Ce texte est la transcription du discours prononcé par l’auteur à la conférence annuelle Lennart Meri à Tallinn, le forum le plus prestigieux consacré à la sécurité dans les pays baltes, et même dans toute l’Europe de l’Est et du Nord. En quatre thèses, le politologue russe exilé explique que la guerre est la nouvelle norme en Russie et que l’Occident est en train de la perdre. La seule solution réelle se résume à trois mots : défaite, occupation, démembrement, mais la volonté politique qui aboutirait à ce résultat n’existe pas.
Comment l’Occident doit-il envisager ses relations avec la Russie après la guerre ? J’ai à ce sujet les quatre thèses suivantes :
1. Il n’y aura pas d ‘ « après la guerre » – c’est une illusion, une projection de nos souhaits.
La guerre est la nouvelle norme, le nouvel état de la Russie et du système international. Comme au Moyen-Orient : quatre-vingt ans de guerre ininterrompue, sans fin en vue. Il n’y aura pas de paix, seulement un « processus ». Même s’il devait y avoir des cessez-le-feu entre l’Ukraine et la Russie, ils seraient péniblement négociés pendant des mois… et immédiatement violés.
Aucune paix durable n’est possible, car la Russie actuelle – avec ou sans Poutine – est ontologiquement incompatible avec l’existence d’une Ukraine indépendante, encore plus dans les frontières de 1991, encore plus en tant que membre de l’alliance occidentale.
La Russie est désormais en état de guerre permanente : son économie, son élite, son appareil idéologique sont calibrés pour la guerre. Et c’est une locomotive lancée à pleine vitesse, que l’on ne peut pas arrêter d’un simple coup de sifflet, peu importe qui est dans la cabine de pilotage. Les passagers aiment regarder par la fenêtre et le carburant ne manque pas – comme dans le dernier roman de Sorokine, la locomotive est alimentée par des corps humains.
2. Pour l’instant, Poutine est en train de gagner cette guerre et d’atteindre ses objectifs stratégiques.
Le problème n’est pas que son armée soit embourbée dans l’est de l’Ukraine, qu’elle ait conquis 1 % supplémentaire du territoire ukrainien en un an au prix de 400 000 vies humaines et qu’elle perde jusqu’à 100 soldats par kilomètre carré de territoire conquis. La Russie a suffisamment de « chair à canon » – comme pendant la Seconde Guerre mondiale. Elles en a déjà sacrifié un million, elle en sacrifiera un autre, ou deux, s’il le faut : grâce à l’argent, la tromperie, la coercition, la répression. Pour l’instant, l’argent suffit.
L’essentiel est ailleurs : Poutine a imposé cette guerre à la Russie, à l’Ukraine et au monde. Il en a fait une norme, a fait basculer le monde dans un état qualitativement nouveau – c’est l’objectif qu’il poursuivait depuis au moins vingt ans, depuis le premier Maïdan de 2004-2005. Il impose au monde son agenda de confrontation et d’antagonisme stratégique avec l’Occident. Il affaiblit l’Occident en montrant son indécision et son inefficacité. Il favorise la fragmentation de l’Occident, en enfonçant des coins dans les fissures existantes – du soutien à Trump dès son premier mandat jusqu’au soutien à toutes les forces antisystème, des ultra-gauches aux ultra-droites.
C’est exactement ce que le Kremlin espérait depuis le milieu des années 2000, inspiré par le livre délirant de Iouriev Le Troisième Empire1. Et l’Ukraine n’est qu’un des théâtres de ce conflit global – certes, un théâtre important.
Trois années de guerre ont offert à Poutine deux cadeaux inattendus (ou du moins pas anticipés dans cette ampleur).
Le premier ? Une Russie qui est entrée dans la guerre comme une main dans un gant, l’a acceptée, absorbée, normalisée, et qui fournit de la chair à canon, de la docilité, de la complicité (du tissage de filets de camouflage aux spectacles scolaires), et surtout : de l’indifférence.
Le second ? Un monde global beaucoup plus souple et coopératif envers la Russie, construisant des mécanismes d’alternative à la mondialisation occidentale. Des soldats et obus nord-coréens, des drones iraniens, des puces électroniques chinoises, des acheteurs de pétrole indiens, des admirateurs latino-américains et africains de Poutine, une multitude de moyens pour contourner les sanctions et acquérir des technologies critiques… parfois même en Occident.
Ce qui permet à Poutine de mener une guerre sans fin – et aux Russes de vivre sans souci.
C’est en fait l’aveu que le monde n’appartient plus à l’Occident – ni économiquement, ni financièrement, ni technologiquement, ni militairement.
Ici à Tallinn, nous sommes réunis entre représentants d’un milliard d’individus partageant à peu près les mêmes valeurs. Mais hors de cet hôtel, il y a 7 milliards d’autres personnes qui ont une vision différente de la Russie, de l’Ukraine, de Poutine, de la guerre, et du rôle de l’Occident.
3. L’Occident est en train de perdre cette guerre.
En réalité, l’Occident a commencé à perdre la Russie dès les années 1990, en prenant à tort la chute de l’URSS pour « la fin de l’Histoire », en pensant que la Russie avait cessé d’être un empire pour devenir un pays « normal ».
