Le politologue ukrainien analyse les éléments de langage de l’équipe dirigeante américaine. Il montre leur caractère erroné et méprisant, inspiré du discours du Kremlin. Pour lui, la soumission de Trump à Poutine et l’adoption de ses arguments mettent en péril l’ensemble du continent européen, pris pour cible par Moscou, voire l’ordre mondial tout entier. Face au cynisme américain, Volodymyr Zelensky et ses partenaires européens doivent parler en adoptant une position de force.
Depuis l’appel téléphonique de Donald Trump à Vladimir Poutine et une série d’autres initiatives diplomatiques visant à lancer d’éventuelles négociations de paix entre la Russie et l’Ukraine, la guerre en Ukraine est redevenue un sujet majeur dans les médias internationaux. Pour les observateurs extérieurs qui suivent la guerre à distance, comme une série télévisée de plus en plus monotone et ennuyeuse, l’intrigue a finalement pris un nouveau tournant, suscitant de manière prévisible l’intérêt général et des débats publics.
Pour les Ukrainiens, cependant, toutes les initiatives de Trump pour « rétablir la paix » ont été un nouveau présage grave de leur rôle subalterne de « pion » sur l’échiquier géopolitique. Les signes étaient déjà là, après l’allusion inquiétante de Trump selon laquelle l’Ukraine « pourrait être russe un jour » (invoquée comme raison de prendre le contrôle des minéraux terrestres ukrainiens à l’avance), après l’insistance du vice-président Vance sur le fait que « cette guerre se joue entre la Russie et l’Ukraine » (et que l’ingérence militaire américaine « ne servirait donc pas les intérêts et la sécurité des États-Unis »), et après la téméraire déclaration du secrétaire à la Défense, M. Hegseth, selon laquelle l’Ukraine devrait abandonner sa candidature à l’OTAN et ses efforts pour récupérer tous les territoires occupés par la Russie.
Pour ajouter l’insulte à l’injure, les États-Unis ont répondu à la précédente demande de soutien du président Zelensky en échange d’un accès privilégié aux minéraux de terres rares de l’Ukraine par une exigence quasi coloniale de donner presque tout pour presque rien. The Telegraph, qui a obtenu une ébauche du contrat pré-décisionnel, l’a qualifié de « nouveau Versailles » : « Si ce projet était accepté, les exigences de Trump représenteraient une part du PIB ukrainien plus élevée que les réparations imposées à l’Allemagne dans le cadre du traité de Versailles… Dans le même temps, il semble prêt à laisser la Russie s’en tirer complètement. » Normalement, affirme le journal, de telles conditions sont imposées aux États agresseurs vaincus lors d’une guerre. « Elles sont pires que les sanctions financières imposées à l’Allemagne et au Japon après leur défaite en 1945. » Et, outre les questions purement économiques, The Telegraph posait une question morale dérangeante : celle de savoir s’il serait « honorable de traiter ainsi une nation victime après qu’elle a tenu la ligne de front pour les démocraties libérales au prix d’énormes sacrifices pendant trois ans. Qui a vraiment une dette envers qui, est-on en droit de se demander ? »
Le contrat proposé par les États-Unis semble avoir été rédigé par des avocats privés plutôt que par les ministères américains des Affaires étrangères ou du Commerce. Selon un document qui a fait l’objet d’une fuite, il exige de l’Ukraine un « remboursement » de 500 milliards de dollars qui va bien au-delà du contrôle américain sur les minéraux essentiels du pays, et couvre également les ports, les infrastructures, les gisements de pétrole et de gaz, ainsi que d’autres ressources. Il est très peu probable que l’Ukraine soit en mesure de payer 500 milliards de dollars dans un avenir prévisible, mais il y a un problème encore plus décourageant que le contrat ne résout pas : les États-Unis ne promettent aucune garantie de sécurité à l’Ukraine. C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et qui a poussé le président Zelensky à rejeter l’accord, malgré une forte pression américaine frisant le chantage.
