Le choix de l’Ukraine pour la justice

Essayiste et magistrat, l’auteur livre une réflexion profonde sur la démarche du président Zelensky qui, dès le début de l’agression russe contre son pays, a cherché justice auprès des instances et opinions publiques internationales. Grâce à ce choix ukrainien pour le plan éthique et non géopolitique, le narratif ukrainien bénéficie d’une incontestable supériorité sur le narratif russe. Par cette quête indispensable, l’Ukraine s’est rapprochée de l’Europe fondée sur l’idée de la justice.

Le mandat d’arrĂŞt dĂ©livrĂ© le 17 mars 2023 par la Cour pĂ©nale internationale Ă  l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova constitue une incontestable victoire pour Volodymyr Zelensky. Une victoire qui excède cet acte en consacrant un choix initial de son pays pour la justice. C’est donc sur ce choix qu’il faut revenir car il est profondĂ©ment politique dans le sens noble du terme et, Ă  vrai dire, inĂ©dit dans une guerre de cette ampleur. Il nous apparaĂ®t Ă©vident aujourd’hui, et cette Ă©vidence est en elle-mĂŞme une victoire. La justice est au cĹ“ur de cette guerre en raison de l’injustice flagrante dont elle procède. Il s’agit d’une agression caractĂ©risĂ©e, mais il en fallait plus pour pouvoir s’appuyer largement sur cette injustice fondatrice afin de trouver des alliĂ©s.

Un choix initial

La justice est au cœur du conflit entre la Fédération de Russie et l’Ukraine. Elle n’y était pas par la force de sa seule vertu, elle y a été mise par un choix initial du président Zelensky. Un choix pour la justice institutionnelle, devrions-nous dire, parce que la guerre fut longtemps considérée pas uniquement comme une simple comparaison des forces, mais comme une épreuve ordalique, c’est-à-dire un duel où le sort des armes indiquait une justice surnaturelle.

Lors de la Première Guerre mondiale, l’idĂ©e de faire comparaĂ®tre en jugement l’empereur allemand Guillaume II n’est apparue dans les dĂ©bats des parlements français et britanniques qu’en 1915 devant la brutalitĂ© des combats, volontĂ© qui sera inscrite dans les articles 227 et 228 du traitĂ© de Versailles. Le procès de Nuremberg n’a pas commencĂ© Ă  son ouverture le 18 octobre 1945, mais le 30 novembre 1943, lorsque le Royaume-Uni, les États-Unis et l’URSS ont dĂ©cidĂ© de dĂ©fĂ©rer les plus hauts dignitaires allemands devant une cour de justice après leur capitulation.

Dans le cas qui nous intĂ©resse, la lecture judiciaire du conflit est apparue dès les premiers jours de la guerre du cĂ´tĂ© ukrainien. Une telle interprĂ©tation d’emblĂ©e morale contrastait avec les motifs idĂ©ologiques et rĂ©servĂ©s Ă  l’opinion interne russe invoquĂ©s par Vladimir Poutine. Dans cette concurrence des rĂ©cits, ce choix de Zelensky pour le plan Ă©thique et non gĂ©opolitique, a bĂ©nĂ©ficiĂ© d’une incontestable supĂ©rioritĂ© sur le narratif russe ; le premier Ă©tait universalisable, Ă  la diffĂ©rence du second.

Un choix universaliste et mobilisateur

Convoquer la justice en dĂ©but de conflit ou au cours de celui-ci change Ă©normĂ©ment la donne, en proposant d’emblĂ©e une lecture du conflit, c’est-Ă -dire son sens, son « narratif Â». Dès le dĂ©but, cette guerre a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©e en termes de justice ; elle n’était pas une guerre mais un immense crime — un crime d’agression — qui teintait toute opĂ©ration militaire en crime de droit commun, pire en crime de guerre. Un tel rĂ©cit prĂ©sente l’avantage tout d’abord d’être très facilement assimilable par chacun, car la matrice du droit pĂ©nal vient du droit commun, de quelque chose qui peut arriver Ă  chacun d’entre nous — l’agression sexuelle, qui est devenue le crime de rĂ©fĂ©rence de notre modernitĂ©, participe de cet imaginaire. On pourrait mĂŞme aller jusqu’à dire que tout crime est une agression directe ou indirecte, physique ou mentale, et qu’en qualifiant toute l’opĂ©ration d’agression, elle fait de toute la guerre un crime au carrĂ©, le comble du crime, oĂą la destruction des corps ukrainiens Ă  Boutcha est, par mĂ©tonymie, l’illustration du mal dans le monde, du mal ordinaire du crime comme du mal dans l’histoire. C’est, encore une fois, ce qu’ont compris les autoritĂ©s ukrainiennes qui ont ouvert gĂ©nĂ©reusement l’accès Ă  leur sol et au théâtre d’opĂ©rations, en comprenant qu’aujourd’hui les journalistes Ă©taient devenus des tiers de confiance, en quelque sorte, pour certifier les images.

