueront vraisemblablement à être commercialement intéressés par le maintien des échanges de gaz entre la Russie et l’UE. Cela signifie et pourrait signifier à l’avenir que les développements militaires autour des infrastructures de transport du Gazprom — que ce soit sur le territoire ukrainien ou sur le territoire russe — ne constituent pas nécessairement des obstacles à des flux de gaz mutuellement profitables, aussi étrange que cela puisse paraître.

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Militaires russes faits prisonniers dans la région de Koursk// Capture d’écran

Quatre autres aspects de l’incursion ukrainienne

En troisième lieu, l’invasion ukrainienne en Russie depuis le 6 août 2024 a entraîné le changement le plus important et le plus rapide de la ligne de front depuis les dernières libérations ukrainiennes du territoire contrôlé par la Russie dans les régions ukrainiennes de Kharkiv et de Kherson à l’automne 2022. Tous les gains ou pertes territoriaux russes et ukrainiens avaient été moins importants et moins significatifs que le gain actuel. Pour la première fois depuis longtemps, la carte du front entre la Russie et l’Ukraine évolue rapidement.

En quatrième lieu, l’incursion ukrainienne à Koursk peut être considérée comme la mise en œuvre tardive de la contre-offensive ukrainienne tant décriée qui s’était enlisée en 2023. Il y a un an, une attaque ukrainienne de représailles avait été tentée sans succès sur le sol ukrainien, alors qu’aujourd’hui, elle est — au moins dans un premier temps — tentée avec plus de succès sur le territoire russe. Avec l’incursion relativement profonde des troupes ukrainiennes en Russie occidentale, la guerre est devenue moins une guerre d’attrition et à nouveau plus une guerre de manœuvre.

Sixièmement, l’invasion terrestre ukrainienne – du moins dans un premier temps – réussie et qui se poursuit depuis plusieurs jours sur le territoire russe met en question des déclarations de la doctrine militaire russe et, depuis 2022, de fréquentes menaces orales concernant l’utilisation d’armes nucléaires. Le 6 août 2024, l’armée ukrainienne est censée avoir commis son péché le plus grave à ce jour contre la souveraineté et l’intégrité de la Russie, en entamant une incursion sur le territoire de l’État russe internationalement reconnu. Pourtant, au cours de la première semaine de l’offensive rapide de Kyïv, aucune mise en garde concernant le recours à l’escalade nucléaire n’a été émise par Moscou. Au lieu de cela, le Kremlin a annoncé une « opération antiterroriste » sous le commandement du FSB (Service fédéral de sécurité), reléguant ainsi l’incursion profonde de l’armée régulière ukrainienne dans l’oblast de Koursk au rang de menace ordinaire pour la sécurité nationale.

En cinquième lieu, et c’est peut-être le point le plus important, la guerre terrestre entre la Russie et l’Ukraine est désormais passée d’une confrontation se déroulant presque exclusivement sur le territoire ukrainien à une confrontation se déroulant désormais sur les territoires légaux des deux pays. Dès les premiers jours de sa mise en œuvre, elle est devenue une source d’embarras et de distraction pour le Kremlin. Cela sera particulièrement important si l’avancée ukrainienne en Russie s’avère être un phénomène prolongé. Dans ce cas, la réorientation par Kyïv de sa guerre défensive sur le sol russe aura une signification paradigmatique et stratégique, et pas seulement opérationnelle ou tactique.

Les nouveaux défis du Kremlin

Pour Moscou, la nouvelle stratégie ukrainienne, même si ses résultats sont actuellement limités, complique la planification, la conduite et la présentation de la guerre expansionniste de la Russie contre l’Ukraine. Compte tenu de ce qui s’est passé depuis le 6 août, la Russie devra maintenir et déployer davantage de troupes sur son propre territoire plutôt que sur celui de l’Ukraine. L’inversion, la prévention et la dissuasion des contre-attaques ukrainiennes actuelles contre Koursk et d’autres éventuelles contre-attaques ukrainiennes sur le sol russe sont devenues une nouvelle tâche stratégique pour l’état-major russe.

