La confrontation du 28 février vue par un historien de la Shoah
L’historien américain livre ici un récit de sa perception de l’antisémitisme, avant d’analyser la scène d’humiliation délibérée contre Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale. Son diagnostic est sans équivoque : c’était une sorte de « lynchage » d’un Juif. Pour Snyder, l’antisémitisme américain se confond désormais avec l’antisémitisme russe et le renforce. L’idée que Zelensky n’est pas un vrai président, et que son gouvernement n’est donc pas un vrai gouvernement, est un cliché antisémite russe typique.
La tentative d’humiliation de Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale le 28 février a été un échec de la stratégie américaine. Elle a annoncé une nouvelle constellation de puissances désordonnées, obsédées par les ressources, s’emparant de ce qu’elles peuvent. Dans ce nouveau désastre, on retrouve quelque chose de familier qu’on préférerait ne pas voir : l’antisémitisme. La rencontre à la Maison-Blanche était empreinte d’antisémitisme.
Je suis historien de l’Holocauste. J’ai été formé par un survivant : Jerzy Jedlicki avait neuf ans lorsque les Allemands ont envahi la Pologne, et quatorze lorsqu’il est sorti de sa cachette à Varsovie. Il était devenu un éminent historien polonais lorsque nous nous sommes rencontrés. Il m’a parlé de l’antisémitisme pendant plusieurs décennies, depuis l’éclatement de l’Union soviétique jusqu’à sa mort en 2018. La façon dont j’ai réagi à la scène dans le Bureau ovale, et la façon dont j’y ai réfléchi et l’ai considérée depuis, ont à voir avec mes recherches, mais aussi avec lui.
Jerzy a survécu à l’Holocauste parce que sa mère Wanda, traductrice littéraire, a refusé d’aller avec ses enfants dans le ghetto de Varsovie. Grâce à son courage, à son ingéniosité et aux personnes qui l’ont aidée, son frère et lui ont survécu. Le père de Jerzy a été assassiné, comme plus de trois millions d’autres Juifs en Pologne. L’histoire de sa famille a émergé petit à petit, à mesure que nous devenions amis, que certains de ses collègues écrivaient leurs mémoires sur leur survie pendant l’enfance, et que mes propres intérêts se tournaient vers la guerre. Au cours de mes recherches, j’ai trouvé un souvenir, écrit par sa mère, de leur période de clandestinité à Varsovie. Il s’est avéré qu’il l’avait aidée à l’écrire.
Dans la Pologne post-communiste des années 1990 et 2000, Jerzy militait contre l’antisémitisme et la xénophobie, et à sa demande, j’ai assisté à certaines des réunions de l’association qu’il aidait à s’organiser. Pendant tout ce temps, je pense qu’il essayait d’exercer mon regard.
Certaines formes de ce qu’il définissait comme de l’antisémitisme étaient liées à ses souvenirs de l’occupation. Les Juifs devaient faire preuve de déférence. Les Allemands se moquaient de la façon dont les Juifs s’habillaient. C’était avant qu’ils ne soient envoyés dans le ghetto et assassinés. Les Juifs étaient désignés comme boucs émissaires, rendus responsables de ce que les Allemands souhaitaient faire de toute façon.
Certaines caractéristiques de l’antisémitisme telles qu’il les décrivait étaient plus abstraites. Les réalisations des Juifs étaient présentées comme illégitimes. Les antisémites prétendaient que les Juifs ne pouvaient réussir que par le mensonge et la propagande. Si un Juif était important, cela prouvait l’existence d’une conspiration juive et, par conséquent, l’illégitimité de l’institution où il avait réussi. Un Juif important était toujours, selon l’hypothèse antisémite, motivé par l’argent.
