Quand les icĂ´nes se mettent en route

Le pouvoir russe s’est montrĂ© prĂŞt Ă  sacrifier un chef-d’oeuvre de l’art russe, la TrinitĂ© de Roublev, au nom d’impĂ©ratifs politiques. Pendant ce temps, les Ukrainiens essaient de sauver leur patrimoine de la destruction et de la rapacitĂ© de l’ennemi, en envoyant des joyaux de ce patrimoine Ă  l’étranger, oĂą ils sont accueillis notamment au musĂ©e du Louvre. Historienne de l’art française, Olga Medvedkova explique dans cet article le sens et l’origine du culte des icĂ´nes, et se penche sur l’urgence de prĂ©server les objets culturels menacĂ©s par la guerre.

I.

Par ces temps tragiques, comme au Moyen Ă‚ge, les icĂ´nes se mettent en route. Autrefois, les iconodules, c’est-Ă -dire les adorateurs des icĂ´nes (un culte rĂ©pandu parmi les chrĂ©tiens du rite orthodoxe byzantin), croyaient que les « vraies Â» icĂ´nes se remplissaient d’énergie divine et ainsi s’apparentaient aux ĂŞtres vivants, qu’elles se dĂ©plaçaient, apparaissaient et disparaissaient, traversaient les mers, guĂ©rissaient, sauvaient, arrĂŞtaient l’ennemi. Le fait que l’Église russe du patriarcat de Moscou (Ă©glise iconodule) continue de propager cette vieille croyance ne doit pas nous Ă©tonner. Ce qui nous Ă©tonne en revanche, c’est que le patriarche russe actuel semble ignorer les bases thĂ©ologiques les plus Ă©lĂ©mentaires de ce culte d’icĂ´nes.

Il y a un an, le 18 juillet 2022 (jour anniversaire de la dĂ©couverte des reliques de saint Serge de Radonège en 1422), la plus cĂ©lèbre et l’une des plus fragiles icĂ´nes russes — la TrinitĂ© d’AndreĂŻ Roublev (datant du dĂ©but du XVe siècle) — a Ă©tĂ© transportĂ©e de la galerie Tretiakov au monastère de la TrinitĂ©-Saint-Serge, Ă  73 km de Moscou, par des routes improbables. Qu’on ait eu brusquement besoin de cet original qui est en très mauvais Ă©tat contre la copie conforme prĂ©sente sur place ne tĂ©moigne que d’une chose : l’Église manifeste son pouvoir, son triomphe sur l’expertise, son mĂ©pris des lois qui rĂ©gissent le patrimoine, et son mĂ©pris tout simplement du bon sens. Car est considĂ©rĂ©e comme vraie toute icĂ´ne peinte avec exactitude, d’après les modèles approuvĂ©s, peu importe par qui et Ă  quelle Ă©poque, mais en employant la technique consacrĂ©e et bĂ©nie selon le rituel en vigueur. Toute reproduction exacte d’une icĂ´ne miraculeuse bĂ©nie devient cette icĂ´ne et est vĂ©nĂ©rĂ©e de la mĂŞme façon. Il n’y avait donc aucun besoin de sortir le chef-d’œuvre d’AndreĂŻ Roublev du musĂ©e. Dans un article que j’ai consacrĂ© Ă  cet Ă©vĂ©nement il y a un an, je citais le sermon du patriarche Kirill, empreint de propagande impĂ©rialiste. L’icĂ´ne du moine AndreĂŻ Roublev, cette image de l’harmonie universelle, a Ă©tĂ© instrumentalisĂ©e dans le but opposĂ© Ă  l’esprit de son crĂ©ateur, pour justifier l’expansion militaire russe en Ukraine.

Dès son retour Ă  la Galerie Tretiakov, l’icĂ´ne a Ă©tĂ© mise en rĂ©serve : les restaurateurs ont observĂ© alors de nombreux nouveaux dĂ©gâts : l’icĂ´ne devait ĂŞtre en urgence sinon rĂ©parĂ©e du moins stabilisĂ©e. Il ne s’agissait plus de l’exposer, mĂŞme dans les conditions musĂ©ales. Peu de temps après cet Ă©vĂ©nement, l’historienne de l’art Zelfira Tregoulova, directrice de la galerie Tretiakov depuis 2015, personne pourtant proche aussi bien de Poutine que du maire de Moscou Sobianine, a Ă©tĂ© remplacĂ©e Ă  la tĂŞte de cette institution. Aujourd’hui, la galerie Tretiakov, le plus important musĂ©e d’art national russe, est dirigĂ©e par une juriste, Elena Pronitcheva, fille de Vladimir Pronitchev, chef (de 2003 Ă  2013) du service frontalier du FSB. C’est cette nouvelle directrice qui, aujourd’hui, signe l’accord pour le transfert de la TrinitĂ© Ă  la cathĂ©drale Saint-Sauveur de Moscou.