D’où des décennies d’indulgence envers la Russie, de fascination pour ses « réformateurs », de reconnaissance de ses « intérêts particuliers », d’aveuglement sur ses dérives autoritaires internes et ses ambitions impériales externes : Abkhazie, Transnistrie, l’assaut contre le Parlement en 1993, les élections de 1996, les provocations au Kosovo, la nomination de Poutine, l’ingérence en Ukraine, le discours de Munich, la Géorgie en 2008, la Crimée… L’Occident a tout toléré, a continué à commercer, à flatter, à rendre visite pour la Coupe du monde 2018… Jusqu’au choc du 24 février 2022.
Mais même là, le soutien occidental à l’Ukraine reste minimal, prudent – juste de quoi empêcher sa disparition (et encore, seulement après que l’Ukraine, dans le premier mois, a tenu bon, seule, à la surprise d’un Occident qui l’avait déjà condamnée).
Parce qu’il n’y a qu’une chose que l’Occident redoute plus que la chute de Kyïv : la chute de Moscou, avec l’imprévisibilité qui s’ensuivrait. Russia is too big to fail. C’est cela qui paralyse la volonté politique occidentale, c’est cela qui explique l’absence de vision stratégique.
4. Et c’est là le cœur du problème : le problème de la Russie.
Pas de Poutine.
Pas de la guerre.
Même pas le problème de la chute de l’URSS.
Mais le problème de la Russie elle-même.
Pendant cent ans, le monde a été confronté à « la question allemande » – celle de la nation allemande malheureuse dans ses frontières. Cela a mené à trois guerres européennes et deux guerres mondiales, à une redéfinition du monde et à la mort d’au moins 100 millions de personnes, y compris la Shoah. (Bien sûr, l’Allemagne n’en porte pas seule la responsabilité, mais elle fut à l’origine de ces conflits.)
Cette question a été résolue tant bien que mal par la défaite, l’occupation, le démembrement, puis l’intégration de l’Allemagne dans des institutions – et encore, le révisionnisme revient à l’Est.
De la même manière, le monde fait face depuis un siècle à la question russe – celle d’un empire inachevé, qui n’a jamais défini ses frontières. Deux semi-effondrements impériaux – 1917 et 1991 – ont brisé ses marges mais n’ont ni détruit ses structures, ni éradiqué son esprit impérial, ni mis fin à son caractère colonial. Depuis un siècle, elle produit conflits, instabilité, menaces – de la révolution mondiale des années 1920 à la contre-révolution mondiale des années 2020. De l’empire de Staline à celui de Poutine, la Russie reste un défi existentiel pour l’Occident, et un danger pour la sécurité mondiale – le principal générateur d’entropie, de chaos, de peur dans le monde contemporain. (Sourkov ne dira pas le contraire.)
Comment résoudre ce problème ?
Une solution évidente : Allemagne, 1945.
Défaite, occupation, démembrement.
Techniquement, l’Occident en serait capable, même avec l’arme nucléaire – il existe des outils de neutralisation non nucléaire de la Russie, à condition d’avoir la volonté politique.
Mais cette volonté n’existe pas.
La Russie, comme déjà dit, est : too big to fail.
L’Occident a peur, même d’imaginer un monde sans Russie. Et puis… que faire de tout ce territoire immense ? De ses armes nucléaires ? De ses mines d’uranium ? De ses satellites ? De Tchaïkovski ? De Tolstoïevski2 ? Etc.
Le monde va donc devoir continuer à vivre avec ce marécage toxique de l’Eurasie du Nord, en espérant qu’au fil du XXIᵉ siècle, cet empire à moitié défait finira par se digérer lui-même et produire quelque chose de plus compatible avec le monde extérieur.
« Dommage, cette époque radieuse
— Ni toi ni moi ne la verrons jamais3… »
En attendant, c’est la guerre.
Comme dit au point 1 : il n’y a pas de « post-guerre », ni de « post-Poutine » – il n’y a que du « post-Russie », et du haut de 2025, on n’en voit pas encore le bout.
Traduit du russe par Desk Russie
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Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).
Notes
- Le troisième empire. La Russie telle qu’elle devrait être est un roman de Mikhaïl Iouriev publié en 2007 ; il s’agit d’une fiction politique écrite dans le genre de l’utopie (ou plutôt, anti-utopie) et devenue une œuvre d’histoire alternative. Ouvrage non traduit en français. Il est possible de lire des extraits traduits et un dossier à ce sujet dans la revue Le Grand Continent. En 2053, à la suite d’une série de guerres mondiales et de la redistribution de la carte politique du monde, il ne reste plus que cinq États, dont chacun, en tant que superpuissance, représente un type particulier de civilisation. La Russie expansionniste y a vaincu les États-Unis en 2019, et comprend toute l’ex-URSS à l’exception de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, ainsi que toute l’Europe, la Turquie, Israël, la Palestine, la Jordanie et le Groenland. Certains critiques ont qualifié l’ouvrage de « livre préféré du Kremlin » et ont affirmé que les dirigeants russes connaissaient bien le livre et essayaient de mettre en œuvre l’intrigue. (NDLR)
- Une fusion de Tolstoï et de Dostoïevski : un néologisme ironique souvent utilisé par les Russes, et qui symbolise la richesse de leur culture. (NDLR)
- Célèbre vers de Nikolaï Nekrassov (1821-1877).