Après son portrait de Vladislav Sourkov, l’éminence grise du Kremlin, l’historienne Cécile Vaissié propose à Desk Russie le deuxième volet de son feuilleton « Ils ont fait le poutinisme ». En effet, d’autres que Vladimir Poutine ont, avec lui, conçu et construit le poutinisme, et l’ont fait fonctionner. L’un des principaux « constructeurs » du poutinisme, et de l’image publique de Poutine lui-même, est une personnalité trouble, Gleb Pavlovski, dont l’itinéraire est décortiqué dans cet essai. En voici le premier volet.
« Et la troisième tromperie, elle est plus sombre que la nuit
Elle est plus sombre que la nuit, plus effrayante que la guerre. »
Boulat Okoudjava
Dans un livre d’entretiens avec Gleb Pavlovski, le politologue bulgare Ivan Krastev signale que Pavlovski était, en 2012, « l’une des personnes les plus détestées de Russie », « considéré comme un traître par le pouvoir et dans l’opposition »1. De son côté, le site Meduza, ayant souligné les tournants abrupts qui ponctuent le parcours de Pavlovski, estime que sa vie « est un manuel de l’histoire politique contemporaine russe et un guide dans les innombrables paradoxes de celle-ci ». Ainsi, ce « polit-technologue » est « l’un des architectes du régime de Vladimir Poutine », mais reste considéré par certains comme un dissident. Un « dissident » sur qui, note le journaliste Valéri Paniouchkine, « les authentiques héros de la résistance antisoviétique » jettent des regards qui vont « du mépris au dédain »2. Mais qui, en 2022 encore, quelques mois avant sa mort, intervenait régulièrement comme expert sur des chaînes russes associées à l’opposition. Il importe donc, avant d’aborder les années d’engagement pour Vladimir Poutine, de revenir sur le passé, souvent oublié en Russie, de celui qui a contribué à faire élire président ce tchékiste inconnu.
Odessa et l’affaire Igrounov
Gleb Pavlovski est né le 5 mars 1951, deux ans pile avant la mort de Staline, à Odessa où, dira-t-il, l’on vivait « plus joyeusement que dans le reste de l’URSS ». Son père était ingénieur, sa mère météorologue, et aucun des deux n’était membre du PCUS. Après le lycée, l’adolescent commence des études d’histoire dans sa ville natale. Il dira avoir alors été marxiste, et se passionne pour Che Guevara, dont Sourkov affichera bien plus tard une photo dans son bureau. Le futur « polit-technologue » participe à une commune de quatre personnes : ils débattent de philosophie, et leur thème préféré aurait été la fin de l’histoire. Pavlovski dira, en effet, avoir compris dès l’enfance qu’il vivait « entre deux apocalypses » : celle de 1917 et une autre à venir, pas encore clairement identifiée.
Le « seigneur du samizdat à Odessa » est alors Viatcheslav Igrounov qui, né en 1948, sera bien plus tard l’un des créateurs du parti Iabloko et député à la Douma. Il gère la plus grande bibliothèque clandestine dans le sud, et celle-ci contient des livres très divers, de Soljenitsyne à Nabokov, en passant par Jung et Orwell. Pavlovski lui emprunte des textes samizdat, ce qui aurait attiré sur lui l’attention du KGB, mais il assurera n’avoir compris qu’il était surveillé que lorsqu’il n’a pas été autorisé à soutenir son diplôme d’études supérieures. Il enseigne donc l’histoire pendant un an dans un village de Transnistrie, ce qui lui permet de décrocher son diplôme.
Au début d’août 1974, Vadim Alexeïev-Popov, maître de conférences à l’université d’Odessa, est arrêté dans la rue par des agents du KGB : ils lui demandent de leur remettre l’exemplaire photocopié de L’Archipel du Goulag qu’ils savent être en sa possession3. L’enseignant obtempère et déclare avoir reçu ce texte de Gleb Pavlovski. Interrogé plusieurs jours d’affilée, ce dernier révèle avoir emprunté ce samizdat à Viatcheslav Igrounov4. Des années plus tard, il expliquera que seuls Alexeïev-Popov et Igrounov savaient où se trouvait cet exemplaire précis, et il n’aurait pas eu complètement confiance en Igrounov :
« Celui-ci était “un antisoviétique”, et j’avais cette équation en tête : un antisoviétique est souvent un provocateur. J’ai donc donné Igrounov. J’ai dit avoir reçu de lui Soljénitsyne et beaucoup d’autres choses. J’ai signé tout ce dont ils avaient besoin. »5
Le « seigneur du samizdat » est interpellé le 9 août, et conduit au KGB pour interrogatoire ; d’autres que lui sont interrogés suite aux aveux de Pavlovski. Peu après, ce dernier discute avec Igrounov et accepte — tel est leur accord — de ne plus témoigner et de réfuter, au procès, ce qu’il a avoué au KGB. Igrounov est arrêté le 1er mars 1975 et accusé d’avoir préparé et diffusé « des œuvres diffamatrices et antisoviétiques ». Pendant l’été, il subit une expertise psychiatrique, tandis qu’une trentaine de personnes sont convoquées comme témoins. Seules deux — dont Pavlovski — témoignent contre Igrounov. Ce dernier est transféré au terrible institut Serbski de Moscou, qui le déclare schizophrène et estime qu’il a besoin d’être soigné de force dans un hôpital de type spécial, c’est-à-dire un hôpital psychiatrique contrôlé par le KGB.