Une partie de ce que Jerzy a raconté concernait son expérience de l’après-guerre. Les non-Juifs nieront alors le courage et les souffrances des Juifs. Ils revendiqueront tout l’héroïsme et le martyre comme étant les leurs. Jerzy gardait une photo de sa mère dans un médaillon. Il était important pour lui qu’elle ait été courageuse. Une légende courait dans la Pologne communiste, et elle court encore, selon laquelle le courage juif n’existait pas et toute la résistance revenait aux Polonais non juifs. Et après la guerre, il s’est développé un antisémitisme soviétique, avec un héritage plus vaste et plus ancien, qui prétendait que les Juifs étaient en fait tous restés à l’arrière pendant que les autres se battaient et mouraient. Les faits ne semblaient pas assez forts pour représenter une défense contre ce mensonge.
Les éléments qui ont émergé dans ma conversation avec Jerzy au fil des ans – la moquerie des apparences juives, la nécessité de la soumission juive, les allégations de malhonnêteté, de cupidité, de lâcheté et de conspirations corrompues – sont documentés dans la littérature scientifique sur le sujet. Et les travaux de recherche sont très importants, tout comme les témoignages de victimes et l’enseignement scolaire. Tout cela devrait nous aider à mettre le doigt sur l’antisémitisme dans la vie réelle. Certains cas sont d’une ampleur si écrasante qu’il nous est difficile de les affronter et de les nommer. Comme l’a remarqué Orwell, il peut être difficile de voir ce qui est juste sous nos yeux.
On a beaucoup parlé des méfaits de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Son élément antisémite a cependant été sous-estimé. Le principal objectif de guerre de la Russie était l’instauration d’un régime fasciste, le renversement d’un président démocratiquement élu au profit d’un collaborateur quelconque Le présupposé des Russes est absurde : les Ukrainiens n’existeraient pas vraiment en tant que nation et préféreraient en fait être russes. Mais il est également antisémite : il serait contre nature qu’un Juif occupe une fonction importante. Volodymyr Zelensky, le président ukrainien, est d’origine juive. Des membres de sa famille ont combattu dans l’Armée rouge contre les Allemands. D’autres ont été assassinés pendant l’Holocauste. Bien que sa judéité ne joue aucun rôle dans la politique ukrainienne, elle est très saillante pour les antisémites russes (entre autres).
L’Ukraine, dit Poutine, n’existe pas vraiment. Mais un autre thème de la propagande est que Zelensky n’est pas réellement le président de l’Ukraine. Ces deux idées bizarres vont de pair : l’Ukraine est une entité artificielle et ne peut exister que grâce à la conspiration internationale juive. Le fait qu’un Juif dirige le pays confirme – pour les fascistes russes – à la fois l’irréalité de l’Ukraine et la réalité de la conspiration. Cette perspective du régime russe est implicitement (et parfois explicitement) antisémite. La propagande russe présente Zelensky comme obsédé par l’argent et comme un sous-homme. Zelensky a été élu sur un programme pacifiste en 2019, mais Poutine ne voulait pas lui parler, en partie parce qu’il ne pensait pas que Zelensky lui montrait suffisamment de déférence. Le régime russe qui a ordonné l’invasion est lui-même bien évidemment fasciste, quelle que soit la définition que vous choisissiez pour le fascisme.

Vendredi dernier, j’ai commencé à regarder la discussion à la Maison-Blanche entre Zelensky, Donald Trump, J. D. Vance et Brian Glenn vers la fin, au moment où Vance était déjà en train de crier au président ukrainien : « Vous avez tort ! » J’ai observé le ton et le langage corporel, et mes premières réactions instinctives ont été : ce sont des non-Juifs qui tentent d’intimider un Juif. Trois contre un. Une assemblée contre un seul homme. Une scène antisémite.
Et plus j’écoutais les mots, plus cette réaction se confirmait. Je ne parlerai pas de la façon dont Zelensky se considère lui-même. Ukrainien, bien sûr. À part cela, je ne sais pas. Ces choses sont complexes et personnelles.
