Nous publions la postface du philosophe ukrainien à l’ouvrage collectif Comment parler de l’Ukraine en guerre ? Informer, raconter, résister sous la direction de Pierre Bayard, Jean-Louis Fournel et Constantin Sigov, à paraître aux Presses universitaires de Vincennes le 16 mai 2025. S’appuyant sur son vécu dans la guerre d’agression russe, l’auteur exige que soit rompu le cycle de l’impunité des crimes contre l’humanité.
Continuer à parler au monde
La nuit du 24 février 2022, nous nous trouvions avec des amis dans notre maison de Khotianovka, à 36 km de Boutcha. C’est à une demi-heure de voiture si les ponts n’ont pas sauté et si le pays est libre d’occupants.
Les jours et les nuits qui ont suivi, en février et mars, nous étions obsédés par une seule et même question, que nul d’entre nous ne formula à voix haute : est-ce qu’ « ils » allaient s’emparer de notre monde, de notre Kyïv et de notre maison ?
Aujourd’hui, cette question a un autre écho, mais elle n’appartient pas au passé, loin de là. En nous et dans notre monde européen, elle sonne comme un tocsin – même s’il semble parfois qu’on cherche à l’assourdir ou à la rendre informulable.
Dans les villes et les villages occupés, les Russes avaient confisqué aux habitants tous leurs téléphones, coupé tous les moyens d’information, et ils prétendaient que leurs troupes s’étaient déjà emparées de Kyïv.
Mais l’armée ennemie n’est pas parvenue à encercler Kyïv. La résistance opposée par l’armée ukrainienne et les actions menées par les bénévoles ont permis de maintenir libres quelques rares voies de communication, permettant ainsi à Kyïv – et à nous-mêmes –, de respirer. Le flot des conquérants avait noyé l’horizon presque de tous côtés et la vague atteignait presque Vychgorod et notre village. Telle une peau de chagrin, notre espace de liberté se rétrécissait chaque jour. La nuit, quand nous descendions à la cave, nous ne savions pas si, le lendemain, nous nous réveillerions libres ou prisonniers.
La liaison Internet avec le monde serait-elle maintenue ou serait-elle coupée en même temps que le réseau électrique ? D’autres n’avaient déjà plus cette liaison. Paul Celan s’est soudain adressé à chacun d’entre nous pour lui dire : « Parle comme si tu étais le dernier1. »
Au cours de ces nuits et de ces semaines interminables passées à deux pas de Boutcha et d’Irpin, nous avons supplié nos amis et alliés de l’Occident de ne pas laisser faire le pire. Une folle envie de vivre vibrait dans les messages et les photos sur les réseaux sociaux, dans les interviews que nous faisions parvenir aux journalistes occidentaux…
Yahidne, circulation de l’information et impunité
Au nord de notre maison passe la route de Tchernihiv. Elle traverse le village de Yahidne (Ягідне), qui n’est guère plus éloigné que Boutcha, sans que l’on ait à traverser le Dniepr. Nous avons appris le nom de Yahidne après l’occupation, quand les Russes l’ont quitté le 30 mars 2022. Ils y ont laissé les corps des personnes abattues dans la rue, des morts dans les caves et tout un village en état de choc. Une équipe d’enquêteurs y a été envoyée dans les semaines qui ont suivi, puis les journalistes sont venus. C’est ainsi que le monde entier a été informé des horreurs qui s’étaient passées dans le sous-sol de l’école de Yahidne.
Les troupes russes ont pris le village le 3 mars, ont installé leur quartier général dans l’école et y ont rassemblé des gens pour en faire des « boucliers vivants ». Presque tous les habitants du village y ont été maintenus de force pendant près d’un mois. On a calculé par la suite qu’il y avait dans cette cave environ un demi-mètre carré par personne : 170 m2 pour 368 détenus, dont 70 enfants. L’hiver, cette cave n’était pas chauffée. Les gens étaient assis sur des bancs ou par terre. Les premiers jours, on ne leur a pas donné à manger. Mais le plus pénible, c’était l’absence de liberté, l’impuissance et l’inconnu. Le plus humiliant, les toilettes, situées dehors. Ils n’étaient autorisés à y aller que pendant la journée. La nuit, les Russes avaient décrété le couvre-feu entre sept heures du soir et sept heures du matin, heure de Moscou. Il était alors interdit de sortir de la cave ; pour la nuit, on avait prévu des seaux. Dans le gymnase, où étaient détenues 136 personnes, il y en avait trois. Pour ne pas avoir à les utiliser, les gens ont cessé de boire de l’eau.