Cette nouvelle dĂ©cision est prise le 15 mai 2023 personnellement par M. Poutine : il dĂ©cide de donner l’icĂ´ne de la TrinitĂ© Ă  l’Église orthodoxe de la Russie « en prenant en considĂ©ration de nombreuses demandes des croyants orthodoxes, ainsi que l’appel du patriarche de Moscou et de toute la Russie Kirill Â». Nous l’avons dĂ©jĂ  vu tant de fois : tout ce que fait M. Poutine, il le fait « en prenant en considĂ©ration les demandes du peuple russe Â». Le 23 mai, les restaurateurs de Tretiakov tĂ©moignent Ă  nouveau de l’état dĂ©plorable de l’icĂ´ne interdisant son transfert Ă  l’Église : « Sa condition est complexe et instable, le processus de sa transformation porte un caractère nĂ©gatif imprĂ©visible Â». En d’autres termes, la couche picturale très mince de l’icĂ´ne mainte fois restaurĂ©e risque tout bonnement de disparaĂ®tre. Une fois de plus, L’Église s’en moque. Le 3 juin, l’icĂ´ne est transfĂ©rĂ©e au Saint-Sauveur. Elle doit d’abord y rester jusqu’au 18 juin, puis jusqu’au 19 juillet (pour que le patriarche en profite bien), avant qu’on ne la transporte vers « son lieu historique Â», au monastère de la TrinitĂ©-Saint-Serge. Il ne sert Ă  rien de rĂ©pĂ©ter que cette icĂ´ne n’est plus celle qui a quittĂ© ce monastère il y a plus d’un siècle. Qu’aujourd’hui la TrinitĂ© de Roublev n’est que l’ombre d’elle-mĂŞme, ombre vouĂ©e visiblement Ă  disparaĂ®tre.

Ainsi, de conserve, l’Église et l’État protègent-ils la culture dans la Russie actuelle, ainsi dĂ©fendent-ils les « valeurs russes Â», ainsi luttent-ils contre la russophobie. Comme le chantait, dĂ©jĂ  en 1988, le poète et musicien Boris Grebenchtchikov, proclamĂ© le 30 juin 2023 « agent de l’étranger Â» :

Nous sommes en guerre depuis soixante-dix ans,
On nous explique que la vie est une lutte,
Mais selon les récentes données de nos agents
Nous serions en guerre contre nous-mĂŞmes.

En effet, seul un « agent de l’étranger Â» aurait pu composer une telle chanson !

II.

Mais les Russes font ce qu’ils veulent chez eux, ils agissent comme cela leur chante avec leurs icĂ´nes, personne ne peut leur interdire de dĂ©truire leur hĂ©ritage culturel Ă  leur guise : nous ne pouvons qu’observer Ă  distance et dĂ©crire ce processus de la prise de dĂ©cisions absurdes, dictatoriales, par un pouvoir qui ne cesse de mentir, se servant d’une idĂ©ologie qui n’a rien Ă  voir avec la religion chrĂ©tienne et qui se cache derrière la façade de la « spiritualitĂ© orthodoxe Â». En revanche, ce que les Russes font en Ukraine, avec le patrimoine culturel ukrainien, nous pouvons et nous devons nous en indigner tout autrement. Car ces crimes-lĂ  tombent sous la juridiction des lois internationales, notamment de la Convention de Genève qui fixe les limites Ă  la barbarie de la guerre. Ces destructions d’églises, ces disparitions de fresques et d’icĂ´nes, ces musĂ©es dĂ©vastĂ©s, dĂ©truits, ces collections saccagĂ©es ou volĂ©es doivent ĂŞtre minutieusement documentĂ©s afin que, dès que possible, tout soit restituĂ©, reconstruit, restaurĂ©.

