La révolution discrète du cinquième mandat présidentiel de V. Poutine
À l’aube de son cinquième mandat, Vladimir Poutine a activé l’un des chantiers les plus discrets et les plus importants de la transformation de la société et de l’État russes : le renouvellement des élites. Au-delà de la guerre en Ukraine, le Kremlin pose désormais les jalons d’une société régie par le patriotisme et la loyauté à l’égard du programme présidentiel.
Déjà, lors de son discours à la nation prononcé le 24 avril 2023, Vladimir Poutine avait indiqué les nouvelles règles du jeu politique en déclarant que « tous ceux qui avaient choisi d’investir à l’ouest, de s’y prélasser, d’y parader doivent avoir compris que c’était une mauvaise idée et une idée sans avenir ». À ceux-là, Vladimir Poutine suggérait alors d’investir « massivement et patriotiquement » dans leur propre pays, dans son infrastructure et dans son éducation afin d’y faire croître leur fortune et leur réputation. Seuls les entrepreneurs patriotes, ajoutait-il enfin, seraient soutenus et protégés par l’État.
Près d’un an plus tard, le président en campagne pour sa réélection est revenu avec plus de précision sur ce programme sociétal. Dans son discours aux Assemblées, le 29 février 2024, il confirme que l’élite doit être composée de ceux qui ont servi la Russie sans ambiguïté. Les personnes « fiables, qui ont prouvé leur loyauté » doivent remplacer ceux qui « se sont discrédités » en accumulant des fortunes et des privilèges dans les années 1990.
À cette nouvelle élite, il offre un éventail d’avantages matériels mais également un accès prioritaire à l’éducation supérieure et une participation au programme de sélection des nouveaux dirigeants. Ce programme, baptisé « le temps des héros », favorise l’accès des officiers ou des titulaires de diplômes de l’enseignement supérieur à une nouvelle école d’administration destinée à fournir les cadres de la Nation. Quant aux autres — mercenaires, simples soldats ayant combattu en Ukraine —, ils pourront accéder en priorité aux académies militaires pour soutenir leur ascension professionnelle et rejoindre, eux aussi, les rangs de l’élite.
Cette annonce doit être lue en lien avec le décret présidentiel adopté en janvier 2024 pour créer une réserve de cadres pour la fonction publique. Ce recrutement est conditionné par une enquête sur les revenus et sur le passé judiciaire, mais surtout, signe des temps, par un test psychologique destiné à déterminer l’engagement patriotique du candidat, et plus spécifiquement sa propension à défendre l’intérêt public plutôt que des intérêts privés.
Cette réserve doit alimenter tous les postes dirigeants d’agences et d’organes fédéraux (à l’exception des postes dirigeants des services de sécurité, qui dépendent directement du Président), et il est également recommandé aux entreprises publiques — on pense à Gazprom, Rostekh, Rosatom, etc. — de choisir leurs cadres dans cette réserve1.
Centralisation du recrutement des cadres, passe-droits accordés aux héros de la guerre en Ukraine : il apparaît déjà clairement que les postes clefs de la nouvelle administration seront distribués au sein de l’appareil militaire et du renseignement, créant ainsi une nouvelle élite relativement imperméable aux idées libérales comme aux pressions occidentales — puisqu’il s’agira d’une élite faiblement internationalisée et qui n’a que peu ou pas d’intérêts économiques dans les pays du G7, contrairement à l’élite actuelle dont la fortune est globalement liée à l’Occident.
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Cette reprise en main des élites a déjà connu plusieurs épisodes assez sensationnels au cours de l’année écoulée. On peut en citer trois, qui posent des jalons importants de cette évolution.
Premièrement, la mutinerie de Prigojine en juin 2023, qui a entraîné une réorganisation-éclair des actifs du chef de guerre. Les hommes de troupe (mercenaires et repris de justice) ont basculé dès le mois d’août 2023 dans l’escarcelle de l’État (dans l’armée fédérale et dans les troupes du chef de la République tchétchène, Ramzan Kadyrov). De même, les activités africaines de Wagner ont été placées sous la bannière de l’Africa corps, une structure placée sous l’autorité du ministère de la Défense.