Le quatrième jour, la cave a compté son premier mort : il s’appelait Dmytro Mouzyka et avait 92 ans. Quelques jours plus tard, ce fut le tour de sa femme, Maria. Le suivant mourut le cinquième jour. Puis deux en une journée. Par manque d’air, d’absence de soins médicaux et du fait des conditions inhumaines de détention, dix personnes sont mortes dans cette cave entre le 5 et le 30 mars. Si la mort avait lieu la nuit, les Russes ne permettaient pas de sortir le corps, qui restait jusqu’au matin à côté des vivants. Les plus vieux ont craqué. Au début, les gens devenaient fous, ne reconnaissaient plus leurs enfants. Ils poussaient des cris, parlaient avec des défunts, révélaient des secrets de famille. Puis ils mouraient assis sur une chaise.
Le prêtre de la paroisse, le père Dymytry Iarema, était lui aussi dans la cave. Les parents des morts lui demandaient quelques paroles ou gestes rituels. Pour les vieilles personnes de la campagne, les obsèques sont une chose sérieuse. Mais là, on enterrait les gens sans cercueil ni croix. On emportait le défunt au cimetière enveloppé dans un drap, sur une brouette de chantier, les bras et les jambes pendants de chaque côté. La prière sur les tombes devait rendre aux morts un peu de leur dignité. On a creusé deux fosses pour cinq personnes. Impossible de faire plus : les Russes n’avaient accordé que deux heures, prévenant qu’ils tireraient en cas de retard. Puis, au loin, des coups de feu ont retenti. Les gens ont sauté dans les tombes à côté des cadavres. Quand le calme est revenu, les blessés ont été rapportés dans la cave sur les mêmes brouettes qui avaient servi à emporter les morts au cimetière.
Svitlana Baranova, témoin de cet enfer, a déclaré : « Ces journées ont été les plus terribles de toute ma vie. » Ces mots ont servi de titre à un recueil de témoignages2. Lors de la présentation de cet ouvrage à Kyïv, le 14 septembre 2023, j’ai rencontré des habitants de Yahidne qui étaient passés par ce « sous-sol de la mort ». Des journalistes et des auteurs du livre ont invité le procureur général d’Ukraine, Andreï Kostine, ainsi que ses adjoints à interroger des victimes et des témoins de ces crimes. À cette rencontre ont aussi participé des témoins venus de nombreuses villes d’Ukraine. Leurs récits ont été rapportés de façon détaillée et ont nourri des enquêtes et des documentaires3, mais je me limiterai ici à l’histoire du petit village de Yahidne.
La terreur morale a été un élément important des crimes commis à Yahidne. Un élu de la commune, Valeri Pilgouï, a demandé l’autorisation de passer chez lui prendre des médicaments et de la nourriture. Un officier russe, surnommé « Klion » [ « L’Érable »] lui a répondu :
— Tu connais l’hymne russe ?
— Non.
— Et le soviétique ?
— Non plus.
— Voilà les paroles de l’hymne ; si quelqu’un veut sortir chercher à manger chez lui, il faudra qu’il le chante. Prends le texte pour que les gens le recopient et l’apprennent par cœur. C’est comme ça.
La propagande avait été confiée à un militaire russe surnommé « Le Sourd ». Il distribuait dans le sous-sol la Komsomolskaïa Pravda et cherchait à faire croire à tous que Kyïv était déjà prise. Mais les gens lui disaient : « Si la capitale est prise, pourquoi les chars russes sont-ils restés bloqués à Yahidne4 ? » L’unité russe qui occupait Yahidne était placée sous les ordres d’un officier de 45 ans, surnommé « L’Araignée ». Un jour, il en a trop dit à Valeri Pilgouï : les Russes étaient allés sans difficulté sur leurs chars jusqu’au village voisin, mais là, l’artillerie ukrainienne les avait arrêtés. Ils ont alors reçu de leur hiérarchie « le feu vert pour l’arbitraire sans limites » ( « беспредел »). Cette formule exprime mieux que tout le caractère systémique des crimes commis par l’agresseur sur tous les territoires occupés, de Boutcha à Yahidne et de Marioupol à Kherson.
Après le 24 février 2022, pendant tout le temps où les Russes ont occupé la centrale nucléaire de Tchernobyl, nous nous trouvions à quelques dizaines de kilomètres de là. La menace d’une nouvelle catastrophe nucléaire, au sens littéral du terme, pesait sur le toit de notre maison. Mais le « sous-sol de la mort » de Yahidne était pire encore. Étouffer dans cette cave était plus pénible que d’être exposé à des doses élevées de rayonnement radioactif.