Sauf pour l’antisémite.
Tout était là, dans le Bureau ovale, dans les cris et les interruptions, dans les bruits et les silences. Il fallait abattre un homme courageux considéré comme juif. Lorsqu’il disait des choses qui étaient tout simplement vraies, on le couvrait de cris et on le traitait de propagandiste. On n’a pas reconnu le courage de Zelensky de rester à Kyïv. Les Américains se sont présentés comme les vrais héros parce qu’ils ont fourni une partie des armes. La souffrance des Ukrainiens n’a pas été mentionnée. Une tentative de référence à ce sujet a été cruellement et faussement réduite à une « tournée de propagande » menée par Zelensky. Les Américains se sont présentés comme les véritables victimes de la guerre parce qu’ils ont payé une partie des armes. Bizarrement, tout était question d’argent. Il existe une étrange notion trumpienne, qui s’applique à l’Ukraine, selon laquelle l’aide doit être remboursée comme s’il s’agissait d’un prêt, Trump lui-même se contentant d’inventer le montant dû. Zelensky a été dépeint comme quelqu’un qui prenait notre argent, ne nous rendait rien en retour, nous arnaquait. On s’est également moqué de lui parce qu’il ne savait pas comment s’habiller pour l’occasion, comme s’il n’avait pas sa place. Et on lui a demandé de faire preuve de déférence : « As-tu dit merci une seule fois ? » « Dis quelques mots de remerciement. » Et puis il a été expulsé de la Maison-Blanche. Et on lui a dit de démissionner de son poste de président de l’Ukraine.
Comme toujours avec l’antisémitisme, les faits ne représentent pas une défense. Zelensky remercie constamment les Américains, comme on peut facilement le vérifier. Il est le président élu d’un pays qui est une république démocratique, régie par une constitution. Zelensky a remporté les dernières élections avec 73 % des voix et son taux de popularité est maintenant de 68 % ; s’il y avait d’autres élections, il gagnerait. Selon les termes de la Constitution, les prochaines élections auront lieu lorsque la guerre sera terminée et que la loi martiale pourra être levée. L’opinion générale en Ukraine, partagée aussi par les opposants de Zelensky au Parlement, est que les élections ne peuvent pas avoir lieu tant que la Russie est en train d’envahir le pays, de s’emparer de pans entiers du territoire ukrainien et d’opprimer les citoyens ukrainiens. Zelensky a fait preuve de courage. Il est resté à Kyïv alors que tout le monde s’attendait à ce qu’il prenne la fuite. Il se rend régulièrement sur le front. La souffrance des Ukrainiens, malheureusement, est bien réelle, des chambres de torture aux exécutions en passant par les enlèvements d’enfants et les villes détruites. Il est vrai que les armes antichars autorisées par Trump lors de son premier mandat ont été très importantes pendant les premières semaines de la guerre. Mais c’est l’étonnante résistance ukrainienne qui a permis la livraison d’armes supplémentaires. Les armes fournies à l’Ukraine étaient une aide, et l’aide n’est pas un cadeau. Elles constituent une partie essentiellement invisible du budget américain, un centime pour un dollar. La majeure partie de ce centime reste aux États-Unis, pour relancer des chaînes de production qui étaient à l’arrêt. Pour une grande partie, ce que les États-Unis ont donné à l’Ukraine, c’était des armes obsolètes qui auraient autrement été détruites. Comme tout le monde dans la salle le savait, ce que Zelensky portait était destiné à exprimer sa solidarité avec un peuple en guerre. Cela n’était pas si différent de ce que Churchill portait à la Maison-Blanche en 1942.