La lecture en termes de droit pĂ©nal prĂ©sente l’avantage de fournir aux publics du monde entier une lecture simple, clivante (il y a un agresseur et un agressĂ©), d’autant plus pĂ©nĂ©trante qu’elle est vĂ©rifiable par chacun. Il n’y a pas de place pour le doute, pour le gris : c’est blanc ou c’est noir, comme le disent les responsables ukrainiens. Chacun peut voir de ses propres yeux les crimes commis ; il est rendu tĂ©moin des crimes par les images dĂ©sormais disponibles. Mais, rĂ©torquera-t-on, n’oublions pas le prĂ©cĂ©dent de Timisoara (oĂą des images furent manipulĂ©es pour faire croire Ă  un massacre), sauf que l’on Ă©tait Ă  une autre Ă©poque, oĂą les images Ă©taient encore rares. L’image Ă  elle seule ne suffit pas Ă  faire preuve et Ă  fonder un jugement, il faut pouvoir en vĂ©rifier les sources, les croiser avec d’autres, provenant notamment de journalistes de son propre pays. La diffĂ©rence entre Timisoara et la guerre en Ukraine, c’est la vague de professionnalisation des journalistes et des ONG en matière de recueil et d’analyse de preuves sur le terrain quasi en temps rĂ©el. Pensons Ă  l’enquĂŞte exemplaire rĂ©alisĂ©e par le New York Times sur les crimes commis dans une rue de Boutcha1. On voit ainsi naĂ®tre une communautĂ© jugeante globale, qui Ă©merge avec la guerre en Ukraine et qui est la condition pour former un sensus communis rendu possible par la technique. Les citoyens peuvent ainsi se forger eux-mĂŞmes leurs jugements, voire juger les agresseurs. La justice sort des tribunaux.

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Sommet Ă  Kiev sur les crimes de Boutcha, le 31 mars dernier // president.gov.ua

Le choix de l’ouverture

La guerre en Ukraine est, aux dires des analystes, l’une des guerres les plus transparentes de l’histoire : rendue transparente, devraient-ils dire, tant cette fenĂŞtre a Ă©tĂ© largement ouverte par une volontĂ© politique renforçant — et utilisant — les nouvelles possibilitĂ©s, Ă  vrai dire vertigineuses, qu’offre le numĂ©rique. Zelensky aurait pu en faire des instruments de propagande et de dĂ©stabilisation, comme les Russes, mais il a fait le choix contraire. Cela se confirme dans la totale libertĂ© qu’il laisse aux journalistes pour faire leur travail auprès des soldats (une transparence beaucoup plus grande que celle dont ils jouissent auprès de l’armĂ©e française dans le Sahel). C’est dans cet esprit qu’il faut interprĂ©ter la convocation d’équipes internationales pour recueillir des Ă©lĂ©ments de preuve, appel auquel elles ont rĂ©pondu en envoyant des Ă©quipes très professionnelles. L’accès au terrain est donc un Ă©lĂ©ment central. C’est un message très puissant envoyĂ© Ă  la fois Ă  ces pays et au monde entier : toujours la confiance dans la vĂ©ritĂ©, ce qui creuse la diffĂ©rence avec l’autre partie, qui oppose Ă  la vĂ©ritĂ© la propagande.

Grâce au numĂ©rique, les civils sont mobilisĂ©s : ils sont transformĂ©s non seulement en agents de renseignement, en une brigade de surveillance du territoire, mais aussi en enquĂŞteurs, en passeurs d’images qui offrent au monde entier un matĂ©riau propre au jugement. Lorsqu’un citoyen prend des risques en filmant de son portable un crime en train de se produire, il Ă©tablit un lien avec un public immense qu’il ne connaĂ®t pas (et qu’il ne connaĂ®tra jamais), mais qui pourra le transformer un jour en preuve, en honorant ainsi son courage. Le numĂ©rique sert une mobilisation importante de la population ukrainienne mais pas seulement : en tant qu’instrument totalement ouvert, le numĂ©rique a servi Ă  mobiliser largement au-delĂ  des frontières.

