« Intention de détruire. Comment la Russie cherche à asservir l’Ukraine depuis 200 ans » : ainsi se traduirait le titre implacable du dernier essai d’Eugene Finkel, historien et politiste israélien né à Lviv et professeur de Relations internationales à l’université Johns Hopkins, qui vient de paraître fin 2024 chez Basic Books à Londres (non traduit en français). Marc Villain offre à Desk Russie sa recension de ce texte important.
Asservir l’Ukraine
Eugene (Evgeny) Finkel démontre dans les 336 pages de son nouveau livre la continuité de la politique de violence systématique et obsessionnelle exercée contre l’Ukraine par les trois régimes qui se sont succédé en Russie depuis 200 ans : l’empire tsariste, puis le pouvoir bolchévique et soviétique, enfin la Russie post-soviétique depuis la dislocation de l’URSS.
La guerre à grande échelle lancée par Vladimir Poutine le 24 février 2022 contre l’Ukraine n’est que le prolongement, la version la plus récente et la plus extrême de cette volonté de destruction, d’éradication, d’anéantissement du pays voisin de la Russie.
Trois citations – certes sous forme d’euphémismes – viennent illustrer dès les premières pages de l’ouvrage l’obsession constante et commune à chacun des trois régimes successifs de la Russie : celle de soumettre l’Ukraine, d’éradiquer sa spécificité et, si possible, de la faire disparaître.
- « Les Ukrainiens sont des frères russes que nous allons libérer » (un chef d’état-major de l’armée tsariste en 1914) ;
- « Les Ukrainiens sont nos frères de sang, que nous nous devons de protéger » (Joseph Staline en 1939… au moment où l’Allemagne nazie et l’URSS envahissent de conserve la Pologne, l’URSS occupant la partie orientale du pays, avec son importante population ukrainienne) ;
- « Russes et Ukrainiens, nous formons un seul et même peuple » (Vladimir Poutine le 12 juillet 2021).
Il existe en Russie une véritable volonté obsessionnelle d’anéantissement de l’Ukraine – cette idéologie ne date pas d’hier, selon Eugene Finkel. Elle serait même « la pierre angulaire de toutes les politiques menées jusqu’ici par la Russie – à l’époque impériale, à l’époque soviétique, enfin à notre époque post-soviétique ».
Car en fait de « libération » et de « protection » de l’Ukraine, ce que les Russes ne cessent de pratiquer systématiquement en Ukraine depuis plusieurs siècles envers leurs « frères de sang », c’est la soumission et la persécution autant des Ukrainiens « ethniques » que des minorités – Polonais, Juifs, Tatars notamment –, l’étouffement des aspirations nationales, la destruction de la culture et de la langue ukrainiennes. Une entreprise de destruction systématique, dont un des pics avait été atteint pendant les années du « Holodomor », soit l’extermination par la faim de près de 5 millions d’Ukrainiens organisée par le régime stalinien entre 1932 et 1933.
Dès février 2022, la guerre de Poutine devient clairement génocidaire
Selon Eugene Finkel, les tout premiers jours de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine lancée le 22 février 2022 pouvaient apparaître comme une « simple » guerre de conquête de territoires, visant à obtenir « juste » un avantage militaire.
Mais à peine quelques jours après, suite à l’enlisement de l’armée russe, stoppée par une résistance ukrainienne acharnée et efficace, la volonté délibérée de Moscou de mener une guerre génocidaire et d’anéantissement apparaît au grand jour. À ce titre, l’auteur cite des actes génocidaires flagrants depuis le déclenchement de la guerre à grande échelle.
Ainsi, face aux crimes de guerre de l’armée russe à Boutcha, entre le 27 février et le 31 mars 2022 (meurtres de masse, exécutions sommaires, viols, actes de torture contre les civils ukrainiens), le doute n’est plus permis : « Nous avons affaire à un génocide. Point ! »
L’auteur cite également la destruction à 90 % de la ville de Marioupol sur la mer d’Azov (75 000 morts civils, selon l’agence Associated Press, après 3 mois de siège russe entre le 24 février et le 20 mai 2022,) ce qui est une réplique délibérée et soigneusement planifiée de la destruction totale par l’armée russe de la capitale tchétchène Grozny (entre 160 000 et 200 000 victimes sur les 2 guerres de Tchétchénie : 1994-1995 et 1999-2000) ; puis de la ville syrienne d’Alep en 2016 (50 000 morts estimés).