La question se pose effectivement de savoir s’il y a quelque chose de pire qu’une dose mortelle de rayonnement radioactif. La réponse est : oui. C’est d’être exposé au chaos, à l’arbitraire et à l’inhumanité sadique. Les doses monstrueuses de rayonnement poutinien resteront longtemps dans la mémoire de l’humanité. Avec quels dosimètres seront-ils mesurés par les juges, les procureurs, les témoins et les historiens ?
Des récits comme ceux portant sur Yahidne sont autant de preuves d’atteintes à la dignité humaine qui peuvent souder des coalitions autour de stratégies militaires communes, comme le gel des avoirs russes. Loin de n’être que des témoignages discutables, ils sont déjà versés aux dossiers d’instruction des juridictions nationales et internationales.
Mots de la justice et paroles de la littérature
Les auteurs de crimes de guerre relèvent de la juridiction universelle : un criminel de guerre russe peut être jugé par un tribunal en France ou en Allemagne, comme c’est le cas des criminels de guerre syriens. Et bien sûr par la Cour pénale internationale de La Haye. Celle-ci a ouvert le 2 mars 2022 une enquête sur les crimes commis en Ukraine et, en mars 2023, a lancé un mandat d’arrêt contre Poutine et Maria Lvova-Belova, la commissaire aux droits de l’enfant, pour déportation d’enfants.
Sergueï Kroupko, le procureur de Tchernihiv, rassemble actuellement des informations sur ce qui s’est passé à Yahidne et a transmis plusieurs témoignages à la Cour pénale internationale. Récemment, la vice-procureure s’est rendue dans la cave de l’école. Procureur et juge d’instruction sont convaincus que les crimes de Yahidne constitueront une pièce importante du dossier de mise en accusation des dirigeants russes concernant l’agression contre l’Ukraine.
La signature des accords d’Helsinki en 1977, y compris par l’URSS, a conféré un nouveau rôle historique au critère des droits humains dans le jugement à porter sur les États, qu’ils répondent ou non aux règles de l’État de droit. À Prague, les auteurs de la Charte 77 et, à Kyïv, le groupe d’Helsinki sont devenus des îlots du nouvel archipel de « l’Autre Europe » à venir. Le philosophe tchèque Jan Patočka à Prague et le poète ukrainien Vasyl Stous à Kyïv ont payé de leur vie leur attachement au sens nouveau de la formule « droits humains5 ». Ceux qui la banalisent oublient le prix qu’elle a coûté ou ont peur de s’en souvenir. Qu’aurait été l’histoire de notre sombre époque sans le souvenir de ces gens et de tout ce qu’éclairent leurs noms ? Václav Havel l’avait bien compris quand il parlait de la démocratie comme d’une forme politique qui offre à tous les êtres humains la possibilité de définir personnellement leur liberté comme leur responsabilité, défendant l’idée qu’il existe des valeurs qui méritent que l’on souffre pour elles.
L’impunité des crimes contre l’humanité et le nihilisme juridique, qui constituent la plateforme commune aux régimes stalinien et poutinien, sont décrits par Timothy Snyder dans son avant-propos au livre The Universe Behind Barbed Wires : Memoirs of an Ukrainian Soviet Dissident6 (L’Univers derrière les barbelés : mémoires d’un dissident soviétique ukrainien), de Myroslav Marynovytch. Celui- ci a passé sept ans dans les camps soviétiques pour avoir participé à la création du groupe ukrainien de défense des droits de l’Homme. Il enseigne aujourd’hui dans une université ukrainienne et est président d’honneur du PEN Club Ukraine. La tradition de défense des droits de l’Homme a notamment été poursuivie par mon amie et collègue du PEN, l’écrivaine Victoria Amelina (1986-2023). En septembre 2022, Victoria a rejoint un groupe qui enregistrait des témoignages dans les territoires libérés de l’occupation russe afin de documenter les crimes contre les civils. Elle a évoqué cette expérience dans ses interventions en Occident. Elle était arrivé à une conclusion profonde : « Si l’Europe accepte que des crimes contre l’humanité restent impunis, elle-même s’en trouvera irréversiblement changée7. »
Le droit international et la justice sont confrontés aujourd’hui à de nombreux défis. L’un d’entre eux, et non des moindres, est le doute que propage l’agresseur quant au droit en tant que tel, ainsi que les projections négatives ou pessimistes sur le travail à venir des tribunaux. La résistance à ces tendances est devenue un champ de bataille stratégique.