Cette mobilisation en dedans et en dehors des frontières a permis d’exercer une pression internationale sur la Russie, notamment sur la personne du président russe, visé pour le crime d’agression commis sur l’Ukraine et pour la déportation d’enfants.

Un choix qui transcende ses intérêts particuliers et contingents

Cette transparence manifeste une confiance dans la vĂ©ritĂ© qui doit ĂŞtre saluĂ©e, car elle est courageuse et Ă©thique, mais qui est Ă©galement très intelligente, voire très stratĂ©gique. Certains diront, en employant un terme particulièrement en vogue actuellement, que la partie ukrainienne a « weaponized Â» la justice dans sa lutte contre les autoritĂ©s russes, c’est-Ă -dire qu’elle l’a transformĂ©e en arme de guerre. C’est lĂ  une contradiction dans les termes, car la justice, la vraie, celle du tiers et du dĂ©bat contradictoire tranchĂ© par un tiers indĂ©pendant, contient par sa structure mĂŞme l’antidote Ă  l’instrumentalisation. Ă€ la diffĂ©rence du Got mit uns allemand ou With God on our side dĂ©noncĂ© par Bob Dylan, Volodymyr Zelensky a acceptĂ© d’emblĂ©e de s’en remettre Ă  une instance tierce. Il a intelligemment utilisĂ© son infĂ©rioritĂ© stratĂ©gique face au gĂ©ant russe, qui ne s’est pas avĂ©rĂ© si invincible. Le recours du juge est toujours l’arme du faible contre le puissant et il faut se mĂ©fier lorsque le fort utilise la justice Ă  l’égard du faible : le procès stalinien (ou les « procès-baillons Â» chez nous) ne sont alors pas loin. Mais ce faisant, les autoritĂ©s ukrainiennes se sont soumises Ă  l’ordre international, Ă  une rĂ©fĂ©rence commune en quelque sorte.

Sur ce terrain encore, le choix de Zelensky est un coup de maĂ®tre, probablement involontaire. En faisant le choix de la justice, c’est-Ă -dire en rĂ©clamant l’intervention d’un vĂ©ritable tiers de justice et non d’un pantin Ă  sa solde, il accuse la diffĂ©rence avec son adversaire. Il le pousse Ă  la faute en quelque sorte en obligeant le rĂ©gime de Poutine Ă  abattre les masques et Ă  montrer au grand jour qu’il met ses pas dans ceux de Staline. Lors du dernier procès contre l’opposant Vladimir Kara-Mourza, le 17 avril 2023, le procureur s’est Ă©criĂ© que l’accusĂ© Ă©tait « un ennemi du peuple Â». L’accusĂ© lui-mĂŞme a fait le rapprochement avec les procès staliniens (ses deux arrière-grands-pères ont Ă©tĂ© exĂ©cutĂ©s et son grand-père dĂ©portĂ©). Une telle rĂ©surgence d’un passĂ©, devenu un exemple absolu d’injustice pour le monde entier, dĂ©montre en outre que les procès staliniens ne furent ni une lubie cruelle de Staline, ni une sorte de fatalitĂ© culturelle (idĂ©e contre laquelle il faut s’insurger), mais qu’ils sont inscrits dans la logique mĂŞme du totalitarisme, comme l’a magistralement montrĂ© Claude Lefort2.

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Le procureur de la CPI Karim Khan en visite Ă  Boutcha en avril 2022 // @IntlCrimCourt

Le choix russe de la fermeture alors que Zelensky choisit au contraire l’ouverture, de « l’arrogance du mensonge Â», typique de la langue totalitaire, alors que l’Ukraine a choisi dĂ©libĂ©rĂ©ment de s’exposer Ă  la critique et Ă  l’argumentation adverse, conduit quasi-mĂ©caniquement au procès stalinien et Ă  une instrumentalisation de la justice Ă  des fins rĂ©pressives. Ă€ l’inverse, cette politique d’ouverture a fait converger les intĂ©rĂŞts stratĂ©giques de l’Ukraine et les intĂ©rĂŞts universels de la justice.

