La distance de la Chine et de l’Inde par rapport à la guerre russe peut devenir un piège

Les leaders de la Chine, de l’Inde et de la Russie en 2016. Photo : gouvernement indien

On a vu récemment Pékin et Delhi se distancier de l’agression russe contre l’Ukraine et suggérer à Moscou d’y mettre fin et d’accepter des négociations. Il ne faut toutefois pas regarder ces démarches avec un optimisme naïf, car il ne s’agit pas d’un « lâchage », tant s’en faut. Ces pays continuent à aider la Russie à contourner les sanctions. Mais, plus encore, une pression accentuée sur le Kremlin, qui pourrait séduire une partie des pays occidentaux, peut constituer un piège redoutable et raviver la tentation dangereuse de s’engager dans des négociations de paix.

Un grand nombre d’analystes de politique étrangère ont constaté ces dernières semaines que, avec l’échec grandissant des armes russes en Ukraine et la reconquête par les forces ukrainiennes d’une partie des territoires conquis par Moscou dans le nord-est et le sud, certains pays, officiellement neutres, mais en fait soutiens implicites du Kremlin, prenaient de plus en plus leurs distances. Le dernier épisode de la mobilisation prétendument « partielle » des réservistes russes et ses revers ont accentué leurs critiques sourdes contre la guerre de Poutine dont ils ne voient pas l’issue. Beaucoup soulignent dès lors l’« isolement » grandissant de Moscou dont témoignent, en fait depuis le début de la nouvelle invasion russe, les votes à l’Assemblée générale des Nations unies, le dernier en date concernant la retransmission par visioconférence de l’intervention du président Volodymyr Zelensky. Seuls sept pays avaient voté contre (Russie, Syrie, Bélarus, Cuba, Érythrée, Corée du Nord et Nicaragua).

Le Premier ministre indien, Narendra Modi, avait ainsi expliqué à Poutine, lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS), que « l’heure n’était pas à la guerre ». Son ministre des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, devant les menaces d’emploi de l’arme nucléaire par la Russie, devait surenchérir en affirmant, sans toutefois explicitement condamner la guerre, qu’il fallait en finir et prenait ses distances devant les crimes massifs commis par Moscou. Quant à Pékin, sans là non plus blâmer directement son partenaire russe, il appelait au « dialogue » et au « cessez-le-feu » et, à la tribune de l’ONU, son ministre des Affaires étrangères, Wang Yi, appelait, lui, à « respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les pays ». En marge de l’Assemblée générale, il devait d’ailleurs rencontrer son homologue ukrainien, Dmytro Kuleba. On rappellera d’ailleurs que la Chine populaire a aussi d’importants intérêts économiques en Ukraine, en eux-mêmes d’ailleurs problématiques.

Puissance habituée à jouer sur les ambiguïtés dans la conduite de sa politique étrangère, la Turquie devait abonder plus encore dans ce sens. Son président, Recep Tayyip Erdoğan, qui entend continuer de jouer le rôle de médiateur, comme il l’avait déjà fait pour le desserrage du blocus du blé ukrainien et la libération de certains otages d’Azovstal, devait abonder en ce sens en déclarant à nouveau notamment que la Crimée était bien ukrainienne. La persécution par l’occupant russe des Tatars de Crimée est une question politiquement importante pour la Turquie. On ne saurait de fait placer Ankara sur le même plan puisqu’il est aussi un fournisseur significatif de drones à l’Ukraine.

Sans doute nul ne peut regretter l’évolution de la République populaire de Chine et de l’Inde — la Turquie étant un cas différent —, mais il serait erroné d’y discerner un « lâchage » par ces pays du régime de Poutine. Pékin et Delhi continuent d’abord à contourner les sanctions occidentales, notamment financières et sur le pétrole et le gaz. Ensuite, leurs motivations ne sont à l’évidence pas liées à des préoccupations humanitaires ou au droit international — on rappellera notamment que la Chine a emboîté le pas à la Russie à la plupart des veto au Conseil de sécurité des Nations unies sur la Syrie. Si Moscou avait rapidement gagné sa guerre contre l’Ukraine, il ne fait aucun doute que ni la Chine communiste ni l’Inde n’auraient bougé. La prolongation de la guerre représente toutefois, pour ces deux pays comme pour d’autres, un facteur de perturbation de leur commerce et, plus généralement, de leur économie. Sans doute redoutent-ils aussi les conséquences en chaîne sur le plan politique d’un effondrement de la Russie, où la Chine a des intérêts significatifs et qui est pour l’Inde un fournisseur important.

Paradoxalement donc, ils souhaitent une forme de continuité du régime en place à Moscou dont ils perçoivent qu’il est possiblement menacé par le jusqu’au-boutisme de Poutine. En quelque sorte, ils n’ont aucun souci avec la politique impérialiste de la Russie, mais ils ne souhaitent pas non plus qu’elle aille trop loin car elle constitue un multiplicateur d’incertitudes. En somme, Pékin et Delhi souhaitent que Moscou mette un terme à sa guerre le plus rapidement possible, mais ils n’appellent pas au retrait des troupes russes de territoires qu’elle occupe depuis le 24 février 2022, a fortiori depuis 2014.