En tant qu’instrument de la politique de Moscou, les forces armées russes se sont, jusqu’à récemment, concentrées sur les combats pour et sur les terres étrangères — que ce soit en Moldavie, en Géorgie, en Syrie, en Ukraine ou dans d’autres pays. Cette période exclusivement offensive, interventionniste et/ou irrédentiste de déploiement des forces armées régulières et irrégulières de la Russie contre des ennemis extérieurs est désormais révolue. Elle est remplacée par la nouvelle tâche consistant à combiner la défense du territoire national russe avec des interventions dans l’ancien espace soviétique et ailleurs.

Les nouvelles intentions de Kyïv

Pour Kyïv, l’incursion dans l’oblast de Koursk est, entre autres, une manœuvre de diversion destinée à immobiliser, dans une région frontalière occidentale de la Russie, des troupes qui, autrement, attaqueraient, ravageraient et terroriseraient l’Ukraine. En outre, Kyïv tente apparemment de saper la réputation politique du Kremlin, sa stratégie de propagande et sa politique d’information auprès de la population russe et de la communauté internationale, à l’Ouest ou ailleurs.

Kyïv espère que les divers manquements administratifs russes qui ont conduit au succès militaire ukrainien sur le sol russe deviendront problématiques pour la position de Poutine au sein de l’élite politique russe et des groupes pro-russes dans le monde entier. La plupart des soutiens nationaux et internationaux à Poutine ne sont qu’en partie motivés par une attirance pour le poutinisme ou par une croyance sérieuse dans les récits russes sur les menaces de l’expansion de l’OTAN, du « fascisme ukrainien », de la subversion occidentale, etc. Ils sont bien davantage alimentés par un respect cynique pour le succès apparent de la conduite impitoyable, nihiliste et apparemment efficace de Poutine à l’intérieur et à l’extérieur du pays. L’incursion inattendue et jusqu’ici réussie de l’Ukraine dans la Fédération de Russie depuis le 6 août et l’image de perdant de Moscou vis-à-vis de Kyïv créent, chez ces publics, une dissonance cognitive.

Le succès inattendu de l’attaque ukrainienne depuis le 6 août 2024 illustre une fois de plus l’inaptitude stratégique, les déficiences administratives et les retards matériels de la Russie. Ces faiblesses étaient déjà apparues en 2022, lors de l’attaque russe infructueuse sur Kyïv au printemps et de la contre-attaque ukrainienne réussie dans les régions de Kharkiv et de Kherson à l’automne. L’opération ukrainienne actuelle ébranle à nouveau le récit populaire de la prétendue invincibilité et supériorité de la Russie — un mirage souvent propagé dans le but de prôner un Siegfrieden russe (paix du vainqueur) avec des cessions territoriales ukrainiennes pour mettre fin à la guerre.

Une journaliste de la chaîne ukrainienne TSN réalise un reportage depuis Soudja le 14 août. En direct, des militaires ukrainiens retirent le drapeau russe d’un bâtiment administratif // Capture d’écran

Conclusions

Le nouveau caractère offensif et la prise de risque par l’Ukraine dans cette opération n’est pas tant une réaction à l’agressivité de la Russie. C’est plutôt le résultat de dix ans de timidité, de paresse ou d’absence d’aide mondiale pour Kyïv dans sa guerre qui, jusqu’au 6 août, a été essentiellement défensive. L’annexion du Koweït par l’Irak en 1990 a été rapidement combattue par une coalition internationale, en l’espace d’un an. Dans les années 1990, l’irrédentisme de la Serbie a été, après quelques hésitations, résolument maîtrisé par une mission hors zone des forces de l’OTAN. En revanche, le soutien international à l’État ukrainien en difficulté a été non seulement indirect, mais aussi d’une lenteur et d’une faiblesse douteuses. Et ce, en dépit d’événements aussi scandaleux que l’annexion officielle de la Crimée par la Russie le 18 mars 2014 ou l’abattage du vol malaisien MH-17 avec 298 civils, dont 80 enfants, à son bord, le 17 juillet 2014.