Pour conclure que la scène à la Maison-Blanche était antisémite, il n’est pas nécessaire d’en savoir plus. Tout est là : la demande de déférence, l’obsession de l’argent, les allégations de corruption et de malhonnêteté, l’encerclement, les voix fortes, les griefs bizarres, le sentiment implicite qu’une personne juive ne peut pas faire l’affaire et doit être éjectée. Le contexte était suffisamment évocateur, et rien de plus n’est vraiment nécessaire : ces marqueurs historiques de l’antisémitisme ; les origines juives de Zelensky ; la façon très particulière dont il a été traité par les non-Juifs.
Cependant, si l’on considère un instant les hommes qui ont tenté de l’humilier, le tableau ne fait que s’accentuer et se clarifier. L’homme qui l’a interrogé sur ses vêtements, Brian Glenn, est un journaliste d’extrême droite, adepte des théories du complot. On ne sait pas exactement pourquoi il se trouvait dans le Bureau ovale, mais il semble bien connaître Marjorie Taylor-Greene, qui soutient avec détermination la propagande russe. L’homme qui exigeait le respect et parlait de « tournées de propagande », J. D. Vance, venait de rentrer d’Allemagne, où il avait mis un point d’honneur à soutenir publiquement l’extrême droite allemande. Vance présente Zelensky comme un menteur corrompu, sans aucune preuve au-delà de ce qu’il a glané sur Internet, lequel, apparemment, a permis de dénicher ses vulnérabilités. L’homme qui a insisté sur le fait que les Américains (et lui-même, en fait) étaient les vrais héros, Donald Trump, a déclaré aux Juifs l’automne dernier qu’ils seraient tenus pour responsables s’il perdait l’élection, et pour d’autres choses encore. Et l’homme qui est derrière eux tous, Elon Musk, soutient l’extrême droite dans plusieurs pays, adapte sa plateforme de médias sociaux pour soutenir les fascistes et est connu dans le monde entier pour son Hitlergrüß. L’idée de Musk selon laquelle Zelensky est un escroc ne pourrait guère être plus antisémite.
Et qu’ont fait les trumpistes depuis vendredi dernier ? Ils ont fait de Zelensky un bouc émissaire. Ils ont redoublé de mensonges qui, c’est triste à dire, n’ont de sens que dans une vision antisémite du monde. Ils l’ont blâmé, encore et encore, pour les choses qu’ils voulaient faire de toute façon. C’est en quelque sorte de sa faute, plutôt que de leur choix, s’ils refusent de fournir des armes à l’Ukraine et soutiennent la Russie ; s’ils refusent de fournir à l’Ukraine les renseignements nécessaires et permettent ainsi à la Russie de tuer plus facilement des Ukrainiens lors de frappes de missiles et de drones. Faire de Zelensky un bouc émissaire est antisémite dans la forme. Ils s’appuient sur des notions absurdes selon lesquelles les choix stratégiques américains peuvent et doivent être façonnés par la tenue vestimentaire et le comportement d’un allié. Et c’est antisémite par le contenu, car ils déplacent toute leur propre responsabilité sur la personne juive qui doit être tenue pour responsable de tout. Les trumpistes continuent d’encercler Zelensky, dans les médias, en niant sa légitimité en tant que président, en appelant à sa démission. Musk en rajoute, insultant Zelensky et exigeant qu’il soit remplacé et expulsé de son pays.
Derrière tout cela se cache une hypothèse qui ne peut être comprise que comme antisémite et anti-ukrainienne : si Zelensky démissionnait, la guerre prendrait fin d’une manière ou d’une autre, car c’est lui, et non Poutine et les Russes, qui en est en quelque sorte l’instigateur. Or c’est profondément pervers et faux : Zelensky n’est pas un maître conspirateur qui incite d’une manière ou d’une autre les Ukrainiens à faire quelque chose qu’ils ne feraient pas autrement. Les Ukrainiens agissent par eux-mêmes dans tout cela. Les Ukrainiens ont été attaqués et ils se défendent. Leur président n’est, selon ses propres mots, qu’un grain de sable dans le sablier. Si Zelensky était assassiné, un résultat que les abus américains ont rendu plus probable, l’Ukraine continuerait à se battre.