C’est précisément là que réside un piège possible pour les démocraties occidentales. Ni Pékin ni Delhi n’entendent réellement défendre l’Ukraine et faire droit à ses demandes légitimes et non négociables en matière d’intégrité territoriale — c’est-à-dire la récupération de l’intégralité du Donbass et de la Crimée — et à celles, fondamentales et également non sujettes à négociation, concernant la punition des coupables, depuis les dirigeants russes jusqu’au simple soldat, de l’agression et des crimes massifs de guerre, contre l’humanité et de génocide, ni encore en ce qui concerne la réparation des dommages de guerre et des compensations pour les victimes. Elles sont prêtes — et c’est aussi le sens de l’appel de la Chine à s’engager dans des négociations de paix — à sacrifier l’Ukraine et elles poussent au compromis.

Pour l’instant, le front des pays de l’Union européenne et de l’OTAN est uni dans ses exigences envers Moscou. Il tient aussi sur les sanctions, même si celles-ci sont insuffisantes et comportent de nombreux trous. Il est également ferme en matière de justice internationale. Mais si la guerre dure, si les menaces de recours à l’arme nucléaire, moyen classique et ancien de la Russie pour tenter de dissuader tous les États qui seraient tentés de répondre à l’agression du Kremlin, continuent, si une certaine fatigue gagne de plus en plus les opinions publiques, qu’en sera-t-il demain ?

Imaginons que, par exemple, la Chine et l’Inde exercent des pressions plus directes par des canaux non publics sur le Kremlin pour que celui-ci arrête la guerre et que Poutine l’accepte. Faisons l’hypothèse que celui-ci décide unilatéralement un cessez-le-feu, présenté comme un « gage de bonne volonté » et que Pékin et Delhi prennent langue, tout aussi discrètement, avec certains États occidentaux en leur suggérant fortement de pousser à des négociations dans ces conditions prétendument nouvelles. Si la Russie, après avoir poussé à l’escalade par la mobilisation et ses menaces, décide d’arrêter les combats, il existe un danger pour que les Alliés cessent alors de fournir de nouvelles armes à Kyïv et qu’il devienne de plus en plus difficile à l’armée ukrainienne, à la fois en termes d’image et de moyens matériels, de reconquérir l’ensemble de son territoire.

Dès lors, certains pays occidentaux pourraient à nouveau, comme avant février 2022, enjoindre à l’Ukraine d’accepter de s’asseoir à une table de négociations et d’envisager des compromis territoriaux. Cela constituerait une trahison de leurs engagements précédents, mais ils seraient tentés de présenter ce recul comme une nécessité « au nom de la paix ».

Ne nous méprenons pas sur le sens des mots : cela serait alors une défaite pour l’Ukraine et une victoire pour la Russie. L’Ukraine serait durablement amputée et Moscou aurait de fait gagné la guerre, même avec une magnitude moindre que celle espérée.

Cela serait aussi une défaite terrible pour le monde occidental qui perdrait toute crédibilité dans la défense de ses valeurs et des exigences incoercibles du droit international, tant en matière de frontières que de droit pénal. Avec Poutine et les siens restant au pouvoir à Moscou, la sécurité de l’Europe et du monde resterait durablement et fortement menacée. Poutine pourrait même regagner un peu de lustre auprès de ses anciens alliés tentés de s’en distancier.

Cela serait enfin une défaite catastrophique pour le peuple russe. Alors que, avec la défaite du régime russe en Ukraine, la possibilité d’une évolution de la Russie vers une réalité moins totalitaire commence, certes timidement et avec beaucoup de précaution dans la prévision, à être envisagée, l’espoir, un jour, d’une Russie libre serait durablement fermé. La réalité est que ce qui devrait être un objectif, fût-il tu, par les Alliés, mais aussi pour les dissidents russes, à savoir la fin du régime de Poutine, serait durablement compromis. La Chine et l’Inde, comme de nombreux régimes autocratiques et surtout dictatoriaux, de la Syrie à la Birmanie, de Cuba au Venezuela, du Bélarus au Nicaragua, verraient sans doute cela d’un bon œil. D’autres régimes, fussent-ils moins liés au régime de Poutine, ne seraient pas mécontents non plus que le monde autoritaire soit en quelque façon conforté et que les révolutions démocratiques soient dissuadées. À l’inverse, si Poutine perd radicalement sa guerre, on peut raisonnablement s’attendre à des effets en chaîne vertueux sur les régimes dictatoriaux et sur les pays qui restent encore largement dans l’orbite du Kremlin.

Devant ce risque de reculade, il est dès lors fondamental que les Alliés réaffirment solennellement qu’ils veulent non seulement la victoire totale de l’Ukraine et que la justice internationale passe, mais aussi qu’ils n’acceptent pas une mascarade de négociations dans les conditions présentes. Il leur faut de toute évidence accroître de manière massive leurs livraisons d’armes à l’Ukraine sans aucune limitation. Ils doivent certainement se garder aussi ne serait-ce que d’évoquer de tels pourparlers de paix. Il leur faut également faire leur, quand bien même ils ne pourraient l’exprimer publiquement, l’objectif indispensable qu’est la fin du régime russe actuel, avec Poutine ou avec un autre.

L’hypothèse que nous avons évoquée doit rester ce qu’elle ne devrait jamais cesser d’être : un cauchemar vite balayé par la lumière du jour.

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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