Les sanctions économiques occidentales contre la Russie et le soutien militaire et autre à l’Ukraine sont devenus, il est vrai, de plus en plus importants depuis 2022. Pourtant, ils sont restés et restent toujours gravement insuffisants pour défendre le territoire, les citoyens et les infrastructures de l’Ukraine contre l’attaque génocidaire de la Russie. Pire encore, de nombreuses entreprises privées de l’Occident et des pays du Sud alimentent la guerre d’anéantissement de la Russie par leurs échanges commerciaux directs ou indirects avec l’agresseur. Les décisions occidentales en faveur de la défense de l’Ukraine continuent d’être prises lentement, avec hésitation et sans enthousiasme. En réponse, après deux ans et demi de morts et de souffrances pendant l’invasion russe à grande échelle, Kyïv veut maintenant changer fondamentalement le caractère et le contexte de la guerre. Quelle que soit l’issue de la récente incursion, Kyïv continuera d’essayer, par divers moyens, de démontrer au public international que l’évolution et la fin de la guerre restent ouvertes et que l’hypothèse d’une domination incontestable de la Russie est trompeuse.

Une autre intention évidente de la stratégie ukrainienne est de recadrer d’éventuelles négociations futures avec le Kremlin sur les questions territoriales. Par exemple, des pourparlers multilatéraux plus importants pourraient avoir lieu lors de la deuxième grande conférence internationale sur la guerre qui suivra le premier sommet de la paix de juillet 2024 en Suisse. Outre les arguments moraux, normatifs et juridiques que l’Ukraine continue de faire valoir, Kyïv peut, si elle parvient à conserver les territoires russes capturés, adopter une nouvelle approche. Dans leurs communications directes avec Moscou et/ou lors de conférences internationales, les dirigeants ukrainiens pourront désormais faire des propositions transactionnelles suggérant un échange des terres russes capturées contre des territoires ukrainiens annexés.

Il est certain que la nouvelle approche de Kyïv est dangereuse pour la sécurité ukrainienne et internationale. Les événements récents peuvent évoluer dans plusieurs directions. L’invasion ukrainienne de la Russie le 6 août 2024 a, selon les termes de Vladimir Poutine, « créé une provocation à grande échelle ». Les observateurs étrangers qui sont d’accord avec la définition de Poutine devraient toutefois blâmer en premier lieu l’intérêt limité ou absent de leur propre pays pour la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine. C’est l’insuffisance de l’aide internationale à la restauration des frontières de l’Ukraine depuis 2014 et la poursuite des échanges commerciaux à grande échelle de nombreux pays avec la Russie qui ont conduit Kyïv à passer d’une approche largement défensive à une position offensive.

Quelle que soit l’issue de l’opération menée actuellement par l’Ukraine dans la région de Koursk, Kyïv continuera à chercher des points faibles tout au long du périmètre de contact avec l’État russe, ainsi que parmi ses alliés, ses agents et ses mandataires. La Russie devra investir dans la fortification de la frontière russo-ukrainienne et accorder plus d’attention à d’autres théâtres de guerre que l’est et le sud de l’Ukraine. L’incursion ukrainienne sur le territoire de l’État russe déconstruit l’image — en Russie et dans le monde — d’une ligne de front apparemment statique, d’une constellation de forces stable et d’une évolution prévisible du conflit.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Andreas Umland est analyste au Centre de Stockholm pour les études sur l'Europe de l'Est, qui fait partie de l'Institut suédois des affaires internationales (UI), professeur associé de sciences politiques à l'Académie de Kyiv-Mohyla, et directeur de la collection « Soviet and Post-Soviet Politics and Society » publiée par Ibidem Press à Stuttgart. Son livre le plus connu est Russia’s Spreading Nationalist Infection (2012).

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