La demande de justice est le leitmotiv de l’Ukraine et des pays démocratiques solidaires. Elle ne vise pas l’après-guerre. Elle est une demande pour le temps présent. Pour cela, nous devons réfléchir ensemble aux formes possibles de coopération entre les universitaires, les journalistes et les juristes pour renforcer les positions respectives de la vérité et de la justice, et réduire la distance qui les sépare. Les signatures des participants à cette cause commune constituent une alternative à ces signatures de tchékistes enfilés sur un pic à brochette8, une métaphore que le dissident et poète Vasyl Stous comparait ironiquement et de façon plus poétique à des « barbelés oubliés » :
Planter un arbrisseau –
C’est laisser de soi le plus beau souvenir.
Et eux se mirent à planter le long du barbelé
Fleurs et buissons, et même arbrisseaux.
Le raisin sauvage ourla les épines barbelées,
Tendit au travers ses feuilles pattues,
Laissa même voir des grappes presque bleues. Puis advint le liseron,
Et trompetta de tous ses pâles clairons de tendresse.
Sous la clôture alors éclosent iris, dahlias, pivoines,
Tous captent le regard, et ne le rendent pas.
Les supérieurs, quand on vérifiait l’accomplissement
Des obligations socialistes,
Toujours inscrivaient au paragraphe
« Mesures pour l’éducation esthétique des prisonniers » :
« Sont prises au plus haut degré idéologico-politique ! »
Eux n’avaient que la signature des supérieurs
Pour leur rappeler les barbelés oubliés9.
L’exigence de justice n’est pas nouvelle : elle relève d’une longue histoire de la culture ukrainienne. À des stades différents, elle recoupe des situations analogues en Syrie, en Géorgie et en Tchétchénie. Loin de mettre les victimes en concurrence, elle permet d’envisager de nouvelles formes de solidarité et d’ouvrir de nouveaux fronts de résistance aux crimes du régime de Poutine. À quels changements dans le fonctionnement de la justice peuvent conduire les énormes quantités de données contenues dans les témoignages numériques rassemblés pour être soumis aux tribunaux ? Dans quelle mesure peuvent-elles contribuer à prévenir de nouveaux crimes et à sauver des vies dès à présent ?
Mots de la lutte contre l’impunité et déconstruction du langage de l’agresseur
La chronologie de la guerre actuelle en Europe est marquée par l’histoire de nos tragiques atermoiements. Quelles transformations politiques, juridiques, informationnelles, économiques et culturelles peuvent renverser le cours de cette guerre monstrueusement longue ? À la lumière de notre expérience des conflits en Europe, nombre d’événements et de discours d’avant la guerre retentissent désormais autrement, sans pour autant avoir perdu toute résonance. En 2012, le prix Nobel de la paix est décerné à l’Union européenne. Lors de la cérémonie de remise du prix, le 10 décembre, un témoignage personnel inattendu se fait entendre : « En 1940, mon père, âgé de 17 ans, a dû creuser sa propre tombe. Il en a réchappé, sans quoi je ne serais pas là aujourd’hui. » Après avoir dit ces mots, Herman Van Rompuy, président du Conseil européen, ajouta : « Dès lors, quel pari audacieux que celui des pères fondateurs de l’Europe, qui ont affirmé : oui, nous pouvons briser ce cycle sans fin de la violence10. »
Aujourd’hui, au-delà de la fin de la violence, nous devons aussi exiger que soit rompu le cycle de l’impunité des crimes contre l’humanité : les nids de cette impunité sont gros de nouveaux cycles de violence. Dix ans plus tard, exactement, le 10 décembre 2022, la nouvelle lauréate du prix Nobel de la paix, L’ukrainienne Olexandra Matviïtchouk, déclara à Oslo : « Le système international qui garantissait la paix et la sécurité ne fonctionne plus. Le militant tatar de Crimée Server Moustafaïev et tant d’autres sont jetés dans les prisons russes parce qu’ils défendent les droits humains. Longtemps, nous avons utilisé la loi pour protéger les droits humains, mais aujourd’hui nous ne disposons pas de mécanisme juridique qui puisse stopper les atrocités russes. En conséquence, une multitude de militants des droits humains sont contraints de prendre les armes pour défendre ce en quoi ils croient11 ».