Un appel Ă  la justice

En rĂ©clamant justice pour son peuple, Zelensky installait dĂ©jĂ  la justice dans le paysage mental du conflit. Il la rendait imaginable, dĂ©sirable. Ă€ l’instar de ce que disait Walter Benjamin du Jugement dernier, il promettait Ă  son peuple que rien ne serait oubliĂ© en s’appuyant sur le numĂ©rique pour donner chair Ă  ce rĂŞve. En effet, c’est qu’avant d’être une vertu, la justice est un espace, un espace sous-tendu par une commune attente de justice. Cette attente prĂ©suppose des valeurs communes ; des valeurs qui Ă  la fois rassemblent et distinguent. Il n’est plus nĂ©cessaire d’être les mĂŞmes, tout au contraire, c’est par la justice qu’on peut ĂŞtre diffĂ©rents dans la paix. C’est prĂ©cisĂ©ment le message que veut dĂ©livrer l’Europe de l’après-guerre : il est possible de surmonter les identitĂ©s nationales par la justice — une Europe que l’Ukraine a dĂ©jĂ  rejoint pas son choix pour la justice. La justice dispose les uns et les autres dans un mĂŞme lieu qui n’est plus physique mais juridique, qui ne relève plus de la gĂ©ographie mais d’un devant-ĂŞtre mais qui n’est pas encore, et qui ne sera jamais lĂ  totalement, mais sans lequel nous ne serions pas. C’est la signification que les Grecs donnaient Ă  la Dikè, c’est-Ă -dire Ă  l’ordre du monde.

Le mandat d’arrĂŞt contre le prĂ©sident russe n’est qu’un dĂ©but, on ne sait s’il sera jamais exĂ©cutĂ©, ni s’il conduira Ă  un vĂ©ritable procès. La justice est aujourd’hui encore muette, mais sans cet appel que lui ont lancĂ© depuis le dĂ©but de la guerre les autoritĂ©s ukrainiennes, elle n’aurait pas eu l’occasion de se prononcer. Le choix de Zelensky montre qu’il a profondĂ©ment compris notre temps et qu’il a tirĂ© toutes les leçons du XXe siècle et de la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci s’est terminĂ©e par un dire de justice — bien imparfait au demeurant et auquel participaient les Russes mais sans y croire, comme en tĂ©moigne l’envoi du gĂ©nĂ©ral Roudenko comme procureur pour soutenir l’accusation (et qui voulut faire porter aux nazis le massacre de Katyn) : ils en paient le prix Ă  prĂ©sent.

La diffĂ©rence avec aujourd’hui, c’est que le prĂ©sident Zelensky y croit, et c’est essentiel. Il y croit, et il appelle les Occidentaux Ă  le rejoindre dans ce combat pour la justice qui ne peut qu’être universel. Par ce seul fait, il inaugure une nouvelle phase dans l’histoire des rapports entre la justice et la guerre. Il fait dĂ©jĂ  exister la justice en l’installant dans les esprits avant qu’elle ne se rĂ©alise. C’est le propre de la justice, encore plus que de la politique, que d’exister non seulement par ses rĂ©alisations mais par l’idĂ©e qu’elle impose aux rapports humains. Elle existe dĂ©jĂ  en tant qu’idĂ©e, non pas comme une illusion, ainsi que le croient les rĂ©alistes, qui sont en vĂ©ritĂ© des cyniques, mais parce que son impossibilitĂ© d’être parfaite la fonde. C’est prĂ©cisĂ©ment ce que n’ont pas compris les Russes : l’absence d’imagination de la justice les force Ă  reproduire l’injustice.

Nous disions en commençant que le choix de la justice de Zelensky accordait Ă  son « narratif Â» un avantage incontestable face au rĂ©cit russe de la guerre, fondĂ© sur de grossières contre-vĂ©ritĂ©s. La justice est beaucoup plus qu’une feinte stratĂ©gique, elle est plus profonde que les moyens par lesquels elle se concrĂ©tise — c’est-Ă -dire qu’une instance dĂ©cisionnelle â€”, elle est indispensable Ă  la constitution d’un espace rĂ©uni par le service de la vĂ©ritĂ©. C’est pourquoi elle sera incontournable pour les historiens qui Ă©criront l’histoire de cette guerre. Tous les faits sont discutables Ă  condition de partager une mĂŞme conception de la vĂ©ritĂ© et, ajoutent les Grecs, une mĂŞme rĂ©fĂ©rence Ă  la Dikè. « S’il ne s’appuie pas sur la justice/ordre du monde, l’historien ne peut rien comprendre ni rien affirmer qui ne soit immĂ©diatement contestable ; il ne saurait aller bien loin dans une rĂ©flexion sur les valeurs de l’action humaine qui risquerait de saper les fondements d’une autoritĂ© d’oĂą il tire toute la sienne3Revue de synthèse, n° 4, 1995, p. 550. Les rĂ©flexions ici dĂ©veloppĂ©es doivent beaucoup Ă  cet article.. Â» Aucune histoire ne peut se faire, ni s’écrire sans la perspective de la justice/ordre du monde, qui se pose comme une nĂ©cessitĂ© autant ontologique qu’épistĂ©mologique.

