L’échange et l’exil

Manifestation pour la libération de Vladimir Boukovski. Amsterdam, 4 janvier 1975 // Bert Verhoeff, Archives nationales des Pays-Bas

Dernière mise à jour le 13 août 2024

Avant leur arrestation, certains des opposants politiques récemment échangés contre des espions, des hackers et un assassin n’avaient pas voulu partir à l’étranger ni s’empêcher de retourner en Russie (Kara-Mourza). Or, selon Jacques Rupnik, lorsque même l’espace de la dissidence disparaît, l’option de l’exil pourrait être l’unique solution. L’auteur rappelle différentes vagues d’exils volontaires ou forcés de l’histoire russe et soviétique, d’Herzen à Soljenitsyne et Boukovski, pour affirmer que « l’exil est une course de longue haleine ».

D’abord le soulagement de voir une douzaine d’opposants libérés, parmi lesquels Vladimir Kara-Mourza, Ilia Iachine et Iouri Orlov, le président de l’association Memorial. Condamnés à de très longues années de Goulag, leur sort risquait fort de ressembler à celui d’Alexeï Navalny, décédé en prison cet hiver. Quand le président Biden et Kamala Harris accueillaient le journaliste Evan Gershkovich, Poutine offrait un bouquet de fleurs à un couple d’espions et donnait l’accolade à Vladimir Krassikov, condamné à vie à Berlin pour le meurtre d’un séparatiste tchétchène.

Tandis que l’échange était salué par certains comme un succès de la diplomatie au sommet entre grandes puissances, il suscitait aussi des réserves et des interrogations sur la moralité et les implications juridiques et politiques d’une pratique qui banalise les prises d’otages par les régimes autoritaires. Michael Roth, président de la Commission des affaires étrangères du Bundestag déclarait : « Parfois nous devons négocier avec le diable. »

Le socio-économiste Albert Hirschman, dans un ouvrage célèbre, avait formulé le dilemme entre « l’exil, la voix et la loyauté ». Lorsque la loyauté envers un régime dictatorial n’est plus acceptable pour un citoyen engagé dans la défense des libertés, et lorsque faire entendre sa voix devient impossible, il reste l’option de l’exil. Boris Nemtsov, assassiné non loin du Kremlin peu après avoir condamné publiquement l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, avait déclaré lors d’un colloque du Forum 2000 à Prague : « Nous étions une opposition, nous sommes devenus des dissidents. » Et lorsque même l’espace de la dissidence disparaît comme une peau de chagrin et le coût devient insoutenable, alors il reste l’option de l’exil.

Ce n’est pas la première fois dans l’histoire de la Russie. Poutine et les cercles du pouvoir à Moscou font le pari que, comme par le passé, la voix des expulsés vers l’Ouest deviendra inaudible ou décrédibilisée dans leur pays : des « agents de l’étranger », label octroyé par la justice russe aux opposants, se retrouveront démunis ou isolés à l’étranger. Les dissidents exilés s’efforceront, bien entendu, de démentir ce pronostic. De nos jours, il y a des voies nouvelles pour communiquer avec le pays, et l’exil politique est une course de longue haleine…

Pourtant, les nouveaux exilés de Russie auront peut-être aussi à l’esprit qu’ils s’inscrivent dans une longue tradition. Il suffit pour l’illustrer d’évoquer trois vagues marquantes dans des contextes différents.

Dans son livre Romantic exiles, l’historien anglais E.H. Carr relate l’échange à Londres en 1861 entre le penseur politique Herzen et l’anarchiste Bakounine, fraîchement débarqué, après huit années de prison suivies de quatre années de bannissement en Sibérie. Ce dernier se renseigne sur la situation :

« Bakounine : …et en Italie ?
Herzen : Tout est calme.
Bakounine : En Autriche ?
Herzen : Le calme plat.
Bakounine : Et en Turquie ?
Herzen : Calme partout, rien en perspective.
Bakounine : Mais alors qu’allons-nous faire ? Je ne peux pas rester assis à ne rien faire. »

Au-delà des deux tempéraments, personnels et politiques, l’épisode renvoie aux débats des exilés russes à l’époque tsariste. Le deuxième moment symboliquement fort fut l’expulsion de l’Union soviétique en novembre 1922 de quelque deux cents intellectuels, écrivains, philosophes, universitaires, une liste établie par Lénine en personne, placés à bord d’un navire à Pétrograd (devenu Léningrad peu après). Les passagers du « bateau des philosophes » s’installèrent à Berlin, à Prague, à Paris. Nina Berberova, dans ses mémoires (C’est moi qui souligne), a fait un portrait admirable de cette génération d’intellectuels exilés parmi lesquels Nikolas Berdiaev et Ivan Iline, promoteur de l’idée « eurasienne » pour la Russie, récemment récupérée (et Iline avec) par les idéologues proches du pouvoir à Moscou.

