Tandis que Xi Jinping reste dans l’ombre, espérant être le gagnant final, les dirigeants américain et russe ont choisi de s’entendre sur le dos de l’Ukraine et des Européens pour imposer leur ordre mondial et assouvir leur soif de pouvoir. L’heure est à gagner du temps pour organiser la résistance.
Les historiens écriront peut-être que le monde a basculé vendredi 28 février 2025, dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, lorsque Volodymyr Zelensky s’est cabré devant Donald Trump et James David Vance. Le président américain et son vice-président exigeaient de lui qu’il signe, sans aucune contrepartie de sécurité, un accord permettant aux États-Unis non seulement de mettre la main sur une partie des richesses de l’Ukraine, mais aussi de satisfaire les exigences – tenues secrètes – de Vladimir Poutine pour nouer entre Washington et Moscou un partenariat économique promettant d’être juteux pour les deux parties, tandis que l’Europe serait tenue sur la touche. Depuis quelques jours, de manière de plus en plus ouverte, tous les dirigeants américains ou presque, sans oublier Elon Musk, reprenaient le narratif géopolitique russe. Pour eux, la cause semblait entendue, Kyïv allait s’incliner et les Européens regarderaient passer le train de l’histoire comme des vaches dans un pré.
Stupeur et colère de Vance et Trump : Zelensky refusait à la fois l’humiliation et la capitulation. Le Bureau ovale ne serait pas le wagon de Montoire dans lequel Philippe Pétain, face à Hitler, avait engagé la France dans la collaboration. Notons au passage que le secret entretenu par Washington sur les exigences de Moscou donne aux négociations russo-américaines le sinistre parfum des accords Ribbentrop-Molotov. Le président ukrainien, tancé, fut prié de partir – on aperçut la silhouette d’une femme non identifiée qui le raccompagnait à sa voiture.
La scène, probablement préparée d’avance, même si les choses n’ont pas tourné comme le président américain l’imaginait, s’était déroulée devant les caméras, en présence de la presse américaine et internationale. Sans Associated Press ni Reuters, bannies pour n’avoir pas obtempéré à la décision de Trump de rebaptiser le golfe du Mexique en golfe de l’Amérique. En langage poutinien, cela revient à les considérer comme des « agents de l’étranger » ! Ce détail donne une idée de la proximité de l’idée du pouvoir que se font le président américain et son homologue russe.
Trahison américaine à l’ONU
Trump, en annonçant la fin de la comédie, se réjouissait d’un bon moment de télévision. De fait, le spectacle était littéralement « scotchant ». De l’inouï, du jamais-vu, de l’inédit. Pour autant, était-il si surprenant ? D’un côté, la réaction de Volodymyr Zelensky était prévisible. Tout à fait cohérente avec celle de l’homme qui a refusé dans la nuit de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le taxi que lui proposait Jo Biden, en lui réclamant des munitions. Le président ukrainien n’était pas venu à Washington pour vendre son pays, pas même pour un plat de lentilles. De l’autre, la trahison trumpienne était actée depuis quatre jours : alors même qu’Emmanuel Macron était reçu à la Maison-Blanche, les États-Unis avaient mêlé leur voix à celles de la Russie, du Bélarus, du Nicaragua, de la Hongrie et de la Corée du Nord pour s’opposer à une résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies qui appelait au retrait des troupes russes d’Ukraine, puis ils avaient fait adopter par le Conseil de sécurité de l’ONU, avec la Russie et la Chine, une résolution appelant à une fin rapide du conflit tout en omettant toute référence à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Le Royaume-Uni et la France, pour manifester leur désaccord sur ce dernier point, s’étaient réfugiés dans l’abstention, de peur d’être accusés de vouloir prolonger la guerre.
La sidération était totale. C’est l’une des méthodes préférées de « négociation » de Donald Trump. L’avocat Roy Cohn, qui mit successivement ses talents au service du sinistre Joseph McCarthy au début des années 1950, puis de grands chefs de la mafia, mais aussi de Richard Nixon et Ronald Reagan, fut son maître en la matière, et sa méthode se résume en peu de mots : attaquer à tous crins, mentir effrontément, ne jamais reconnaître une erreur ou une défaite.
Passé l’effet de choc, Volodymyr Zelensky a enregistré le soutien quasi unanime de tous les Européens (à l’exception prévisible de Viktor Orbán) et d’une bonne partie du reste du camp occidental, du Canada au Japon en passant par la Turquie. Ce n’est pas rien. Alors que, clairement, le Kremlin et la Maison-Blanche s’étaient accordés pour régler l’affaire ukrainienne en imposant une capitulation à Kyïv et en tenant à l’écart les Européens, la réaction de Zelensky a permis de faire rentrer dans le jeu diplomatique les Européens et les Occidentaux qui ne se résolvent pas à basculer dans un nouvel ordre mondial qui ferait d’eux des vassaux des Américains, des Russes et des Chinois1. Parce que ce n’est pas le seul sort de l’Ukraine qui est en jeu. Il en va de bien davantage.
En Asie, dont les responsables américains assurent qu’elle est la priorité des priorités stratégiques des États-Unis, Pékin reste discret, mais il n’y a pas de doute que Xi Jinping apprécie la manière dont Trump tente de briser les reins de l’Europe en profitant de la guerre menée par Poutine en Ukraine. Le numéro un chinois ne peut que se féliciter de voir ainsi démontrée la vanité des promesses de sécurité de l’Oncle Sam sur lesquelles se sont appuyés jusque-là Taïwan, le Japon, la Corée du Sud, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et quelques autres. La stratégie de puissance de la Chine n’en est que renforcée. Xi peut espérer récolter demain les marrons que tirent pour lui du feu Poutine et Trump.