Igrounov est jugé en mars 1976, en son absence. Des témoins sont interrogés, dont Gleb Pavlovski qui refuse de répondre aux questions et lance, comme s’il ignorait tout de l’histoire de son pays : « Je suis communiste par conviction et considère qu’un tel procès est impossible dans une société socialiste. » Dans le même élan, il désavoue les témoignages qu’il a précédemment donnés, et assure que ses relations avec Igrounov ne concernent pas le KGB. Il s’avère toutefois que le futur « polit-technologue » a, au cours de l’enquête, livré des renseignements détaillés sur l’inculpé, mais que ces informations ne peuvent plus être utilisées par la Cour, car elles ont été réfutées par leur auteur. Igrounov est condamné à être soigné de force, mais dans un hôpital psychiatrique de type général, et il en sera libéré le 22 janvier 1977.
En 2018 encore, il défendra Pavlovski, en expliquant que « tout le monde n’est pas moralement prêt à une confrontation » et que lui-même avait, en 1968, « donné aux tchékistes un camarade » qu’il prenait pour un provocateur : « Je comprenais [en 1974] que j’allais être emprisonné, et j’y étais prêt. Pavlovski s’est conduit assez fermement au procès. Mais beaucoup considèrent qu’il a donné un camarade. Et je dis que c’est un reproche injuste. »6 Krastev estimera toutefois que Pavlovski, lors de sa première rencontre avec le KGB, n’a pas été « à la hauteur de ses idéaux » et que cela a engendré chez lui un traumatisme qui a influencé tout le reste de sa vie. Pavlovski confirmera en 2018 n’avoir alors pas été « prêt » : « De façon sidérante pour moi-même, j’ai honteusement raté l’examen. » Il lui était toujours difficile d’en parler : « Mon échec au KGB a porté un coup fort à mon “ego”. »
Sans compter qu’après ce procès, Pavlovski n’est plus autorisé à enseigner et que son couple éclate. Le jeune homme part alors à Moscou. Il s’est auparavant formé comme menuisier : il aurait voulu ne plus dépendre de l’État.
Moscou et l’affaire Poïski
À Moscou, Pavlovski fréquente notamment l’historien Mikhaïl Guefter : ce spécialiste du mouvement révolutionnaire du XIXe siècle aurait été son mentor, mais il comparait souvent Pavlovski à Stavroguine, le dépravé des Démons de Dostoïevski. Le jeune homme travaille sur des chantiers, fréquente des cercles proches de la dissidence et y est l’un des rares jeunes à se proclamer communiste. L’un de ses textes circulant en samizdat, « La Troisième force », se veut une herméneutique de la Constitution de 1977 et une réflexion sur le pouvoir. Parce qu’il intéresse de nombreux lecteurs, il est repris au printemps 1978 dans le premier numéro d’une nouvelle revue samizdat, Poïski, aux côtés notamment d’un texte de Guefter et d’extraits de La Barbarie à visage humain, de Bernard-Henri Lévy. En outre, Pavlovski est invité à intégrer le collège de rédaction de cette revue. Sous le pseudonyme de P. Pryjov, il y côtoie Raïssa Lert, une communiste convaincue née en 1901, Valéri Abramkine (1946-2013), un passionné du poète Kharms, et Piotr Abovine-Eguides. Ils seront par la suite rejoints par Vladimir Guerchouni, Iouri Grimm et Victor Sokirko.
Cela, c’est la version que Pavlovski donnait. Mais Igrounov en a une autre. Libéré de l’hôpital psychiatrique, il souhaitait créer une revue samizdat qui rechercherait les possibles points d’accord avec le pouvoir et une voie alternative pour le développement du pays. Il en a parlé à Pavlovski et lui a fait rencontrer des auteurs potentiels. Trois mois plus tard, les textes commandés par Igrounov seraient sortis dans le n° 1 de Poïski, sans que le « seigneur du samizdat » en ait été averti. Pavlovski aurait été très étonné des reproches qui lui étaient adressés.
Le KGB ne tarde pas à s’intéresser à Poïski et, à partir de janvier 1979, multiplie perquisitions et interrogatoires chez les proches de la revue, dont Pavlovski : la machine répressive est lancée7. Le 16 novembre 1979, des policiers et/ou des tchékistes déclarent au jeune Odessite que son activité dans Poïski est « contraire au droit », et lui demandent s’il ne veut pas quitter l’URSS. Pavlovski répond ne pas en avoir l’intention, et, le 3 décembre, lors d’une nouvelle rencontre, refuse de dire s’il cesse ou non son activité dans Poïski. Le lendemain, lui et six autres proches de la revue sont perquisitionnés, et Abramkine est arrêté.
En janvier 1980, le jour où Sakharov est envoyé en relégation, Pavlovski est perquisitionné et interrogé à la Loubianka où les collègues de Monsieur Poutine lui montrent l’ordre d’arrestation le concernant et lui conseillent de quitter le pays. Le futur « polit-technologue » s’engage par écrit à émigrer dans les trente jours, mais change d’avis, une fois relâché. Il est donc de nouveau convoqué par le KGB et finit par signer une note de trois pages, dans laquelle il renonce à toute activité politique, officielle ou non officielle. Il continuera toutefois de jouer un rôle actif dans Poïski.