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Vladimir Kara-Mourza et Vladimir Boukovski (troisième et quatrième à partir de la gauche) lors d’un meeting pour la candidature de ce dernier à la présidence de la Russie. Moscou, octobre 2010 // Anna Karpiouk, Grani.ru

La troisième vague fut celle des années 1970, lorsque, dans le cadre de la politique de détente liée aux Accords d’Helsinki, le régime de Brejnev opta pour l’expulsion de nombreux dissidents, présentée comme « geste de bonne volonté » vis-à-vis des Occidentaux et comme moyen de se débarrasser des opposants les plus gênants à l’intérieur. Alexandre Soljenitsyne, expulsé en 1974, reste un cas emblématique, mais force est de constater que son impact à l’Ouest (la publication du Goulag ou son discours de Harvard, critique sévère du libéralisme occidental) fut bien plus important qu’en Russie même. Sagement, il se retira dans le Vermont pour se consacrer à son œuvre monumentale La roue rouge centrée sur le tandem guerre-révolution, qui pour lui était l’origine et la matrice du régime. D’autres, comme Andreï Siniavski ou Natalia Gorbanevskaïa, qui faisait partie des courageux descendus sur la place Rouge le 21 août 1968 pour protester contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, ont animé des publications de langue russe, très suivies dans la diaspora russe, mais difficilement accessibles en Russie même.

Fin 1976 fut expulsé de Russie Vladimir Boukovski, après douze ans de Goulag et d’hôpital psychiatrique où le régime « soignait » à sa manière les cerveaux déviants des dissidents. Il fut échangé contre le dirigeant communiste chilien Luis Corvalán, emprisonné en 1973 après le coup d’État militaire qui renversa le gouvernement démocratiquement élu de Salvador Allende. Boukovski, peu après son arrivée à Londres, se rendit à Bush House, le siège du BBC World Service à Londres, pour y rencontrer un certain Janis Sapiets, grand connaisseur des modes de répression et de la dissidence en URSS. Personne ne le connaissait à Londres, mais il avait un grand nom en Russie, car les émissions de la BBC (à la différence de Radio Svoboda ou Radio Europe libre) n’étaient que rarement brouillées à cette époque (toujours « l’esprit de Helsinki » !). Je venais de rejoindre le bureau de Sapiets comme spécialiste de l’Europe de l’Est et j’ai donc assisté à l’émouvante rencontre entre le dissident expulsé et celui qui, par la voie des ondes, s’efforçait de faire passer les idées de la dissidence auprès du public russe. J’ai demandé à Boukovski ce qu’il pensait de l’échange contre le dirigeant communiste. Il a répondu avec son humour caractéristique par un quatrain satirique populaire à l’époque : « Obmeniali khouligana na Louisa Korvalana. Gde nam vziat’ takouïou bliad’ chtob na Lionkou obmeniat’ » (on a échangé un hooligan contre Luis Corvalán. Où trouver une ordure telle [traduction polie] qu’on puisse l’échanger contre Lionka [Léonid Brejnev].)

Aujourd’hui, on échange des espions et un assassin contre des étrangers innocents, des journalistes et des dissidents — qui sont autant de prises d’otages par les services de sécurité pour servir de monnaie d’échange au régime de Poutine. Poutine désigne ceux qu’il a « récupérés » comme des « patriotes » exemplaires qu’il entend décorer. Le « patriotisme » aujourd’hui en Russie — plus que la fidélité au parti et à son idéologie, autrefois — se confond avec la loyauté envers les services de sécurité, qui restent la matrice du régime et de la guerre qu’il a déclenchée.

Jacques Rupnik est spécialiste des problématiques de l'Europe centrale et orientale, directeur de recherche émérite à Sciences Po, diplômé en histoire à la Sorbonne, en science politique à Sciences Po, en russe à l'INALCO, en études soviétiques à l'université Harvard, et docteur en histoire des relations internationales à l’université Paris 1.

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