Le discours de la récipiendaire du prix Nobel de 2022 est à ce titre aussi une interpellation adressée au récipiendaire du prix 2012, l’invitant à ne pas se reposer, par attentisme, sur les motivations évoquées par le comité Nobel, notamment la mention de six décennies de paix passées.
L’invasion à grande échelle est le résultat de l’indécision de la communauté internationale et de sa réponse insuffisante aux précédents actes d’agression russes, ce qui a renforcé le sentiment d’impunité de Moscou. La bulle d’impunité risque de se transformer en une matrice que les poutinistes chercheront à promouvoir par tous les moyens.
La critique des formes illusoires d’attachement à la « grandeur » fictive de l’empire post-soviétique est une exigence stratégique pour libérer l’Europe des simulacres de la mégalomanie poutinienne. En effet, outre la défaite militaire et le jugement du crime d’agression, le démantèlement de l’appareillage mental de la Russie, en particulier du langage qui y a cours, est une condition nécessaire pour mettre fin au cycle du révisionnisme12. C’est précisément ce qui vient d’être inscrit dans la résolution du Parlement européen du 29 novembre 202413 : la fin de la confrontation de l’Ukraine avec la Russie passe par sa « désimpérialisation, sa décolonisation et sa re-fédéralisation ».
L’élément essentiel de cette stratégie de lutte contre l’impunité consiste à trouver les moyens de transposer dans le droit les différentes formes d’information et de narration. Il s’agit de considérer qu’un récit juste est un préalable nécessaire au discours juridique, même s’il n’est pas suffisant, et qu’il implique une réflexion sur le langage, à commencer par celui de l’agresseur.
Le mandat d’arrêt émis le 17 mars 2023 par la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine rend irréversible cette exigence essentielle de justice. Dès le départ, les citoyens de l’Ukraine, les journalistes du monde entier, les juristes, experts et autres témoins des crimes de Poutine ont demandé que justice soit faite. Ce qui distingue cette guerre par rapport à d’autres conflits précédents en Europe et ce sur quoi insiste surtout la résistance ukrainienne, ce qui en constitue le leitmotiv, c’est la question du respect du droit. Pour ce faire, il faut documenter par des textes, des images et des traces chaque journée de guerre et identifier sa singularité. L’accessibilité en temps réel de toutes les données et la possibilité de les verser au dossier judiciaire, l’abondance sans précédent des témoignages et la volonté de faire connaître la vérité sont des éléments essentiels de ce moment historique.
Dans cette profusion d’informations, l’analyse du langage, en particulier de celui de l’agresseur, est essentielle. Dans l’article « Pravda » du Dictionnaire des intraduisibles, j’ai montré combien étaient inséparables dans ce mot les deux sens de « vérité » et de « justice14 ». À Kyïv, le premier recueil des lois (XIe siècle) s’appelait Pravda. En mille ans de pratique législative kiévienne, le mot « pravda » a joué un rôle essentiel. Pendant 70 ans, le régime soviétique a tenté de détruire ce lien sémantique entre les mots de même racine que sont « pravda », « pravo » (droit) et « spravedlivost’ » (justice). Mais il n’y est pas parvenu et s’est écroulé.
Poutine essaie de mener cette tâche à bonne fin en recourant aux moyens technologiques qu’offre le XXIe siècle. Le principal objectif de ses cyber-attaques vise à faire éclater la sémantique de « pravda ». Pirater le sens de ce mot et le rendre méconnaissable, telle est son obsession. Le mot « pravda » est l’élément clé de la chaîne des concepts politiques qu’il lui faut manipuler pour lobotomiser son peuple. Poutine a essayé de dénaturer totalement la signification du proverbe « Dieu n’est pas dans la force mais dans la “pravda” », c’est- à-dire dans la justice/vérité.
Si le rôle historique de l’actuel maître du Kremlin doit se résumer en un mot, ce ne sera bien entendu pas celui de « pravda » mais celui de « crime ». Le lexique criminel de Poutine et de son entourage mafieux détermine le discours du Kremlin. Ses formulations inhumaines sont l’aboutissement d’un siècle de fonctionnement des chambres de torture soviétiques, par lesquelles sont passés des millions de victimes. Sur le territoire de l’actuelle Fédération de Russie et dans les zones occupées, ces chambres de torture dépassent aujourd’hui toutes normes de cruauté fixées par l’État.