L’antisémitisme américain se confond désormais avec l’antisémitisme russe et le renforce. L’idée que Zelensky n’est pas un vrai président, et que son gouvernement n’est pas un vrai gouvernement, est un cliché antisémite russe typique depuis le début. Et l’approbation russe du comportement américain à la Maison-Blanche depuis vendredi n’aurait guère pu être plus explicite. Un porte-parole de Poutine a exprimé sa satisfaction de voir leurs politiques s’aligner. Une porte-parole du ministre russe des Affaires étrangères a comparé les Ukrainiens à des pédophiles et à des voleurs. Le ministre des Affaires étrangères lui-même a déclaré que Zelensky était « à peine humain ». Un ancien président russe a traité Zelensky de porc et a applaudi Trump. La télévision russe a célébré Trump comme un allié de la Russie toute la semaine. Pendant ce concert de louanges russes, la Maison-Blanche a suspendu l’aide militaire et limité l’assistance en matière de renseignement à l’Ukraine. Ainsi, les États-Unis soutiennent désormais l’invasion fasciste et légitiment la tentative d’instauration d’un régime fasciste en Ukraine.
Il est plus difficile dans les années 2020 d’appeler les choses par leur nom que cela ne l’était peut-être au siècle dernier. Les fascistes actuels qualifient les autres de « fascistes » pour vider le mot de son sens, de sorte qu’ils ne peuvent pas être vus pour ce qu’ils sont. C’est la pratique russe habituelle, maintenant reprise par les fascistes américains. De même, les antisémites peuvent qualifier les autres d’ « antisémites ». Lorsque les Russes disent qu’ils ont dû envahir l’Ukraine à cause de l’antisémitisme de quelqu’un d’autre plutôt que du leur, ils essaient simplement de vider le terme de son sens.
En plus d’abuser du mot, les antisémites savent réagir avec une indignation fabriquée lorsqu’ils sont interpellés. Ils peuvent essayer de se cacher derrière Israël ou en mettant en avant les Juifs de leur entourage. Ainsi, lorsque vous êtes confronté à des actions qui semblent antisémites, vous devez considérer par vous-même ce que vous voyez. Les implications morales et politiques sont d’une importance capitale. J’ai eu une forte réaction personnelle à cette scène dans le Bureau ovale, et j’en ai discuté pendant une semaine avec des amis et des collègues, qui m’ont avoué avoir eu la même réaction. J’ai reconsidéré ce que j’avais appris en tant qu’historien. J’ai examiné les définitions des spécialistes. Tout, malheureusement, concorde.
Les réactions négatives à la scène du Bureau ovale peuvent bien sûr prendre d’autres formes. L’élément antisémite de la confrontation, bien qu’important, n’était pas la seule dynamique à l’œuvre. Les Ukrainiens et les Européens, à juste titre, ont interprété la tentative d’humiliation de Zelensky comme une incitation à entamer des discussions sur une sécurité qui tienne compte de la non-fiabilité des États-Unis. Des évaluations morales d’autres ordres ont également été formulées, notamment par d’anciens dissidents d’Europe de l’Est. Lundi, trente anciens opposants anticommunistes polonais ont signé une lettre adressée à Donald Trump. Ils ont exprimé leur répugnance face à la façon dont Zelensky avait été traité à la Maison-Blanche. Ils ont souligné qu’aucun équivalent monétaire ne peut valoir sang versé pour la liberté. Ils ont comparé l’atmosphère dans le Bureau ovale lors de cette confrontation vendredi à celle d’un interrogatoire communiste ou d’un procès communiste, dans lequel la personne qui avait pris le risque de faire le bien s’est vu dire qu’elle n’avait pas de cartes en main, que la raison du plus fort était toujours la meilleure.