Trois ans après le début de l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, une grande partie du territoire de l’Ukraine a déjà été réduite à des champs de ruines – et de mines –, indépendamment des innombrables victimes militaires et civiles. Les bombardements russes ciblent systématiquement des infrastructures civiles telles que : gares, théâtres, jardins d’enfants, hôpitaux et maternités, bibliothèques, musées, ainsi que des infrastructures énergétiques.
Quant à la panoplie des mesures de coercition et des épisodes de terreur de masse en Ukraine par l’occupant russe, elles s’exercent dès les premiers mois de l’invasion du territoire ukrainien1, dans les zones conquises, et relèvent d’une politique minutieusement préparée et programmée de « rééducation » par la terreur du peuple ukrainien de la part des autorités russes, comprenant notamment :
- torture ;
- généralisation de la délation ;
- viols ;
- enlèvement systématique des élites politiques locales et purges ;
- persécution et condamnation de tout adversaire de la domination et de la répression russes pour « nazisme » présumé ;
- procès expéditifs;
- déportation en Russie de femmes et d’enfants (700 000 enfants ukrainiens déportés en Russie pour adoption et « rééducation » en « Russes authentiques », donc ciblage des plus faibles ;
- création de camps de filtration pour trier les Ukrainiens en distinguant les « russifiables » de ceux qui ne le sont pas.
Eugene Finkel rappelle que le « plan très clair d’anéantissement des Ukrainiens et de l’Ukraine elle-même » repose sur l’adhésion de l’ensemble de la classe dirigeante russe sous les ordres de Vladimir Poutine aux thèses radicales de ses idéologues favoris.
Parmi ceux-là figure notamment l’idéologue russe Timofeï Sergueïtsev, dont la très officielle agence de presse russe RIA Novosti publie le 3 avril 2022 – soit le jour même de la découverte du massacre de Boutcha – un article intitulé « Ce que la Russie devrait faire de l’Ukraine ».
Cet article, posant le postulat que l’existence de l’Ukraine est impossible en tant qu’État-nation, appelle à sa destruction totale en tant qu’État et à l’anéantissement de toute identité nationale ukrainienne. Véritable apologie du génocide, il est une sorte de guide-programme de toutes les mesures devant permettre de parvenir à la destruction totale de l’Ukraine en tant qu’État et de l’identité nationale ukrainienne, l’objectif étant d’ « intégrer à la civilisation russe » les Ukrainiens, par tous les moyens.
Les principales idées fortes de ce texte seront d’ailleurs officiellement reprises à son compte par Dmitri Medvedev, ex-Premier ministre russe et Vice-président du « Conseil de sécurité » de Russie, qui déclare crânement : « L’ukrainité est un faux. Elle n’a jamais existé et n’existe pas. »
Intent to destroy (littéralement : « l’intention de détruire »), le titre choisi par Eugene Finkel pour son essai, renvoie d’ailleurs directement à la définition même du génocide telle que formulée par l’inventeur du concept au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Raphael Lemkin, natif comme lui de Lviv, ainsi qu’au concept de « crime contre l’humanité » développé au Procès de Nuremberg par Sir Hersch Lauterpacht, juriste international britannique, également originaire de Lviv.
Depuis 20218, Finkel a ajouté à ses domaines de recherche d’historien et politiste ceux de la violence politique et des génocides. Il se situe ainsi dans la filiation de Lemkin et de Lauterpacht, qui avaient exploré et formulé les caractéristiques du génocide – l’éradication systématique de groupes nationaux, de confessions ou d’États – à partir de l’expérience des deux siècles passés de l’histoire de leur pays d’origine, l’Ukraine, et de leur propre vécu au XXe siècle. Il analyse les massacres orchestrés par l’état-major de l’armée russe en Ukraine comme « une campagne destinée à détruire les Ukrainiens en tant que nation, au moins partiellement à défaut de pouvoir y parvenir totalement ».
Il rappelle également l’instrumentalisation cynique du terme de génocide tel que pratiqué par la propagande de Moscou par inversion systématique des faits, chaque fois que le régime de Vladimir Poutine saisit le prétexte d’une minorité russophone prétendument opprimée dans un des pays limitrophes de la Fédération de Russie pour justifier une intervention armée avec occupation à la clé :
- Le 26 août 2008, Moscou avait ainsi reconnu formellement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du sud vis-à-vis de la Géorgie, prétextant un « génocide »… qui n’a jamais eu lieu en réalité ;
- Quant à l’ « opération spéciale » déclenchée contre l’Ukraine le 24 février 2022, c’est la population ukrainienne qui l’aurait provoquée, car responsable d’un « génocide » de la population russe du Donbass – Poutine déclarant expressément à cette date que « le but de cette opération est de protéger les personnes qui, depuis huit ans, sont victimes d’intimidation et de génocide de la part du régime de Kiev ».