Le vocabulaire des bourreaux et l’argot des récidivistes donnent de plus en plus le ton du discours de l’armée russe, comme cela ressort des nombreux enregistrements de conversations téléphoniques de soldats et d’officiers que l’on trouve sur internet15. Les meilleurs traducteurs européens ne parviendraient pas, malgré tous leurs efforts, à faire passer ce discours de violence et d’atteinte à la dignité humaine dans des langues où manquent les formes linguistiques que cette expérience atroce a permis d’acquérir. Mais, une fois établis et présentés par des juristes dans les formes requises, les actes commis et les paroles prononcées sont suffisants pour être traduits en un langage juridique et être soumis à l’examen d’un tribunal international.
Le juge et philosophe du droit français Antoine Garapon et le diplomate et expert Michel Foucher remarquent : « [Poutine cherche] à tuer le sentiment d’humanité des soignants et des éducateurs en leur interdisant d’accomplir leur tâche. Ce qui est visé par ces crimes, c’est la civilité, voire la civilisation. […] Face à ce crime d’agression et à cette guerre par les crimes, une réponse judiciaire s’impose16. »
La question de la vérité et de la justice, associée à la lutte contre l’impunité, nous introduit aujourd’hui dans l’espace de l’Europe nouvelle17. Face aux nouveaux défis, nous sommes appelés à revenir aux sources du courage de la pensée qu’ont montré Orwell et Patočka, Havel et Stous. Ils ont tracé la voie de la résistance au totalitarisme comme perversion du pouvoir absolu et du langage commun.
Le vocabulaire de la résistance européenne au mal est aujourd’hui soumis à un test historique sur les champs de bataille de l’Ukraine. Le renforcement de notre solidarité réelle en vue du désarmement de l’agresseur est une condition indispensable pour que tous les pays de notre continent puissent à l’avenir connaître la liberté. L’expérience historique de la libération doit nous aider à trouver des remèdes contre les maladies qui touchent notre vocabulaire et notre mode de pensée. La qualité de notre avenir dépend directement de la désoviétisation de notre passé et de la dépoutinisation de notre présent.
Livres en guerre, livres en résistance
Dans un article publié dans le premier mois de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Barbara Cassin affirme : « Ceux qui ne l’ont pas connue et croyaient ne jamais la connaître se demandent ce qu’est la guerre. Une réponse m’est venue : c’est la mort indistincte. » Elle poursuit : « Avec des identités seulement fortuites. Une femme enceinte qu’on voit évacuer sur un brancard avec son gros ventre prête à accoucher. Elle n’a pas de nom, on ne sait qui la pleure18. »
Son nom est resté longtemps inconnu après la frappe aérienne du 9 mars 2022 sur la maternité où elle attendait la naissance de son premier enfant. Les médecins n’ont pas pu la sauver mais, aujourd’hui, nous connaissons son identité : Iryna Kalinina. Grâce à une césarienne, son fils est venu au monde, mais il n’a pas survécu. Ses parents voulaient lui donner le nom de Miron, en raison de la signification de sa racine, mir signifiant paix19. La photo de cette femme enceinte évacuée sur une civière a fait le tour du monde et est devenue le symbole de cette nouvelle guerre totale en Europe. Elle a été prise par Yevgueny Maloletka. La vidéo de la tentative de sauvetage a été incluse dans le film documentaire 20 jours à Marioupol de Mstislav Chernov. Les journalistes ont relevé le défi de la guerre, que Barbara Cassin définit comme une mort indistincte. En retrouvant ce nom disparu, ils ont prouvé qu’il était possible de poser de nouveau la question de la distinction entre les êtres humains. Ce geste de résistance montre donc que, malgré la guerre, la mort peut ne pas être indistincte – l’effacement n’est pas une fatalité. En renommant, dire devient faire.