Iouri Grimm et Victor Sokirko sont arrêtés le 23 janvier ; Vladimir Guerchouni est interné en psychiatrie le 15 juillet 1980. Le 3 septembre, Victor Sokirko admet avoir mené une « activité discréditant le système social et étatique soviétique », et se dit prêt à racheter sa faute. Il est libéré le lendemain jusqu’à son procès. Le marché est clair : l’État soviétique veut avant tout obtenir la reconnaissance du caractère diffamatoire de certains samizdats. Les dissidents refusent de céder sur ce point, et c’est une question de principe pour eux, car cela reviendrait à admettre des limites à la liberté d’expression qu’ils tentent de reconquérir. Justement, Valéri Abramkine, Iouri Grimm et Victor Sokirko sont accusés d‘avoir préparé et diffusé la revue Poïski.
Tous trois sont jugés successivement à l’automne 1980. Renvoyant à sa déclaration du 3 septembre, Sokirko déclare avoir « conscience de [sa] grande culpabilité devant l’État », et s’engage à ne plus s’occuper de samizdat. Il est donc condamné à trois ans de privation de liberté, mais avec sursis. En revanche, Valéri Abramkine qui ne se reconnaît pas coupable est condamné à trois ans de détention sans sursis, et Grimm, déjà condamné en 1964 pour une caricature de Khrouchtchev, l’est à trois ans de camp à régime sévère. L’enjeu est donc bien la reconnaissance ou non d’une culpabilité liée aux activités dans le samizdat.
Pendant le procès d’Abramkine, une pierre a été lancée contre une fenêtre du tribunal et a cassé la vitre. Cette pierre, c’est Pavlovski qui l’avait jetée, juché sur le toit d’une maison voisine. Tombé de ce toit, il a été conduit à l’hôpital sous un faux nom et, d’après une journaliste l’ayant longuement interviewé en 2018, il était, « dans son lit d’hôpital, désabusé définitivement par la lutte contre le pouvoir ». Il trouvait le style de vie des dissidents vulgaire : « Un sentiment animal d’impasse : un blocage dans la biographie personnelle. J’ai décidé de fuir ma biographie. »8 Il va désormais défendre l’idée, expliquera-t-il, que la dissidence devrait trouver un compromis avec le pouvoir. Ce qu’elle avait essayé de faire à ses débuts, si cette notion de « compromis » évoque un dialogue — alors que Pavlovski pense plutôt à des concessions —, et à quoi elle avait renoncé, parce que le pouvoir ne répondait que par des répressions accrues. La majorité des dissidents sont donc en désaccord avec cette position de Pavlovski, mais quelques-uns la soutiennent, dont, semble-t-il, Igrounov.
Une peine de relégation, étonnamment « aménagée »
Le futur « polit-technologue » de Vladimir Poutine est arrêté et incarcéré le 6 avril 1981. Il passe près d’un an à la prison Boutyrka de Moscou, et, contrairement à Abramkine, accepte de témoigner, en justifiant son comportement par sa nouvelle conviction : il faut chercher un moyen de s’entendre avec le pouvoir. Il conclut d’ailleurs une sorte de marché avec les enquêteurs : il va se reconnaître coupable et condamner à la fois le concept de Poïski et le cofondateur de celle-ci, Piotr Abovine-Eguides, qui vit désormais en France.
Pavlovski est jugé le 18 août 1982, au titre de l’article 190-1 (Préparation et diffusion « d’allégations notoirement mensongères, dénigrant le système politique et social soviétique »). Il reconnaît sa culpabilité, donnant ainsi pleine satisfaction au pouvoir, et est condamné à cinq ans de relégation (pas de camp…), soit moins que la peine prévue par la loi ; il lui reste trois ans à purger. Mais il vient d’admettre publiquement qu’une activité dans le samizdat peut être diffamatrice et antisoviétique, et il confiera qu’aux yeux des dissidents, il s’était « vendu » ou était devenu fou. Même si, soulignera-t-il, il n’avait, cette fois, « donné personne». Pavlovski, ayant constaté ne pouvoir vivre selon les idéaux de sa jeunesse, aurait alors — estimera Krastev — « conceptualisé sa trahison comme une liberté d’action » : le dégoût que le futur « polit-technologue » éprouvait pour lui-même et que d’autres éprouvaient pour lui expliquerait ses actions des années 19909. Peut-être. Cela et/ou, plus pragmatiquement, des liens avec le KGB.
Pavlovski est envoyé en relégation dans la république des Komis où il travaille comme peintre et chauffeur. D’après Peter Pomerantsev, fils d’un dissident, le futur « polit-technologue » a continué, comme lorsqu’il était emprisonné, à adresser des lettres au KGB : il y déclarait que celui-ci devait collaborer avec les dissidents pour le bien de l’Union soviétique. Pavlovski évoquera, lui, les courriers privés qu’il envoyait à ses proches et où il essayait de « démontrer que [son] compromis avec l’État [était] politique et non moral » : « Ces lettres sont effroyables, c’est vraiment étrange, pourquoi fallait-il écrire tout cela à mes amis ? Ils m’avaient pardonné sans cela. »10 Il reconnaîtra avoir aussi rédigé « quelques mémorandums pour les autorités » :
« Le premier, en 1983, disait que l’URSS ne combattait pas Reagan comme il fallait : la propagande antiaméricaine [était] grossière, il fallait la rendre plus habile, pas comme cela ! Aujourd’hui, l’un des analystes rattachés à Poutine peut écrire quelque chose de ce genre. Ma dernière note, en 1985, et c’était encore plus drôle, parlait de l’optimisation des complexes énergétiques, des communications et des logements de la république des Komis. »11
D’après lui, ces textes étaient lus par le responsable du KGB local, puis envoyés à Moscou. Il admettra d’ailleurs avoir rencontré « les chefs moscovites » de ce responsable local, en 1984, pendant des vacances dans la capitale, et il assurera : « Oui, on pouvait accorder des vacances à un relégué s’il se “conduisait bien”. » En fait, de telles relations avec le KGB — et de telles vacances ! — étaient tout à fait exceptionnelles et témoignent, aux yeux des dissidents, d’une reddition.