Jerzy Jedlicki, qui siégeait au jury de ma thèse, avait été un dissident. Les communistes polonais l’avaient placé dans un camp d’internement. Jerzy, s’il était encore parmi nous, aurait sans doute signé cette lettre de soutien. Ayant étudié et écrit sur la terreur communiste, je peux comprendre le point de vue des dissidents ; et compte tenu de leurs propres expériences personnelles avec les interrogatoires et la terreur communiste, c’est un point de vue qui doit être pris au sérieux. Ce qu’ils ont omis de mentionner, cependant, c’est que les techniques d’interrogatoire communistes des années 1970 et 1980 étaient antisémites : les personnes d’origine juive étaient présentées comme étrangères à la nation et elles étaient soumises à des abus particuliers. Plusieurs interrogateurs encerclaient le dissident et parlaient entre eux de ses trahisons et de ses échecs soi-disant juifs. Encerclement, intimidation, dénigrement.
Et je ne peux donc pas échapper à cette première réaction instinctive face à la scène du Bureau ovale : voici une personne d’origine juive traitée par des non-Juifs d’une manière très particulière et reconnaissable. Je comprends la comparaison des dissidents avec un interrogatoire ou un procès, et j’imagine la cellule ou la salle d’audience. Mais ce qui m’a frappé, c’est le cercle des non-Juifs intimidateurs – comme en Europe dans les années 1930, et à d’autres endroits et à d’autres époques, au moment précis où la foule sent que le pouvoir est en train de changer de main.
Mais est-ce le cas ? En écrivant sur l’antisémitisme ici, j’avance évidemment un argument moral. Je nous demande, à nous, Américains, de réfléchir sérieusement à ce que nous faisons, à la guerre criminelle de la Russie contre l’Ukraine, dont nous devenons maintenant complices. Que la guerre de la Russie soit antisémite est l’un de ses nombreux maux ; prendre le parti de la Russie dans cette guerre est une erreur pour de nombreuses raisons, y compris celle-ci. À une époque où l’antisémitisme est un problème croissant dans le monde entier, j’aimerais que nous puissions voir les exemples évidents, surtout lorsque nous, les Américains, y sommes si étroitement impliqués. Il y a une certaine stupidité populiste dans le cercle grandissant des voix américaines qui appellent Zelensky à quitter ses fonctions, et je pense que cela a un nom et une histoire. J’aimerais que nous nous rappelions cette histoire et que nous nous souvenions que ce nom peut s’appliquer à nous.
En écrivant sur l’antisémitisme, je fais également une revendication politique. L’antisémite croit vraiment que le Juif doit s’incliner, qu’il ne peut pas se battre, qu’un État dirigé par un Juif doit s’effondrer en bonne et due forme. Ce fut l’une des erreurs de Poutine, il y a trois ans. Et maintenant, je soupçonne que c’est aussi celle de Trump et de Musk. L’Amérique a bien sûr le pouvoir de nuire à l’Ukraine. Tout comme la Russie. La combinaison des politiques américaine et russe est en train de tuer les Ukrainiens. Les coûts de l’émergence de l’axe russo-américain seront terribles pour l’Ukraine. Mais l’Ukraine ne s’effondrera pas immédiatement, et la population ukrainienne ne se retournera pas contre Zelensky. Ce qu’il fera personnellement, je ne saurais le dire et je ne tenterai pas de le prédire : c’est justement là que je veux en venir..
Dans le monde de l’antisémite, tout est connu d’avance : le Juif n’est qu’un dissimulateur, uniquement préoccupé par l’argent, qui doit être exclu, intimidé par la force. Dès qu’il sera humilié et éliminé, tout le reste se mettra en place. Voyez les sourires narquois dans le Bureau ovale vendredi dernier : l’antisémite pense avoir tout compris. Mais dans le monde réel dans lequel nous vivons, les Juifs sont des êtres humains, fragiles et beaux, comme nous tous. Les États-Unis n’ont jamais élu de président juif, et ne le feront peut-être jamais. Mais l’Ukraine l’a fait ; et ce président représente son peuple, confronté à des défis que ceux qui se moquent de lui ne comprendront jamais. Ces Américains ont choisi d’ajouter leur part au mal qu’il doit affronter. Mais cela ne signifie pas qu’ils contrôleront la suite des événements.