Les enjeux de la volonté idéologique d’anéantissement de l’Ukraine
Selon l’auteur, ces enjeux sont multiples. Cette idéologie vise bien sûr tout d’abord l’accaparement de territoires et donc l’extension du territoire russe.
Eugene Finkel évoque aussi plus précisément le désir impérieux de la Russie de reprendre la main sur les terres fertiles de l’Ukraine, ce fameux « grenier à blé ». Il rappelle que les émeutes de la faim à Moscou avaient conduit à l’abdication du tsar en 1917, que Lénine en avait ensuite tiré la leçon, mettant en garde contre le danger que de nombreux Russes ne se soulèvent de nouveau à Pétrograd après la « révolution d’Octobre », en réclamant par conséquent « du blé, du blé, et encore du blé » – celui qui justement venait de l’Ukraine et qui était la condition de survie de tous les gouvernements…
Par ailleurs, l’Ukraine actuelle étant le voisin occidental de la Russie, elle est évidemment un poste avancé stratégique ouvrant sur l’Europe centrale et occidentale. Et puis, comme l’a notamment fait remarquer la politologue Anna Colin Lebedev, la réintégration de l’Ukraine dans la Russie est indispensable à la création de l’ « Union eurasienne » qu’appelle de ses vœux Moscou – le pouvoir russe continuant depuis 1991 à assimiler la puissance au contrôle d’un territoire le plus étendu possible, et même si ce devait être au détriment de son propre développement économique…
Enfin, souligne Finkel, la volonté d’anéantir l’Ukraine, qui passe par l’effacement de la langue, de l’histoire et de la culture ukrainiennes, procède du mythe savamment entretenu de la « Russie kiévienne », celle du grand empire médiéval qui englobait les territoires de l’Ukraine, du Bélarus et de la Russie occidentale d’aujourd’hui, et dont la Russie serait l’unique héritière légitime. Alors qu’aux yeux des Ukrainiens, le prince Wolodymyr avait posé les bases d’une Ukraine indépendante il y a plus de 1 000 ans, ce même prince appelé Vladimir reste pour les Russes le créateur de l’État russe. De sorte que, comme l’écrit Eugene Finkel, « être russe, cela signifie avoir une relation particulière avec l’Ukraine, à tout le moins avec plusieurs parties de l’Ukraine et avec son passé, et pouvoir prétendre à la possession de ces territoires ».
Eugene Finkel montre clairement que la revendication de sécurité – stratégique, culturelle et économique – que fait valoir le Kremlin n’a rien à voir avec la menace que ferait prétendument peser sur la Russie l’OTAN ou l’UE. Elle relève bien plutôt de l’attachement inébranlable de Moscou depuis déjà des siècles à l’idée de la vieille identité impériale, à celle de l’Empire russe « éternel et millénaire », dont l’impérialisme actuel est le pendant idéologique (cf. à ce sujet les travaux de Mykola Riabtchouk et Iryna Dmytrychyn).
Le projet impérial de la Russie se nourrit habilement de la vision messianique qui fait de la Russie le pays qui, depuis la chute de Constantinople en 1453, est appelé à sauver la chrétienté face à l’effondrement et à la décadence de la civilisation européenne et occidentale. Cette vision est répandue par vingt ans de propagande de l’Église orthodoxe russe dirigée par le patriarche Kirill. Elle semble avoir bien infusé au sein de la société russe, en cultivant l’idée flatteuse de la supériorité de la Russie. C’est pourquoi jamais Moscou n’acceptera l’idée d’une Ukraine autonome, libre et indépendante. Et jamais sa « poussée vers l’Ouest » ne s’arrêtera avant que « la société russe renonce définitivement à ses rêves identitaires de l’unité de deux nations ».
Enfin, souligne Finkel, pour ce qui est du facteur de la sécurité, il s’agit avant toute chose de maintenir le régime tyrannique prévalant en Russie. Car rien ne peut angoisser davantage un autocrate russe que l’existence et la persistance d’une Ukraine libre et démocratique dans le voisinage immédiat de la Russie : si les Ukrainiens parviennent à mettre en place un régime démocratique, pourquoi dès lors leurs « frères de sang » en Russie ne pourraient pas y parvenir également ?