Sa relégation se termine le 25 décembre 1985 et Pavlovski retourne à Moscou, alors que les authentiques dissidents ayant purgé leur peine ne sont pas autorisés à vivre dans la capitale. La perestroïka ne va plus tarder. Ce temps où toutes les règles vont paraître changer.
Le Club des initiatives sociales (KSI) et une revue du mouvement de la Paix
Gleb Pavlovski racontera que Guefter et lui n’acceptaient pas « l’anti-stalinisme » de la perestroïka. Ce qui leur faisait un point commun avec ceux qui, au PCUS et au KGB, percevaient la nécessité de réformes économiques, mais ne remettaient pas en cause les méthodes employées, y compris aux pires époques de l’URSS. Pouvait-on espérer réformer ce pays sans dénoncer le stalinisme et ses violences ? Non.
Dès septembre 1986, Pavlovski crée, avec quelques autres personnes, le Club des initiatives sociales (KSI), le « premier club politique indépendant légal de Moscou », et il s’efforcera de rassembler autour de celui-ci d’autres clubs dans un « mouvement soviétique informel »12. Il l’admettra lui-même : quand le KSI a été mis sur pied, Sakharov était toujours relégué à Gorki et Anatoli Martchenko venait de commencer une grève de la faim, dont il mourrait en prison. Mais déjà, Pavlovski et ses camarades invitaient à débattre l’académicienne Tatiana Zaslavskaïa, qui conseillait Gorbatchev. L’époque est mouvante, mais certains ont droit à incomparablement plus d’indulgence que d’autres. Ce qui, en URSS plus encore qu’ailleurs, impose une question : avec quels soutiens ? Pavlovski est même officiellement autorisé à vivre à Moscou, et il donne au moins deux versions différentes de la façon dont il aurait obtenu ce droit13.
La première réunion nationale des clubs informels a lieu en août 1987 dans l’ancien Palais de la culture du Komintern. Elle est ouverte par Gleb Pavlovski, et celui-ci y appelle à jouer « franc jeu avec l’État », en cessant d’être une opposition. La chercheuse Carole Sigman l’a noté : la perestroïka sera « l’occasion de tester l’idée d’un dialogue avec le pouvoir, défendue dans les années 1970 par des dissidents minoritaires (G. Pavlovski et V. Igrounov entre autres) contre le courant dominant des défenseurs des droits de l’Homme »14. Dialoguer, sans doute, mais sur quelles bases, dans quelles alliances et avec quelle marge de manœuvre ? D’autant que, poursuit Sigman, ces clubs ont pour principaux appuis deux départements du Comité central du PCUS : le département de la Propagande et de la Culture, dirigé par Alexandre Iakovlev, et le département de la Science. Igrounov confirmera que Pavlovski et d’autres du KSI avaient, dès cette période, « des contacts à des niveaux assez élevés »15. Certains dissidents — dont Sergueï Grigoriants — accuseront donc les «informels » de collaborer avec le régime, c’est-à-dire avec le PCUS, mais aussi, avec le KGB.
Des témoignages sont frappants : ainsi, l’un des membres du comité d’organisation de la conférence d’août 1987 est « admis à participer à la première conférence de presse des informels à l’Agence de presse [officielle] Novosti », et il racontera qu’un « KGBiste important» leur a « donné des consignes sur ce qu’il fallait dire ou pas »16. Bref, Pavlovski n’aurait pas pu figurer parmi les dirigeants du KSI et de cette rencontre si le KGB n’avait pas, au minimum, donné son accord, voire ne l’avait pas sélectionné à ces fins, étant donné leurs contacts précédents. Le rôle de l’ancien relégué dans la revue Vek XX i mir (Le XXe siècle et la paix) semble le confirmer.
Comme l’expliquera Pavlovski lui-même, cette revue avait été créée « comme organe du reptilien Comité soviétique de défense de la paix »17. Reptilien ? Le mouvement de la paix, comme l’ensemble des structures soviétiques en lien avec l’étranger, était infiltré par le KGB à tous les niveaux. Notamment dans ses organes de presse. D’ailleurs, précisera Pavlovski, ce petit bulletin ne passait pas par le Glavlit, organe officiellement chargé de la censure, mais dépendait directement du Parti, comme la Pravda. Pavlovski aurait été introduit dans cette revue à la fin de 1986 par son camarade Andreï Fadine dont le père était cadre dans l’appareil du Comité central, et son recrutement a été validé par le Comité central du PCUS. Quelques semaines plus tard, le trentenaire remplace le rédacteur en chef. Désormais, souligne Carole Sigman, les « informels » vont « investir » la revue, « en transforment d’abord le contenu, puis se l’approprient juridiquement ». Certes, la perestroïka fait bouger certaines lignes, mais tout semble confirmer les « bonnes relations » de Pavlovski avec le KGB.