Les préoccupations des Ukrainiens en matière de garanties de sécurité sont loin d’être exagérées. D’une part, ils sont confrontés à un État voyou qui viole toutes les règles et lois possibles et qui ne peut absolument pas être digne de confiance, quoi que ses dirigeants puissent dire ou signer. Et d’autre part, ils ont des partenaires occidentaux inconstants, aux idéaux nobles mais aux pratiques ambiguës, et qui ont une très longue histoire d’évitement, de trahison et de recherche d’excuses au lieu de solutions. Les Ukrainiens se souviennent très bien que ni les États-Unis ni le Royaume-Uni n’ont respecté leurs obligations de protection de l’Ukraine en vertu de l’accord de Budapest de 1994, signé lorsque l’Ukraine a renoncé aux armes nucléaires russes sur son territoire en contrepartie de la garantie de son indépendance et de ses frontières. L’ampleur de la proposition américaine, affirme le New York Times, et les négociations tendues qui l’entourent, démontrent le fossé grandissant entre Kyïv et Washington, à la fois sur le maintien du soutien américain et sur une éventuelle fin de la guerre. Pour beaucoup, l’offre de Trump sent le colonialisme d’une époque où les pays occidentaux exploitaient les nations plus petites ou plus faibles pour leurs matières premières.
La manipulation des chiffres par Donald Trump est tout aussi dérangeante. « Chaque fois que Zelenskyy vient aux États-Unis, il repart avec 100 milliards de dollars. Je pense que c’est le plus grand commercial de la Terre », a-t-il déclaré, en septembre dernier, un propos infâme qui oublie probablement que son propre parti bloquait depuis six mois au Congrès une somme d’aide bien moindre à l’Ukraine approuvée par le gouvernement sortant de Joe Biden. Aujourd’hui, il affirme que les États-Unis ont dépensé 300 milliards de dollars dans la guerre jusqu’à présent, et soutient qu’il serait « stupide » d’en verser davantage. (Récemment, lors du sommet de Riyad, il a gonflé le montant à 350 milliards, toujours sans référence à des sources fiables). En fait, les experts affirment que les cinq paquets de mesures approuvés par le Congrès représentent au total 175 milliards de dollars, dont 70 milliards ont été dépensés aux États-Unis pour la production d’armes. Une partie de cette somme est versée sous forme de subventions, mais la plus grande partie est constituée de prêts-baux qui doivent être remboursés.
L’Institut de Kiel pour l’économie mondiale, qui gère une base de données détaillée sur toutes les formes d’aide fournies par divers pays à l’Ukraine (outil interactif « Ukraine Support Tracker »), fournit des chiffres encore plus frappants : l’aide américaine réelle (déjà fournie) à l’Ukraine, jusqu’en décembre 2024, s’élevait à 114,2 milliards $ contre 132,3 milliards fournis par les pays européens. Les États-Unis sont en avance sur toutes les autres nations en termes d’aide militaire, financières et humanitaire, mais ces aides ne représentent que 0,5 % du PIB américain (ils ne sont que douzièmes sur la liste des donateurs en termes de PIB), alors que plusieurs pays européens consacrent plus d’un ou même deux pour cent de leur PIB à l’aide à l’Ukraine. Et, fait notable, le coût réel pour les Européens a en fait été bien plus élevé, car les sanctions contre la Russie ont eu un impact bien plus important sur les économies européennes que sur l’économie américaine.