Les Occidentaux connaissent les quelques sites sublimes qui se trouvent sur le territoire de l’Ukraine : la ville grecque antique de Chersonèse ; la laure des Grottes et l’église Sainte-Sophie de KyĂŻv, Ă©glise byzantine du XIe siècle, ses mosaĂŻques et ses fresques ; les Ă©glises de Tchernihiv du XIe-XIIe siècle ; le centre historique de Lviv ; la collection unique du folklore musical juif Ă  KyĂŻv. Les Ukrainiens, et nous avec eux, tremblent pour leur destin. Car il suffit d’un missile… Or, les monastères de Notre-Dame d’IbĂ©rie Ă  Donetsk, celui de la Dormition Ă  Vouhledar, la cathĂ©drale de Kharkiv, les Ă©glises de Marioupol,  de Loukianivka, de Yasnohorodka, de Volnovakha, de Malin et tant d’autres sont dĂ©jĂ  en ruines. Une collection d’or des Scythes a Ă©tĂ© volĂ©e au musĂ©e de Melitopol. Plusieurs bâtiments constructivistes de Kharkiv sont dĂ©molis ou endommagĂ©s. Le musĂ©e de Koupiansk, le dernier en date, est dĂ©truit. Plus de 260 sites culturels et 22 musĂ©es en Ukraine sont dĂ©vastĂ©s, selon les observateurs de l’UNESCO qui travaillent sur place.

Écoutons l’avis de l’historien de l’art ukrainien Konstantin Akincha : « Concernant de nombreux musĂ©es, nous n’avons aujourd’hui aucune information. Prenons Jitomir. Si je comprends bien, son musĂ©e n’a pas Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©. OĂą se trouve aujourd’hui sa magnifique collection de peinture occidentale, nous n’en savons rien. Â»

Nombre de musées ukrainiens ont évacué leurs collections à Lviv, à telle enseigne que cette ville, qui elle aussi est bombardée, manque de locaux adaptés. Konstantin Akincha qui s’indigne du silence de ses collègues russes, parle de l’action des musées occidentaux, notamment allemands, prêts à accueillir les collections ukrainiennes. Il organise (avec Katia Denysova et Olena Kashuba-Volvach) une exposition de l’avant-garde ukrainienne, sous le titre Dans l’œil du cyclone, avant-garde en Ukraine, 1900-1930, au musée Thyssen-Bornemisza de Madrid. Cet été, du 3 juin au 24 septembre, cette exposition est montrée au musée Ludwig à Cologne sous le titre Modernisme en Ukraine. Les œuvres présentées lors de ces manifestations sont issues des musées de Kyïv, ainsi que des collections particulières. Le but de cette entreprise complexe et brillamment menée est non seulement de faire connaître en Europe les courants artistiques ukrainiens du début du XXe siècle, mais aussi de sauvegarder ce patrimoine de la destruction et de la spoliation provoquées par l’agression russe.

III.

Le musée du Louvre participe dorénavant à cette action d’aide culturelle à l’Ukraine, en abritant dans ses murs seize œuvres du musée des beaux-arts Bohdan et Varvara Khanenko à Kyïv. Ces œuvres sont parmi les plus anciennes et précieuses de ce musée. La décision de transférer ces œuvres d’Ukraine en France, dans le plus grand secret, a été prise après un énième bombardement de Kyïv. Le Louvre ne présente au public que cinq de ces icônes, tandis que les autres seront étudiées au Louvre par une équipe internationale de spécialistes. Cette exposition, intitulée Aux origines de l’image sacrée. Icônes du musée national de Bohdan et Varvara Khanenko à Kyïv, sera ouverte jusqu’au 6 novembre.

Quatre de ces icĂ´nes datent du VIe siècle et proviennent du monastère Sainte-Catherine du SinaĂŻ. Elles font partie d’un ensemble d’icĂ´nes extrĂŞmement limitĂ©. Lors du mouvement de l’iconoclasme qui secoue au VIIe siècle le monde byzantin, les opposants des iconodules dĂ©truisent les icĂ´nes et tuent les peintres. Une très petite quantitĂ© d’icĂ´nes peintes avant ce mouvement est conservĂ©e, notamment dans ce monastère du SinaĂŻ, loin de Constantinople. Ces icĂ´nes sont donc des icĂ´nes « sauvĂ©es Â». L’évĂŞque Porphyre Ouspensky (1804-1885), savant et voyageur, diplomate et espion, crĂ©ateur de la mission spirituelle russe Ă  JĂ©rusalem, rapporta ces icĂ´nes du SinaĂŻ et les lĂ©gua Ă  l’AcadĂ©mie spirituelle de la laure des Grottes Ă  KyĂŻv. De lĂ , ces icĂ´nes furent transfĂ©rĂ©es au MusĂ©e de l’athĂ©isme, puis au musĂ©e des beaux-arts Bohdan et Varvara Khanenko.