Deuxième épisode significatif, la « almost naked party » qui avait réuni des personnalités du showbiz dans un club de Moscou en décembre 2023, a déclenché une vague d’indignation à l’égard d’une caste « moralement sourde » aux préoccupations de l’État — certaines de ces célébrités ayant par ailleurs diffusé des appels à la paix sur les réseaux sociaux. Les autorités ont pris soin de communiquer activement les punitions infligées à ces contre-modèles de société : pressions fiscales, répression pénale (amendes et peines d’emprisonnement), obligation d’aller faire pénitence en zone de guerre et de présenter des excuses publiques pour espérer regagner du temps d’antenne ou une place sur la scène culturelle.
Enfin, en avril 2024, l’arrestation du dispendieux vice-ministre de la Défense Timour Ivanov, surnommé « the King of Kickback » ( « le roi de la rétrocommission ») en référence aux dizaines de millions d’euros prélevés sur des contrats juteux comme celui de la reconstruction de Marioupol en Ukraine occupée. Ici aussi, la médiatisation de son arrestation siffle la fin de la récréation pour une élite habituée à exhiber ses privilèges.
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Ce discrédit de l’ancienne élite s’accompagne en outre de mesures très concrètes dans le domaine de la redistribution des richesses. Ici aussi, trois phénomènes permettent de mieux saisir les transformations en cours.
Au niveau national, l’année 2023 a été marquée par une série de décisions judiciaires qui révoquent les privatisations des années 1990 (au motif que les autorités régionales qui en avaient assuré l’exécution avaient outrepassé leurs pouvoirs). Les privatisations ayant été annulées, les actifs concernés — on parle à ce jour d’une quinzaine d’entreprises pour une valeur totale estimée à 3,6 milliards de dollars — ont été restitués à l’État. Cette jurisprudence dans le domaine de la « dé-privatisation » ouvre une boîte de pandore puisqu’entre 1992 et 1994, une large partie de l’économie nationale avait été privatisée de cette manière.
Il faut ensuite mentionner la reprise en main des branches russes de certaines entreprises occidentales dans le cadre de contre-sanctions — Fortum et Uniper (un butin estimé à 5,5 milliards de dollars), ou encore Danone et Baltika. Ces actifs privés, en l’occurrence étrangers, ont été redistribués à la nouvelle élite nationale. L’un des cas les plus exemplaires est celui de la société Danone, cédée au clan Kadyrov. Ces procédures sont appelées à s’amplifier, en réponse à une saisie des actifs gelés de l’État russe qui tend à se préciser.
Enfin, la récente réforme du code pénal et du code de procédure pénale prévoit la confiscation des biens utilisés pour — ou en lien avec — la « discréditation » de l’État russe : propagation de faux sur l’armée, désertion, non-exécution d’ordres, participation à une organisation indésirable, ou toute forme de menace publique à l’égard de la sécurité nationale. Cette mesure vise, selon le président de la Chambre des Représentants, à punir « ces scélérats » qui travaillent contre leur pays, à leur retirer leurs titres honorifiques, leurs biens, leur argent et autres objets de valeur2. Il s’agit ici de mettre ceux qui ont quitté le pays après février 2022 face à un choix : rentrer et soutenir l’effort de guerre, ou rester en exil pour toujours et perdre leurs avoirs restés en Russie.
En conclusion, la tendance politique et institutionnelle qui se dessine en Russie est parfaitement claire. Poutine entend redessiner la nation à son image, ancrer ses principes jusque dans les recoins les plus profonds de l’administration fédérale et resserrer les rangs en vue d’un affrontement idéologique à long terme avec l’Occident. Cette nouvelle purge des élites, économique et judiciaire cette fois, annonce un défi majeur pour l’Europe : celle de faire face, pour une durée indéterminée, à un État dirigé à tous les échelons par la génération « Z » (du symbole de la guerre en Ukraine), celle qui aura fait ses armes dans la détestation de l’Ouest et qui devra sa nouvelle fortune au seul maître du Kremlin… et à son aventurisme militaire.
Dr. Laetitia Spetschinsky est maître de conférences invitée à l’Université catholique de Louvain et chercheure affiliée à l’Institut autrichien des relations internationales. Ses domaines d’expertise couvrent les relations UE-Russie et la géopolitique de
l’espace post-soviétique.
Notes
- CCI Russie, Analyse trimestrielle de la situation politique en Russie (janvier-mars 2024), 23 avril 2024.
- « Poutin podpisal zakon o konfiskatsii imouchtchestva po riadou ougolovnykh stateï », RFE/RL, 14 février 2024.