Le destin de la Russie contemporaine offre la preuve a contrario du lien indéfectible entre la vérité, la réciprocité et cet ordre du monde/justice. Elle ne jugea jamais les crimes épouvantables du stalinisme, pas plus qu’elle n’instruisit en vérité le procès du communisme (à la différence de l’Allemagne pour le nazisme). Un lien doit être établi entre le défaut de justice et les violences de toute nature, commises sur les populations civiles ukrainiennes dans une guerre qui s’est donné pour mission sacrée, quasi eschatologique, de combattre le mal en annihilant l’identité de tout un peuple4. Une telle hubris criminelle est à mettre en lien direct avec la violence héritée de la révolution bolchévique, des répressions staliniennes et, s’agissant de l’Ukraine, du Holodomor (qui vient d’être qualifié de génocide par l’Assemblée nationale le 28 mars 2023), qui constituent une « chaîne de l’impunité »5. Si, pour Hérodote, « le temps proprement humain correspond à l’intervalle du mouvement qui va de la perturbation créée par une offense à la punition réparatrice », force est de reconnaître que, faute d’être refermé, le temps de la sauvagerie court encore dans les steppes du Dniepr.

Sans le cri de Zelensky, la justice serait demeurĂ©e muette. Pour passer de l’état latent, d’une prĂ©sence ineffectuĂ©e Ă  une instance qui parle et prononce un dire de justice, il faut la convoquer. La vĂ©ritable naissance de la justice n’est pas dans la crĂ©ation d’une instance, mais dans le cri qui l’appelle, comme le rappelle Paul RicĹ“ur (le cri d’indignation — « c’est injuste Â» ! — inaugure le processus de justice). L’appeler, c’est dĂ©jĂ  la faire exister. Si, comme l’écrit Hegel, « les Érinyes sommeillent, le crime les rĂ©veille Â», c’est que le crime hurle Ă  l’injustice, qu’il comporte en lui-mĂŞme an intrinsic claim6.

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Ce choix pour la justice est un pas énorme pour l’Ukraine, un pas qui dépasse le contexte particulier de la guerre, un pas en direction de l’Europe qui, on l’a dit, s’est construite sur la justice. C’est pourquoi son modèle est universel et qu’il n’est pas que dicté par sa géographie ou par l’histoire. Le choix ukrainien pour la justice est aussi un pas pour l’intégration de son pays dans l’histoire tout court, c’est-à-dire pour avancer, pour que le temps opère une succession de moments qui ne se répètent pas. Celui qui ne regarde pas son passé en face est condamné à le répéter, répète-on souvent, c’est exactement ce qui se passe hélas pour la Russie.

Le parti-pris initial de l’Ukraine en faveur de la justice est, on le voit, beaucoup plus qu’une stratĂ©gie : c’est un choix existentiel qui donne Ă  la politique toute sa dignitĂ©, son orientation indissociablement Ă©thique et stratĂ©gique que seuls sĂ©parent les « demi-habiles Â», comme dit Pascal.

garapon bio

Antoine Garapon est un essayiste et magistrat français. Docteur en droit, il a été le secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la Justice jusqu'en 2020. Il est producteur de l'émission Esprit de justice à France Culture.

Notes

  1. Malachy Browne, David Botti, Haley Willis, “Satellite images show bodies lay in Bucha for weeks, despite Russian claims“, The New York Times, April 4, updated April 6, 2022.
  2. Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur l’Archipel du Goulag, Fayard, 1976.
  3. Catherine Darbo-Peschanski, « HumanitĂ©, guerre, ordre du monde : l’éthique des historiens grecs ? Â»,
  4. Voir à ce sujet l’excellent article de Céline Marangé et de Sarah Fainberg, « Entre intentionnalité et inévitabilité : aux sources des crimes de guerre en Ukraine », Le Rubicon.
  5. Ibidem.
  6. Paul Tillich, « Amour, pouvoir et justice Â», Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, 1963. n° 43-4, pp. 327-368.

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