Il convient également de noter, à l’instar de Timothy Snyder, le fait que « la majeure partie de la contribution militaire américaine à l’Ukraine reste aux États-Unis, permettant aux usines de continuer à fonctionner et de payer les travailleurs américains. En général, les armes que les États-Unis ont envoyées en Ukraine étaient obsolètes et auraient été détruites, aux frais du contribuable américain, sans jamais être utilisées… En résistant à la Russie, l’Ukraine a également apporté d’énormes avantages économiques et sécuritaires aux États-Unis. Ce que les États-Unis ont appris des Ukrainiens sur la guerre moderne – et ce n’est qu’un des nombreux avantages – justifie largement les coûts, en termes de sécurité, même dans son sens le plus réducteur. »

Il n’est pas surprenant que toutes les initiatives de Trump pour « rétablir la paix » aient été accueillies en Ukraine avec un mélange de colère, de désespoir et d’humour noir. Volodymyr Zelensky a annulé sa visite officielle en Arabie saoudite, initialement prévue le 20 février, deux jours après la rencontre entre les ministres des Affaires étrangères russe et américain à Riyad. Il a déclaré qu’il ne souhaitait pas légitimer cette rencontre et ces « décisions » par sa présence. Le fait qu’il n’ait pas été invité à ces discussions ni même consulté au préalable par les partenaires américains n’augure rien de bon pour le rôle éventuel de l’Ukraine dans les conversations entre « grands garçons ». Pour reprendre les mots d’un spécialiste des négociations internationales, « si vous n’êtes pas à la table, c’est que vous êtes au menu ».
Alors que Volodymyr Zelensky essaie encore de garder le moral dans cette mauvaise passe, les médias ukrainiens sont submergés de remarques sarcastiques, de métaphores bestiales (la copulation d’une grenouille avec un serpent à Riyad est peut-être la plus imagée), et de caricatures caustiques, dont certaines – avec Trump en mariée et Poutine en marié – ressemblent de manière frappante aux caricatures européennes de 1939 avec Staline et Hitler fraîchement mariés. Vitaly Portnikov, un journaliste ukrainien bien connu, a été clair : « Ce n’est pas Munich 2.0, comme nous le craignions. C’est plutôt un nouvel accord Molotov-Ribbentrop. »
Avec toute cette agitation émotionnelle, le véritable danger de la diplomatie cowboy imprudente de Trump va bien au-delà du sort particulier de l’Ukraine (aussi grave soit-il). Sa soumission à Poutine et l’adoption de ses arguments (en partie par ignorance, en partie par affinité) mettent en péril l’ensemble du continent européen, pris pour cible par Moscou, et l’ordre mondial tout entier, sapé continuellement par des États voyous. Après le discours programmatique de J. D. Vance à Munich et les déclarations arrogantes et absurdes de Trump lors de la conférence de presse de Marc Rubio à Riyad, les Européens semblent se réveiller, essayant d’acquérir une nouvelle capacité d’action et une responsabilité géopolitique qu’ils ont traditionnellement externalisées à des partenaires américains. Il reste à voir jusqu’où, avec quelle détermination et quelle efficacité ce club hétéroclite de plus de trente nations évoluera. Mais, au moins, cela donne aux Ukrainiens une chance de survivre dans ce nouvel environnement, même si cela nécessitera certainement des efforts encore plus douloureux, tant diplomatiques que militaires. Jusqu’à présent, ils ne semblent pas ciller, comme l’indiquent les réactions de Zelensky et de la société à des défis croissants.