L’ancien relégué est ainsi devenu journaliste du Comité de défense de la paix, ce qui, admettra-t-il, « était à l’époque proche du statut de journaliste de la Pravda ». Quel bond spectaculaire pour un soi-disant opposant ! D’autant qu’il aurait reçu une « complète carte blanche » pour cette revue qui est publiée en plusieurs langues et est tiré à 100 000 exemplaires entre 1987 et 1991 : du papier lui est accordé largement. Et parce qu’en Russie, « la réputation n’existe pas en tant qu’institution », les premiers auteurs de la revue sont des figures-clefs de la perestroïka : l’historien Iouri Afanassiev, les écrivains Iouri Kariakine et Ales’ Adamovitch, la femme politique Galina Starovoïtova, le journaliste Len Karpinski, la dissidente Larissa Bogoraz, etc. Le XXe siècle et la paix est même la première revue à publier Soljenitsyne et son « Ne pas vivre dans le mensonge ». Et, en 1990, c’est là qu’Anatoli Tchoubaïs, futur organisateur des privatisations russes, défend le modèle chilien de transition.
En quelques mois, Pavlovski est donc devenu — a été fait — l’un des leaders des « non-conformistes », alors qu’il aspire, soulignera Peter Pomerantsev, à un État fort et centralisé. Un souhait qu’il concrétisera par la suite en aidant Poutine à devenir, puis rester président.
Vers mai 1987, l’ancien relégué a fait la connaissance d’un autre journaliste dont il est devenu l’ami : Valentin Ioumachev, qui deviendra chef de l’administration présidentielle et beau-fils de Eltsine. Et qui, après le 24 février 2022, s’installera à Saint-Barth avec sa femme dans leur luxueuse villa. Ce n’est pas tout : Pavlovski dira avoir rencontré, grâce à ses nouvelles fonctions, Mikhaïl Khodorkovski qui passait à la rédaction en se rendant au travail, et Léonid Nevzline, collaborateur de Khodorkovski, mais aussi le futur oligarque Piotr Aven et Egor Gaïdar, futur premier ministre de Eltsine, l’idéologue Alexandre Douguine et Sergueï Kourguinian qui organisera les meetings pro-Poutine en 2011-2012, ainsi que le journaliste Igor Malachenko qui sera l’un des créateurs de la télévision NTV, et le philosophe Igor Tchoubaïs, frère aîné d’Anatoli. Un milieu se crée dans l’enthousiasme apparent et, si ses membres sont déjà en train de prendre des voies très différentes, ils garderont des liens entre eux : ils auront traversé les mêmes périodes et se seront vu évoluer. Pour le meilleur, et, parfois, pour le pire. Déjà, Pavlovski s’implique dans d’autres grands projets qui l’amèneront à collaborer avec le Kremlin.
Fakt, Postfactum et Kommersant
Dès 1987, certains membres du KSI décident de se rapprocher du secteur émergeant des coopératives, un type d’entreprises qui vient d’être autorisé par la législation, et ils en créent deux eux-mêmes : Perspektiva et, en 1988, Fakt (Fait), cette dernière se spécialisant dans la fourniture d’informations aux coopératives. Or, dans Fakt déjà, Pavlovski collabore avec Vladimir Iakovlev, qui, futur célèbre journaliste, est aussi le petit-fils d’un tchékiste important et le fils de Egor Iakovlev, rédacteur en chef des Nouvelles de Moscou, proche d’Alexandre Iakovlev (sans lien de parenté) et de Mikhaïl Gorbatchev. Sur la base de Fakt, Gleb Pavlovski et Vladimir Iakovlev mettent ensemble sur pied — des dates différentes circulent, mais il semble bien que cela soit en 1989 — la première agence de presse indépendante, Postfactum, dont Pavlovski est directeur et qui va lancer, en décembre de la même année, le journal Kommersant, dont Iakovlev sera le rédacteur-en-chef. Postfactum et Kommersant ont été préparés par la même équipe, incluant le futur galériste Marat Guelman, le politologue Modest Kolérov que Poutine chargera de lutter contre les révolutions de couleur, l’historien Maxime Meyer et d’autres.
En revanche, Pavlovski refuse la proposition qui lui est faite de se présenter comme député au Congrès des députés du peuple en 1989. Sa devise, pas toujours respectée, aurait été de « catalyser le processus, tout en restant en dehors de celui-ci ». Mais lorsque le premier meeting démocratique a lieu à Loujniki, le 21 mai 1989, devant des dizaines de milliers de personnes, le futur « polit-technologue » de Poutine siège à la tribune aux côtés de Sakharov et Eltsine. Par ailleurs, il rencontre George Soros à Moscou à la fin de 1989, et devient directeur du programme et du fonds « Société civile », censés aider à construire une société civile. Gleb Pavlovski va donc, pendant deux ans, offrir sur l’argent de Soros des moyens techniques — des fax, des photocopieuses, des ordinateurs, des téléphones — à diverses structures soviétiques.