L’un des plus brillants spĂ©cialistes de l’art byzantin, AndrĂ© Grabar, est nĂ© Ă  KyĂŻv en 1896 et a Ă©migrĂ© jeune homme en France (dans son enfance et sa jeunesse, il a vu ces icĂ´nes Ă  KyĂŻv, elles se trouvaient alors Ă  la laure des Grottes). Il explique que la pratique de l’adoration de ces icĂ´nes est liĂ©e au fait qu’elles soient très petites, et donc facilement transportables. Ă€ la diffĂ©rence des peintures murales, elles ne remplissaient aucune fonction dĂ©corative et devaient donc ĂŞtre vĂ©nĂ©rĂ©es. Les formes de leur vĂ©nĂ©ration — acclamation, rĂ©vĂ©rence, prosternation, attouchement avec les lèvres, encensement et allumage des cierges — ont Ă©tĂ© hĂ©ritĂ©es des religions paĂŻennes, notamment du culte de l’empereur divinisĂ©, du culte des hĂ©ros et de celui des ancĂŞtres. Peintes Ă  l’encaustique sur bois, elles sont, Ă©crit Grabar, « d’une vigueur d’expression surprenante Â». Elles appartiennent aux plus beaux exemples de l’art palĂ©ochrĂ©tien, issu de la tradition de l’art antique hellĂ©nistique. Grabar pensait que ces icĂ´nes Ă©taient peintes en Égypte : en tĂ©moigne leur technique proche de celle utilisĂ©e par les artistes Ă©gyptiens de la pĂ©riode hellĂ©nistique, notamment pour la rĂ©alisation des portraits funĂ©raires, dits du Fayoum. L’icĂ´ne de Serge et Bacchus (morts autour de 300 en Syrie), jeunes officiers de l’armĂ©e de Maximien, reprĂ©sente ces deux martyrs de face, en buste, en costume militaire, tenant chacun la croix dans sa main droite. La similaritĂ© de leurs tĂŞtes imberbes, entourĂ©es de nimbes, est frappante. La sainte Face du Christ dans un cercle dorĂ© se trouve entre ces deux tĂŞtes nimbĂ©es, en figurant la source de l’énergie divine que ces saints reçoivent. C’est en tant qu’émanation du Christ (dont la reprĂ©sentation en cercle hĂ©rite de la figura clipeata dans l’art antique) que les saints subissent une transfiguration, en perdant leurs propres traits de visage. Ce que voit le spectateur, ce ne sont plus des visages ordinaires mais des hommes divinisĂ©s au contact du divin. Au contact de l’icĂ´ne reprĂ©sentant les saints, l’iconodule, Ă  son tour, croyait recevoir sa part d’énergie divine et ĂŞtre sanctifiĂ©, recevoir le don de la vie. En contemplant l’icĂ´ne des saints Serge et Bacchus, nous n’admirons pas seulement la beautĂ© exquise de cette Ĺ“uvre, mais touchons Ă  l’origine de l’art et du culte des icĂ´nes.

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L’icône des Saints Serge et Bacchus // Courtesy photo

Une autre icône exposée, la Vierge à l’Enfant, sans doute la première icône de ce type que nous connaissons, nous frappe par la beauté de la tête ronde de la Vierge, par son sourire énigmatique, digne d’un Léonard, par l’élégance de sa posture. Quant à l’Enfant, il apparaît comme une image à la fois d’un réalisme et d’une intensité presque abstraite inouïs. Chacune des cinq icônes exposées cet été au Louvre demande une observation aussi longue qu’attentive. Profitons-en, tout en pensant à leur préservation, comme à celle de tant d’autres monuments et œuvres d’art qui se trouvent aujourd’hui en danger, par la faute d’une violence sans nom.

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L’icône de la Vierge à l’Enfant // Courtesy photo
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Olga Medvedkova est historienne de l’art et écrivain bilingue, français et russe. Elle est directrice de recherche au CNRS. Elle est spécialiste en histoire de l'architecture, ainsi que de l'art russe. Dernier livre Dire non à la violence russe paru en 2024 aux édition À l'Est de Brest-Litovsk.

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