L’occasion fait le larron ou comment la Russie a déjà profité plusieurs fois de l’indifférence, de l’inertie, des renoncements ou du lâchage de l’Occident
Face à la continuité de la poussée agressive de la Russie vers l’Ouest, réaffirmée plus brutalement que jamais depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine il y a plus de 20 ans (à l’opposé du « narratif » officiel russe selon lequel ce sont les pays occidentaux qui auraient des visées agressives vers l’Est !), les pays occidentaux, comme le fait remarquer Eugene Finkel, n’ont jusqu’ici pratiquement rien fait pour protéger les voisins de la Russie post-soviétique des appétits de Moscou.
Il rappelle les faits :
Au Sommet OTAN de Bucarest du 3 avril 2008, le Président français Nicolas Sarkozy et la Chancelière allemande Angela Merkel font échec à la proposition du Président américain George W. Bush de faire adopter le Membership Action Plan (MAP) en vue de l’adhésion à l’OTAN de l’Ukraine et de la Géorgie, toutes deux soucieuses de bénéficier de l’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord ;
La médiation de Nicolas Sarkozy et de son ministre Bernard Kouchner et l’accord qu’ils signent dans l’urgence avec Moscou le 12 août 2008 sur l’Abkhazie et l’Ossétie du sud « séparatistes » vont ouvrir en fait un conflit gelé, qui affaiblira durablement la Géorgie, cet autre pays limitrophe de la Russie, au bénéfice de son grand voisin ;
Après l’invasion de la péninsule de Crimée par la Russie en février et mars 2014, c’est en vain que l’Ukraine rappellera aux États-Unis et au Royaume-Uni leur engagement de garantir le respect des frontières ukrainiennes conformément aux « Mémorandums de Budapest » qu’ils ont signés le 5 décembre 1994 avec la Russie et l’Ukraine, en échange de l’abandon par l’Ukraine de l’énorme stock d’armes nucléaires dont elle avait hérité à la dislocation de l’URSS, et de son adhésion immédiate au Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires ;
Concernant enfin les Accords de Minsk de 2014 et 2015, le représentant français au Conseil de sécurité des Nations Unies ne pourra que constater le 12 février 2024 que la Russie a constamment entravé leur mise en œuvre de 2015 à 2022, avant de « choisir d’y mettre fin, de façon unilatérale et par la force » en envahissant l’Ukraine.
Dans une prise de position du 1er mars 2025, en réaction à la spectaculaire empoignade du 28 février entre Donald Trump et le Président ukrainien Volodymyr Zelensky à la Maison-Blanche, Eugene Finkel estime que seule l’Union européenne pourrait désormais, à condition d’un sursaut d’énergie et de volontarisme, se révéler enfin comme un acteur déterminant face aux assauts de la Russie.
Contrairement à beaucoup d’autres analystes, il pense que Donald Trump, qui avait voulu humilier Zelensky et le contraindre brutalement à accepter un accord inégal défavorable à l’Ukraine, a sans doute compromis tous les objectifs qu’il s’était fixés. Au terme de cette rencontre dans le Bureau ovale : pas de cessez-le-feu imposé à l’Ukraine ; pas de « deal » sur les minéraux rares en Ukraine ; pas de perspective de recevoir un Prix Nobel de la paix, en plus d’avoir rendu le monde encore plus dangereux qu’il n’était et de s’être aliéné ses alliés naturels occidentaux.
L’essai très dense et bien documenté d’Eugene Finkel permet de mieux comprendre la tragédie de l’Ukraine, victime de la vieille pulsion, de l’obsession séculaire du Kremlin de vouloir l’effacer et l’éradiquer, politiquement et culturellement.
Ce livre est aussi un avertissement.
Il est à craindre en effet que Moscou, dont la propagande faisant de l’Occident un ennemi a eu le temps d’infuser au sein de la population russe, ne laisse pas Kyïv en paix de sitôt, et que Vladimir Poutine ne se contentera jamais de ne récupérer qu’une partie de la proie qu’il a attaquée.
Rien n’empêche de penser par ailleurs que, s’il venait à bout de l’Ukraine, il pourrait tenter d’envahir le « Corridor de Suwalki » qui mène à l’enclave de Kaliningrad, pour s’attaquer ensuite à la Pologne et aux pays baltes…
Voir sur notre site : Projet anti-Ukraine
Agrégé d’allemand, Marc Villain a consacré sa carrière aux relations internationales, européennes et culturelles.
Notes
- Voir Françoise Thom, « Les idéologues russes visent à liquider la nation ukrainienne », Desk Russie, avril 2022.