Jusque-là hostile à Eltsine, à qui il reprochait de vouloir faire s’effondrer l’URSS, Pavlovski retourne sa veste pendant le putsch d’août 1991 : « Pendant trois jours, moi, le contre-révolutionnaire enflammé, j’ai travaillé pour la révolution de Eltsine ! » Mais, ajoutera-t-il en 2018, « dans la foule, devant la Maison blanche où était Eltsine, j’ai vite compris que ce n’étaient pas “les miens” »18. À l’en croire, quand l’URSS a cessé d’exister comme État, « la Patrie était détruite », et il ne s’intéressait ni à l’indépendance prise par l’Ukraine, ni même à la Russie comme État. Ce jour-là (qu’il situe à la fin août 1991), il aurait noté : « Nous n’avons plus d’État. Il y a un territoire, peuplé de gens qui ont besoin des produits d’une civilisation étrangère : des marchandises, des règles, une sécurité. Que doit faire un cosmopolite soviétique dans l’État, racialement pur, de Eltsine ? »19. Pavlovski est un partisan de l’URSS, voire de l’empire. Du moins est-ce ce qu’il affirmera.
Cette année-là, prétendra-t-il, il aurait entendu le nom de Poutine pour la première fois, sans trop y prêter attention : Igrounov, revenant d’un congrès balte des « informels » (neformaly, membres de « clubs » de débat politique informels, venant de tous bords), lui aurait raconté avoir rencontré là des gens intéressants, dont un certain Poutine, « représentant de Sobtchak », qui était assis « tristement dans un coin ». Igrounov, après avoir discuté avec lui, aurait pensé : « Voilà qui pourrait devenir président à la place de Gorbatchev ! »20. Il n’est pas interdit de penser que ce récit est une totale invention.
En ce début des années 1990, Pavlovski, toujours directeur de l’agence Postfactum, découvre les « polit-technologies » : ce que nous appellerions les méthodes de communication politique. En effet, les dirigeants russes auraient été soucieux de « vendre » à la population la nécessité de réformes. Sans compter l’apparition de plus en plus de médias appartenant à des individus ou des groupes différents, les enjeux financiers importants, l’argent qui circule, et les savoirs nouveaux — le marketing, la sociologie, les sondages, etc. Des personnes intéressantes évoluent alors autour de Postfactum, dont Anton Nossik qui jouera un rôle clef dans le développement d’Internet en Russie, et Konstantin Ernst, futur PDG de la première chaîne de télévision. En tant que journaliste, Pavlovski fréquente, comme bien d’autres, le Kremlin et le Soviet suprême, et il voit aussi beaucoup Grigori Iavlinski. Mais à l’automne 1993, pendant l’affrontement entre Eltsine et le Soviet suprême, il quitte Postfactum, en présentant son départ comme un geste politique. Certains noteront toutefois que l’agence, à l’époque, fonctionnait à perte.
Un scandale éclate en mars 1994 : un article, paru dans le journal Obchtchaïa Gazeta, avance qu’un putsch se prépare peut-être dans l’entourage de Eltsine. Le FSB et le parquet s’en mêlent, et Eltsine exige des arrestations. Pavlovski déclare assumer la responsabilité de cet article, mais part en vacances en Grèce. Le scandale devient nominatif : « Pavlovski contre Eltsine ». Pour la première fois en dix ans, l’ancien relégué est de nouveau perquisitionné. Les temps ont toutefois changé et l’affaire s’effiloche mais, le 1er avril 1994, le dissident Alexandre Podrabinek publie dans Express-Khronika — son journal au tirage très modeste — un article intitulé « La grande force de la désinformation ». Il y relève que de nombreux médias ont parlé de Pavlovski comme d’un « ancien dissident », voire ont expliqué le caractère polémique du texte d’Obchtchaïa Gazeta par la soi-disant « dissidence » de Pavlovski. Furieux, Podrabinek revient donc sur le passé de Pavlovski, rappelle qu’à Odessa, ce dernier a donné des noms au KGB et témoigné contre Igrounov : « Mais là aussi Pavlovski a trompé les tchékistes », puisqu’au procès il a réfuté ses aveux. Podrabinek rappelle l’affaire Poïski et les reniements de Pavlovski qui aurait aussi, indirectement, « témoigné contre Alexeï Smirnov », ce qui aurait valu à ce dernier six ans de camp et quatre ans de relégation. Podrabinek ajoute :
« Ce ne sera sans doute pas facile d’établir combien de fois Gleb Pavlovski a dupé les tchékistes et combien de fois il a dupé ses camarades ? Et faut-il essayer ? Si le mensonge et la trahison deviennent un style de vie, est-ce vraiment important de savoir qui il a dupé et combien de fois ? La saleté qui a accompagné les histoires de Pavlovski à l’époque de la dissidence ne l’a pas quitté aujourd’hui. »21
Les mots sont dits. Ils sont renforcés par un article que Vladimir Guerchouni (1930-1994), proche de Poïski et ancien prisonnier politique, publie dans le même numéro d’Express-Khronika et dans lequel il rappelle les marchés que Pavlovski a conclus avec le KGB, pour obtenir des privilèges personnels : n’être condamné qu’à de la relégation et obtenir des congés, « un cas extrêmement rare pour des relégués politiques ». Pavlovski et d’autres qui se présentent comme des « démocrates » et des victimes du KGB prendraient, en fait, « position contre la démocratie russe à peine née », et « se dépêchent de défendre des tueurs, ceux qui nous préparent des répressions massives et un nouveau super-Goulag », pour que ceux-ci, une fois au pouvoir, récompensent leurs bons services22.
