Témoignage de Marioupol : « Je n’ai rien à te raconter, ma petite Tania »

Photo : service d’urgence de l’État ukrainien

Tatiana Lokchina est une célèbre défenseuse des droits de l’homme en Russie. Ses rapports et articles sur les violations des droits humains, notamment dans le Caucase du Nord, ont été publiés dans de nombreux médias occidentaux. Ce post poignant publié sur sa page Facebook le 22 mai est la transcription du récit d’une survivante de Marioupol, âgée de 66 ans, dont le nom n’est pas dévoilé.

Ma petite Tania, je n’ai vraiment rien à te raconter, rien du tout. Moi, je ne voyais rien du fond de cette cave [à Marioupol]. Il y en a qui ont vu des gens se faire tuer, moi non, je n’ai pas vu ces horreurs, il y a juste un voisin qui est sorti chercher de l’eau et qui s’est fait tuer, mais je ne l’ai pas vu, j’ai seulement aidé à l’enterrer. Ma mère, elle a 86 ans, elle n’est plus toute jeune, le premier jour où ils ont commencé à nous bombarder, notre immeuble n’a pas été touché, mais tout tremblait, ça grondait, et elle est tombée et puis elle ne s’est pas relevée, elle a perdu l’usage de ses jambes. Pendant quatre jours, on n’a pas pu descendre à la cave, je n’arrivais pas à la porter, j’y allais en courant et je demandais à des jeunes de venir m’aider, mais ils avaient peur de monter, et puis Volodia, le responsable de la cave, a eu pitié de nous et il est monté et l’a portée sur ses épaules jusqu’en bas… et aussi, Dieu le garde, il a installé quelques planches dans un coin et une couverture dessus, et ça lui a fait un lit. On est resté quarante-cinq jours en bas avec des voisins, et ensuite des militaires russes sont entrés, enfin ils ont percé un trou dans un mur, parce que, entre-temps, des dalles s’étaient effondrées du plafond et on ne pouvait pas sortir à l’extérieur, et donc ils ont dit à tout le monde de sortir par cette brèche-là, mais on avait avec nous ma maman et au moins dix autres vieillards malades qui ne pouvaient pas marcher… Je leur dis je vais rester avec ma mère, et ils me répondent non, tous ceux qui peuvent marcher, dehors, vite, et vos malades on viendra les sortir de là et on les transportera là où vous serez. On a marché pendant six heures, jusqu’à leur poste de contrôle, il y avait des cars là-bas, et je ne faisais que penser à ma mère, je me demandais comment ça allait pour elle… Et quand on est arrivés, ils ont amené les autres vieillards, mais ma mère… ils ont dû l’oublier. Je ne savais pas ce qu’elle était devenue, où elle était. Et puis il s’est trouvé finalement que des militaires l’avaient transportée dans une autre cave du quartier et l’avaient laissée là toute seule sur une couverture. Et un de leurs soldats allait la voir une fois par jour, il avait eu pitié de cette grand-mère, il vérifiait si elle était vivante, lui laissait une petite bouteille d’eau et du pain. Pendant vingt-six jours elle est restée comme ça, complètement seule, dans le noir, sans pouvoir se lever pour aller aux toilettes… Et elle a survécu, elle est devenue toute maigre, mais elle est en vie. Donc tu vois, voilà quel est notre sort, mais moi je n’ai rien à te raconter, ma petite Tania, tu perds ton temps avec moi.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Tatiana Lokchina est une chercheuse en droits humains, journaliste et écrivain russe. Experte de la situation des droits de l'homme dans les États post-soviétiques, elle est directrice du programme Russie à Human Rights Watch.

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