La guerre supprime les noms et les visages des gens, effaçant leur caractère unique au profit de l’anonymat de chiffres impersonnels. Cette tendance est renforcée par la guerre de Poutine, qui s’inspire de la tradition soviétique du Goulag où l’effacement des innombrables noms des morts était érigé en routine. Nous sommes invités une nouvelle fois à relire l’affirmation d’Elie Wiesel dans La Nuit : « L’oubli signifierait danger et insulte. Oublier les morts serait les tuer une deuxième fois. Et si, les tueurs et leurs complices exceptés, nul n’est responsable de leur première mort, nous le sommes de la seconde20. »
Cette responsabilité est au cœur de notre pari pour la justice et peut concerner des réalités qu’il serait naïf de tenir pour accessoires. Depuis ces dernières années, le livre tient une place symbolique particulière dans l’économie de la guerre. Son image fait partie de la guerre, non seulement comme une victime, mais aussi comme un témoin qui participe activement aux événements. À l’image du livre de Hannah Arendt, Rapport sur la banalité du mal. Eichmann à Jérusalem21, déchiré par le couteau d’un soldat russe à Boutcha, répond celle de notre collaborateur aux éditions Dukh i Litera [L’Esprit et la Lettre] Olekseï Sintchenko, mort sur le front. Il tient entre ses mains un recueil de poèmes de Vasyl Stous que nous avons édité récemment sous le titre Il n’y a pas de fers qui puissent briser ton esprit22. Des collections d’auteurs ukrainiens existent par ailleurs déjà dans plusieurs maisons d’éditions (collection bilingue allemand-anglais « Ukrainian Voices » chez ibidem Verlag notamment). Une collection similaire pourrait voir le jour chez un éditeur français et contribuer ainsi à former un réseau européen de livres en résistance.
Nos amis et collègues de l’université Mohyla de Kyïv et membres du PEN-Club Ukraine – Tetyana Ogarkova et Volodymyr Yermolenko – livrent nos ouvrages aux bibliothèques de l’est et du sud de l’Ukraine qui ont souffert de la guerre. Alors que se multiplient les coupures d’électricité, c’est à la lueur d’une bougie que ma mère lit le livre qu’elle a écrit à la mémoire de mon père.
En septembre 2023, le professeur Serhiy Plokhiy est venu faire une conférence depuis Harvard dans notre université. Ce qui m’a frappé, c’est que sur la couverture de l’édition française de son livre La Guerre russo-ukrainienne. Le retour de l’histoire, on voit Eugène Olifirenko, diplômé de notre université Mohyla, où il était enseignant23. Ce jeune homme en uniforme est photographié, un livre à la main, peu de temps avant de mourir sur le front. Dans notre université, une bourse d’étude qui porte son nom a été créée pour les étudiants en master d’histoire. Et Timothy Snyder a publié sur les réseaux sociaux la photo d’un étudiant de l’université catholique d’Ukraine qui, dans une tranchée du front, lit son livre. Par bien des traits, ces expériences sont une autre façon de faire vivre et de contribuer à une histoire contemporaine de la dissidence ukrainienne.
C’est dans ce contexte que le lecteur pourra mesurer la portée de cet ouvrage collectif, publié en France, qui rassemble des auteurs français et ukrainiens. Il constitue un jalon nouveau de cette nouvelle intertextualité historique. Il est aussi la mise en œuvre de la solidarité étendue entre l’université Paris-8 et l’université Mohyla de Kyïv. J’en suis particulièrement reconnaissant et je forme le vœu qu’il puisse susciter l’intérêt du plus grand nombre et inspirer un soutien renouvelé pour nos résistances communes. Laissons à Vasyl Stous le dernier mot :
« Plus de route, mais la vie est là. La nuit, et le cachot, et un livre24. »
À lire également
- À Iagodnoïé, le calvaire des villageois détenus 25 jours dans le sous-sol d’une école • desk russie
- Retour à Yahidne. Les fantômes d’un bouclier humain • desk russie
Philosophe et personnalité ukrainienne, directeur du Centre d'études des humanités européennes à l'université nationale Kiev-Académie Mohyla et des éditions Duh-i-litera (Esprit et lettre), spécialisées notamment dans la traduction vers l’ukrainien des ouvrages philosophiques et historiques occidentales. Il vient de publier Lettre de Kiev, collection Placards &Libellés 12, Editions du Cerf, 2022.
Notes
- Paul Celan, De seuil en seuil, édition bilingue en allemand et français, traduit de l’allemand par Valérie Bried, Paris, Christian Bourgois, 1991.
- « Найстрашніші дні мого життя », Репортажі. The Reckoning Project авторів Наталя Гуменюк — Львів : Човен, 2023, 256 с. Les jours les plus terribles de ma vie, rapports du Reckoning Project de Natalia Houmeniouk, avec la participation de Anne Applebaum, Janine di Giovanni, Peter Pomerantsev, Lviv, Choven, 2023, 256 p. Site web du projet.
- Roman Blazhan, Enfermés par les Russes, Yahidne 2022, France/Ukraine, Arte, 77 min
- Svitlana Oslavska, Yahidne. Les jours les plus terribles de ma vie, op. cit., p. 83.