Guerchouni était très lucide. Podrabinek aussi qui, le 17 juin 1994, titre un article à la une de son journal : « La renaissance du KGB ». Il y relève que « la sécurité d’État reprend des forces » : « Elle est indestructible, elle se relève même après de lourds coups, elle est éternelle. Comme la mafia. Peut-être qu’elle est la mafia ? »23. Gleb Pavlovski identifie un danger bien différent, dira-t-il en 2018 : l’intelligentsia moscovite qui « attaquait Eltsine, comme elle avait attaqué Gorbatchev »24. Les « libéraux » — c’est-à-dire, les partisans des droits et libertés, adversaires d’un État autoritaire — auraient fait tomber l’URSS et seraient donc « les agents de la catastrophe »25. Poutine et ses soutiens ne prétendront pas autre chose. Pavlovski ajoutera s’être mis à rêver d’un autre État qui « associera[it] le soviétique et le russe » dans une sorte de synthèse26. Ce que fera Poutine. D’ailleurs, l’ancien relégué s’intéresse de plus en plus au Kremlin où Ioumachev, qu’il connaît depuis 1987, joue un rôle actif. Et il va prendre un nouveau tournant, déterminant pour les quinze années à venir.
Le Fonds de la politique efficace et la réélection de Eltsine
Bouleversé par la mort de Guefter en février 1995, Gleb Pavlovski accepte la proposition d’Andreï Vinogradov, l’ex-président de la très officielle agence de presse RIA Novosti : « créer une entreprise pour les élections avec Mikhaïl Lessine » qui est directeur général adjoint de TV Novosti, structure rattachée à RIA Novosti, et deviendra le tout puissant ministre des Médias en 1999. Le Fonds de la politique efficace (FEP) naît suite à cette proposition : défini comme une agence de communication politique, il est mis sur pied par Pavlovski, Lessine et des anciens de Postfactum, dont Maxime Meyer et Marat Guelman. Une semaine plus tard, le premier client apparaît : le général Alexandre Lebed (1950-2002) qui a combattu en Transnistrie et s’est récemment rapproché du Congrès des communautés russes (KRO) que dirigent, avec lui, Iouri Skokov et Dmitri Rogozine (ce dernier gèrera, entre autres, RosKosmos et prendra du plomb dans les fesses à Donetsk en décembre 2022). Le FEP aide les dirigeants du KRO dans leur campagne aux élections législatives, mais celui-ci ne dépasse pas la barre des 5 %. Encore quelques mois, et même la presse française notera que Lebed a été « mis sur orbite » et financé par les proches de Eltsine, dont Anatoli Tchoubaïs, pour assurer la réélection de Eltsine. Les grandes manœuvres ont commencé, et le FEP fait partie des moyens mis en place.
De fait, l’entourage de Eltsine s’inquiète des élections présidentielles de 1996 : tout indique que Eltsine sera battu par le candidat communiste, Guennadi Ziouganov, et que les communistes pourraient revenir sur des réformes réalisées, dont les privatisations. Une double opération s’enclenche donc, dont les conséquences se font sentir aujourd’hui encore et qui repose sur un pacte entre le Kremlin et les principaux oligarques du pays. Ceux-ci ont des fortunes, mais aussi des médias : ils vont « prêter » de l’argent à Eltsine pour financer sa campagne, et mettre à son service leurs médias et leur force de frappe ; en échange, ils seront en position d’acquérir les principales richesses du pays en 1997. Nous reviendrons, dans notre feuilleton, sur le déroulement de cette opération. Quant à Pavlovski, il va jouer un rôle dans cette campagne présidentielle qui sera pour lui un tremplin décisif.
Le Kremlin, écrit Krastev, cherchait « comment priver le peuple de son droit de vote, sans le priver du droit de voter »27. Valentin Ioumachev, qui collabore déjà étroitement avec l’administration présidentielle, contacte Pavlovski avant même les législatives de décembre 1995 : il souhaite que le FEP réalise des sondages sur les possibles candidats. En outre, vers la fin janvier 1996, Pavlovski propose à Ioumachev un projet de campagne pour Eltsine — qu’il disait encore récemment ne pas supporter. Mikhaïl Lessine, alors co-directeur du FEP, est chargé de la campagne publicitaire promouvant Eltsine. Igor Malachenko, directeur général de NTV, doit mobiliser conjointement les chaînes de télévision des deux oligarques Berezovski et Goussinski, tandis que, à partir de mars 1996, le FEP s’occupe des autres médias — dont la presse régionale et Internet. C’est alors qu’il invente toute une série de procédés, efficaces, mais peu glorieux.
Ainsi, le FEP fait paraître dans la presse de faux programmes du PC et colle dans tout Moscou de faux autocollants du PC. « J’en ai collé moi-même », clamera Pavlovski : « J’en avais toujours dans ma poche et, où que j’aille, dans chaque ascenseur, je collais un autocollant rouge, soi-disant au nom du PC, “Votre immeuble doit être nationalisé”. » Ces autocollants étaient solides et s’arrachaient difficilement. L’idée était de faire peur devant les possibles conséquences d’un vote communiste. Le FEP, confiera Pavlovski, a aussi tourné des clips dans lesquels des acteurs jouaient des communistes fous de rage, brûlant des tracts anticommunistes. Il a lancé des rumeurs sur des soi-disant « prostituées communistes » et a utilisé des astrologues et leurs horoscopes : ceux-ci évoquaient une guerre à venir entre la Russie et l’Ukraine, parlaient d’un « bateau satanique ayant apporté le corps de Lénine », et prétendaient que, dans le Mausolée, gisait non pas Lénine, mais son double, « nageant dans le sang d’enfants russes »28.