Wanda, la mère de Jerzy, traduisit en 1936, avant la guerre, un livre intitulé Le pétrole domine le monde. Nous semblons revenir imprudemment à une époque où les ressources exigent la violence. La politique étrangère américaine semble désormais se concentrer sur les richesses minières : au Groenland, au Canada et en Ukraine, où la pression exercée sur Zelensky est liée à la volonté américaine de contrôler les ressources minières ukrainiennes. Cela est inquiétant pour plusieurs raisons.
Dans l’imaginaire antisémite, tout est à prendre. J’avais l’habitude de parler avec Jerzy Jedlicki de Mein Kampf, de la question de savoir s’il devait être censuré et comment, et de qui le lisait au XXIe siècle. Notre monde, tel que Hitler le décrivait dans Mein Kampf, n’est qu’une mince croûte de terre, définie par la fertilité de la couche arable et l’abondance des minéraux qu’elle recèle. Seuls les Juifs, pensait-il, font obstacle à sa conquête par les plus forts. Derrière toutes les calomnies sur le mensonge, le vol et les conspirations se cachait la véritable crainte d’Hitler : les Juifs, pensait-il, étaient la seule source de valeurs humaines, la raison pour laquelle nous pourrions penser qu’il existe quelque chose dans le monde en dehors du pouvoir et de la cupidité des puissants, quelque chose au-delà d’une guerre sans fin pour la terre arable et les minerais. Pour éteindre la vertu, il faut se moquer du Juif, puis le marginaliser, puis l’assassiner. Et cela, bien sûr, a fonctionné en tant que politique dans l’Allemagne nazie ; non pas parce que la prémisse était vraie, mais parce que les Allemands ont suivi le mouvement, tuant leur propre vertu au passage. « Plus jamais ça » signifie s’occuper des petites agressions qui impliquent les plus grandes à venir.
La guerre que Hitler a déclenchée, la Seconde Guerre mondiale, visait à éliminer les Juifs et à voler des ressources. Il visait avant tout le sol fertile de l’Ukraine et les richesses minières du Caucase : ce qu’il appelait le Lebensraum, l’espace vital. Pour se rendre en Ukraine, les Allemands ont dû traverser la Pologne, où ils ont créé des ghettos, comme celui de Varsovie où Wanda n’est pas allée ; puis ils ont créé les usines de mort, comme Treblinka, où les Juifs de Varsovie ont été assassinés. Jerzy a échappé au gazage à Treblinka ; des décennies plus tard, il a essayé de m’aider à voir et à réfléchir. Il essayait de me pousser à avoir l’œil de l’historien dans le présent, et peut-être y a-t-il réussi un peu. Je suis certain d’une chose. Nos yeux doivent être ouverts pour voir ce que nous ne voulons pas voir.
Traduit de l’anglais par Desk Russie
Timothy Snyder est un historien américain spécialiste de l’Europe orientale, ainsi que du nationalisme et de la tyrannie. Il est titulaire de la chaire Richard C. Levin d'histoire à l'université Yale et membre permanent de l'Institut des sciences humaines à Vienne. L'une de ses grandes œuvres, Terres de sang : L'Europe entre Hitler et Staline, est parue en français en 2012 (nouvelle édition augmentée date de 2022). Ses leçons sur l'histoire de l'Ukraine sont disponibles sur sa chaîne YouTube ainsi qu'en livre audio. Depuis l'invasion russe de 2022, Snyder est très engagé dans le soutien de l'Ukraine et de son armée. Son blog est une source précieuse d'analyse de la guerre russo-ukrainienne.