- Vasyl Stous, né en 1938 et mort en prison en 1985, est considéré comme l’un des plus grands poètes ukrainiens. Écrivain, journaliste, membre actif du mouvement dissident, ses œuvres furent interdites et lui-même condamné à treize années de détention, jusqu’à sa mort à Perm 36 – camp de travail forcé soviétique pour les prisonniers politiques – après une grève de la faim. Il a été décoré du titre de Héros de l’Ukraine par le président Viktor Iouchtchenko à titre posthume, le 26 novembre 2005. Voir Vasyl Stous, Poèmes choisis, édition bilingue, Kyïv, Dukh i Litera, 2022.
- Timothy Snyder, « Avant-propos » à The Universe Behind Barbed Wires : Memoirs of an Ukrainian Soviet Dissident, Rochester, University of Rochester Press, 2021.
- Victoria Amelina, « Après une tragédie, les mots ne sont plus nécessaires, ils glissent tous dans un gouffre. » (Вікторія Амеліна, « Після трагедії не потрібно слів, усі слова скочуються у вирву »), 11 septembre 2022.
- Constantin Sigov, « Le militarisme comme broche au barbecue à la russe », L’Express, 24 août 2022.
- Vasyl Stous, Œuvres choisies, trad. G. Nivat, Paris, Les Éditions Noir sur Blanc, à paraître.
- Discours d’acceptation du prix Nobel de la paix décerné à l’Union européenne en 2012. Dix ans après, Hermann Van Rompuy recevra un doctorat honoris causa de l’université Mohyla de Kyïv, le 3 octobre 2022.
- Olexandra Matviïtchouk, Les Gens ordinaires qui font des choses extraordinaires, Kyïv, Dukh i Litera, 2025 [Олександра Матвійчук, Звичайні люди, які роблять надзвичайні речі, Київ, Дух і літера, 2025], sous presse.
- Christine Cadot, Mémoires collectives européennes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2019, chap. 3 et 4, p. 167 en particulier.
- Résolution du Parlement européen du 24 novembre 2024 : [Le Parlement] « désapprouve la politique impérialiste du régime au pouvoir en Russie et condamne fermement la guerre d’agression que la Russie continue de mener contre l’Ukraine ; réaffirme que l’Union, ses États membres et les partenaires du monde entier qui partagent ses vues doivent continuer à apporter leur soutien politique, économique, financier et militaire à l’Ukraine, y compris un soutien à la société civile et une aide à long terme pour la reconstruction du pays, ce soutien constituant la meilleure réponse aux pratiques d’oppression et d’agression dont fait actuellement usage le régime du Kremlin ; est convaincu que la victoire décisive de l’Ukraine peut entraîner de véritables changements dans le système de la Fédération de Russie, notamment la désimpérialisation, la décolonisation et la refédéralisation, autant de conditions nécessaires à l’instauration de la démocratie en Russie. »
- Entrée « Pravda », Barbara Cassin (dir.), Vocabulaire des philosophies européennes. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil, 2019, p. 980-987.
- Voir le documentaire franco-ukrainien d’Oksana Karpovych, Intercepted, 2024.
- Antoine Garapon et Michel Foucher, « La justice au cœur de la guerre en Ukraine », Esprit, mars 2023, p. 67 et 70.
- Voir mes développements sur la « Troisième Europe » encore à construire. Constantin Sigov et Laure Mandeville, Quand l’Ukraine se lève. La naissance d’une nouvelle Europe, Paris, Talent Éditions, 2023, p. 77-79 et p. 159-160.
- Barbara Cassin, « Le monde est fou mais nous sommes le monde », L’Humanité, 26 mars 2022, repris dans Barbara Cassin, Ce que peuvent les mots, Paris, Robert Laffont, 2022, p. 754- 755.
- Voir un article de la BBC du 12/11/2022 et la page en mémoire d’Iryna sur le site de Memorial.
- Elie Wiesel, La Nuit, Paris, Minuit (1956), 2007.
- Hannah Arendt, Rapport sur la banalité du mal. Eichmann à Jerusalem, Kyïv, Dukh i Litera, 2022. [Арендт Ханна, Айхман в Єрусалимі. Розповідь про банальність зла].
- Vasyl Stous, Il n’y a pas de fers qui puissent briser ton esprit, Kyïv, Dukh i Litera, 2023. [Стус Василь, Нема кайданів, щоб твій дух здушити].
- Serhiy Plokhiy, La Guerre russo-ukrainienne. Le retour de l’histoire, Paris, Gallimard, 2023.
- Vasyl Stous, Poèmes choisis, édition bilingue, op. cit., p. 59.