De tels procédés ne détruisent-ils pas la démocratie, au moins aussi sûrement que les chances de victoire des communistes ?
Un texte rédigé par Pavlovski est publié, le 8 juin, dans la Nezavissimaïa Gazeta qui appartient à l’oligarque Boris Berezovski : il affirme que les communistes n’accepteront pas leur défaite, se préparent déjà à une guerre civile, collectent des armes et sont en contact avec des séparatistes tchétchènes. Puis le magazine Ogoniok que dirige Valentin Ioumachev prétend à son tour que les communistes s’apprêtent à prendre le pouvoir par la force. Tout ou presque semble permis pour montrer que Eltsine est le seul choix possible et que la victoire des communistes signifierait l’effondrement de la Russie, ce que Pavlovski aurait réellement cru. Il n’y a donc aucun débat d’idées, juste des peurs manipulées. Certains de ces procédés — le recours à des acteurs, les fausses rumeurs, les images d’enfants morts — seront réutilisées par la propagande poutinienne, notamment après 2013, et Pavlovski le reconnaîtra.
Eltsine remporte les présidentielles au second tour, le 3 juillet 1996. Vingt-cinq ans plus tard, Mikhaïl Zygar, l’un des journalistes les plus connus de Russie, publiera un livre : Vous êtes tous libres. Comment les élections ont pris fin en Russie en 199629. Le titre russe (littéralement : « Tous sont libres ») veut dire à la fois qu’ils le sont et qu’ils peuvent se disperser : il n’y aurait plus rien à voir. Après cette victoire, Anatoli Tchoubaïs est nommé à la tête de l’administration présidentielle dont, confirmera Zygar, il va faire « un nouveau centre de force », et même, « progressivement, la force clef dans l’État, bien plus importante que le gouvernement ou la Douma »30. Gleb Pavlovski collaborera pendant une quinzaine d’années avec cette administration présidentielle.
La suite au prochain numéro…
Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).
Notes
- KRASTEV Ivan, Eksperimental’naïa rodina. Razgovor s Glebom Pavlovskim, Moskva, Izdatel’stvo Evropa, 2018, p.2/222.
- PANIOUCHKINE, Valéri, 12 ne soglasnykh, Moskva, Zakharov, 2009, p.39.
- Selon une version plus tardive, la datcha d’Alexeïev-Popov a été perquisitionnée après une dénonciation. BEKBOULATOVA Taisiïa, op. cit.
- Les informations sur cette affaire viennent, pour l’essentiel, de la revue samizdat Khronika tekouchtchikh sobytiï, n°34, 35, 37, 38 et 40. Voir aussi : BEKBOULATOVA Taisiïa, « Dissident, kotoryï stal ideologom Poutina », Meduza, 9 juillet 2018.
- KRASTEV Ivan, op. cit., p.99 / 222.
- BEKBOULATOVA Taisiïa, op. cit.
- Les informations sur cette affaire viennent, pour l’essentiel, de la revue samizdat Khronika tekouchtchikh sobytiï, n° 55, 58, 64 et 65. Voir aussi : BEKBOULATOVA Taisiïa, op. cit.
- BEKBOULATOVA Taisiïa, op. cit.
- KRASTEV Ivan, op. cit., p.6 / 222.
- Ibid., p.130 / 222.
- Ibid., p.130 / 222.
- Ibid, p.138 / 222.
- Ibid., p.139 / 222. BEKBOULATOVA Taisiïa, op. cit.
- SIGMAN Carole, Clubs politiques et perestroïka en Russie. Subversion sans dissidence, Paris, Éditions Karthala, 2009, p.146.
- Ibid., p.155.
- Ibid., p.174.
- KRASTEV Ivan, op. cit., p.139-140 / 222.
- KRASTEV Ivan, op. cit., p.148 / 222.
- Ibid., p.151 / 222.
- Ibid., p.64 / 222.
- PODRABINEK Alexandre, « Velikaïa sila dezinformatsiï », Ekspress-Khronika, 1er avril 1994, n° 13 (347), p.4.
- GERCHOUNI Vladimir, « Slougui ostavliaïout otpetchatki pal’tsev svoikh gospod », Ekspress-Xronika, 1er avril 1994, n° 13 (347), p.4.
- PODRABINEK Alexandre, « Vozrojdenie KGB », Ekspress-Xronika, 17 juin 1994, n°24 (358), p.1
- KRASTEV Ivan, op. cit., p.166 / 222.
- Ibid., p.45/222.
- Ibid., p.167 / 222.
- KRASTEV Ivan, op. cit., p.9/222.
- Ibid., p.176-177 / 222.
- ZYGAR’ Mixail, Vse svobodny. Istoriïa o tom, kak v 1996 godou v Rossii zakontchilis vybory, Moskva, Alpina, 2021.
- Ibid., p.379.