Le seul pays qui bénéficie clairement du maladroit « rétablissement de la paix » par Trump est la Russie. Quels que soient les résultats ultimes de ces efforts, le simple fait que le dirigeant américain ait serré la main (par téléphone) d’un criminel de guerre inculpé, un dictateur qui tue et emprisonne ses opposants politiques et mène une guerre d’agression génocidaire contre un voisin souverain pacifique, revêt une grande importance symbolique. Il n’est pas surprenant que la révérence de Trump envers Poutine ait été célébrée à Moscou comme « Noël, Pâques et le Nouvel An à la fois ». Alexeï Kovalev a résumé ainsi ses observations sur le terrain :
« Le Kremlin et sa machine médiatique n’ont jamais été aussi excités depuis le lancement de l’« opération militaire spéciale » de Poutine… “Trump fait maintenant notre travail à notre place en ‘sciant’ l’Europe en morceaux”, a déclaré l’animateur de talk-show russe Evgueni Popov à ses téléspectateurs. Son hilarante et souriante coanimatrice, Olga Skabeïeva, a décrit la tournure des événements comme “inimaginable” et “impensable” auparavant. Dans une autre émission, l’expert Sergueï Mikheïev s’est réjoui d’une remarque de Hegseth, signifiant d’après lui que Washington reconsidérait son engagement en matière de sécurité envers l’Europe. Mikheïev en a conclu que la Russie était enfin libre de frapper Bruxelles, Londres et Paris. Certains experts se sont délectés du fait que c’est Trump qui a tendu la main à Poutine. “C’est comme si Jules César lui-même téléphonait à un barbare”, a commenté Karen Chakhnazarov, directeur du studio Mosfilm, lors d’une autre émission. »
Bien que cette dernière comparaison ne plaise peut-être pas trop à Poutine, plusieurs points ont été marqués avec Trump, outre le fait crucial que l’isolement international a été rompu. Tout d’abord, Poutine a appris, sans devoir faire aucune promesse ni concession initiale, que les troupes américaines ne seraient en aucun cas envoyées en Ukraine – le même cadeau que Biden lui avait fait en décembre 2021, ignorant totalement l’importance de l’incertitude stratégique dans une confrontation géopolitique. Deuxièmement, sans aucune condition préalable, Poutine a obtenu l’assentiment du président américain sur ses revendications quant aux territoires ukrainiens occupés et à l’exclusion de l’Ukraine de l’OTAN. Troisièmement, sans aucune concession réciproque, il lui a été dit que non seulement les sanctions américaines seraient levées, mais que les Européens devraient faire de même. Et enfin, il a instillé l’ensemble des récits frauduleux du Kremlin dans la tête crédule de Trump, à commencer par l’affirmation insolente selon laquelle l’Ukraine et la Russie (sinon l’Ukraine seule) partagent la responsabilité du déclenchement de la guerre en cours, en passant par la remise en question perfide de la légitimité de Zelensky et la demande provocatrice d’élections en temps de guerre, malgré la loi constitutionnelle ukrainienne qui l’interdit explicitement.
Un épisode de cette campagne honteuse est très révélateur : pour faire valoir le discours du Kremlin sur l’illégitimité de Zelensky et exiger de nouvelles élections, Trump a souligné le déclin de la popularité de Zelensky, qui ne serait plus que de 4 % à ce jour. Aucun expert responsable ne pouvait lui fournir des données aussi extravagantes, sauf les Russes, bien sûr. Mais il dispose d’une équipe qui aurait pu facilement vérifier ces informations. Plusieurs sociétés de sondage nationales et internationales opèrent en Ukraine. Aucune d’entre elles n’a évalué la popularité de Zelensky en dessous de 50 % à ce jour. Sa cote de popularité a en effet diminué, passant de 90 % en mai 2022 à 60 % l’année dernière, mais elle se maintient au-dessus des 50 points, comme l’indique clairement un sondage réalisé début février (57 %).
La méconnaissance de l’Ukraine et de la région en général est un problème que Trump partage avec la plupart des personnalités politiques et des intellectuels internationaux qui ont été éduqués dans le cadre du « savoir impérial » russe, importé sans critique et normalisé à la fois dans le monde universitaire à l’internationale et dans la culture populaire. De plus, son état d’esprit a peu à voir avec l’État de droit et les politiques démocratiques libérales, et beaucoup avec la Realpolitik favorisée par la plupart des dictateurs, qui sont convaincus que la force fait le droit et que la politique internationale consiste avant tout à accumuler le pouvoir et la richesse. Cette méconnaissance peut être rectifiée et atténuée, mais il est très peu probable que l’état d’esprit autoritaire cynique change. Cela signifie que des discussions moralisatrices avec Trump et ses lieutenants n’aideront pas beaucoup Volodymyr Zelensky et ses partenaires européens. Ceux-ci devraient parler en adoptant une position de force : c’est peut-être le principal point, sinon le seul, sur lequel ils pourront tomber totalement d’accord avec le président américain.
Traduit de l’anglais par Desk Russie.
Mykola Riabtchouk est chercheur principal à l'Institut d'études politiques de Kyïv et chercheur invité à l'Institut historique allemand de Varsovie.. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.