L’Europe est évidemment concernée au premier chef. On a vu que depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine par la Russie, fin février 2022, mais déjà depuis le revirement de Viktor Ianoukovytch abandonnant, sous la pression du Kremlin, le partenariat européen en 2014, la cohésion de l’Union européenne est mise à l’épreuve. Moscou entend clairement regagner le terrain perdu après la réunification allemande et l’adhésion des pays baltes et d’Europe centrale à l’UE et à l’OTAN. Si Zelensky n’avait pas mis en échec sa tentative de faire main basse sur l’Ukraine en 2022, la Russie serait dans une position de force encore plus inquiétante qu’aujourd’hui et ses appétits seraient autrement plus grands. Si le risque d’une nouvelle avancée militaire russe vers l’ouest est peu probable dans les mois qui viennent, étant donné l’affaiblissement de l’armée et de l’économie russe après trois ans de guerre, Moscou dispose d’autres cartes : celles des mouvements d’extrême droite qui ont fortement progressé dans les pays de l’Union européenne et des mouvements d’extrême gauche qui leur font la courte échelle en hystérisant le débat public. Au Kremlin, on peut rêver de voir se reproduire en France, avec le Rassemblement national et LFI, en Allemagne avec l’AFD, la BSD et Die Linke et en Grande-Bretagne avec le retour en politique de Nigel Farage – l’homme qui a poussé les Britanniques au Brexit –, ce qui est advenu aux États-Unis : l’arrivée au pouvoir de personnalités avec lesquelles il sera facile de s’entendre pour atomiser l’Union européenne et installer des régimes qui n’auront que l’apparence de la démocratie, de manière à préparer l’étape suivante, comparable à ce que Staline a organisé dans les pays d’Europe centrale à la fin des années 1940 : l’instauration d’un contrôle politique serré et une exploitation de leurs ressources et forces productives.
Un gibier à plumer et à se partager
Trump et ses affidés comprennent-ils cela ? On pourrait être tenté de penser qu’ils ne connaissent rien à l’histoire européenne et n’en veulent rien savoir. Mais l’intervention de Vance à la Conférence de Munich sur la sécurité en Europe invite à en douter. Venir proclamer à Munich, la ville des accords honteux de 1938, où Chamberlain et Daladier avaient abandonné les Sudètes, que la sécurité de l’Europe n’est plus le souci des États-Unis, trop préoccupés par la Chine pour veiller sur deux fronts, prétendre que son plus grand ennemi, c’est elle-même, attaquer les Européens d’aujourd’hui sur leurs valeurs, mettre en cause leur attachement à la liberté d’expression, et profiter enfin du même voyage pour apporter à la veille des élections législatives allemandes son soutien à l’AFD, un parti ouvertement néonazi, relève d’une grande perversité qui joue précisément sur les symboles historiques les plus graves. Cela indique clairement que Washington est disposé à laisser non plus la moitié, mais toute l’Europe tomber dans la zone d’influence russe. Le deal avec Moscou ne doit-il pas permettre aux entreprises américaines de faire de bonnes affaires sur le Vieux Continent, tout en empêchant ce dernier de devenir une puissance concurrente ? Du point de vue de Trump et de Poutine, l’Europe est un gibier à plumer et à se partager.
L’impérialisme pur et simple
L’Asie, l’Europe… mais l’Amérique aussi. Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump n’a pas manqué d’affirmer qu’il voulait imposer son ordre partout. C’était déjà un de ses arguments de campagne. Cela passe d’une part par une forme d’extension des États-Unis, pour accroître ses ressources et le contrôle des flux de richesses. Il veut absorber le Canada, reprendre le canal de Panama et annexer le Groenland dont il a répété, lors de son discours devant le Congrès le 4 mars dernier, qu’il l’obtiendrait d’une manière ou d’une autre. Voilà une manière de mettre en œuvre son slogan Make America Great Again, en raflant, à proximité des États-Unis, tout ce qui pourrait accroître leurs ressources et leur puissance, selon la même logique que l’extorsion de la moitié des revenus de l’extraction des terres rares et des minerais stratégiques ukrainiens.
Si Trump considère avec mépris les questions écologiques, doutant du réchauffement climatique, négligeant l’effondrement de la biodiversité, il n’ignore pas que nous entrons, pour longtemps, dans une période de rareté des ressources. Sa politique est simple : en capter autant qu’il est possible, et par tous les moyens. L’heure n’est plus à travailler à une gestion internationale raisonnable et raisonnée de la planète, mais à l’impérialisme pur et simple. L’avenir, selon lui, comme selon Musk, est à la force. C’est en cela qu’il peut s’entendre avec Vladimir Poutine : chacun renforce l’autre dans cette conviction prédatrice.
Le maître du Kremlin s’enorgueillit d’être traité par l’hôte de la Maison-Blanche presque comme son égal et comme un partenaire de confiance. Sans doute, ni l’un ni l’autre n’est dupe. Mais Poutine, un expert en matière de manipulations, joue de manière à faire du président américain l’instrument de ses ambitions. Si la stratégie de Trump vise à détacher la Russie de son partenaire chinois – ce qui est loin d’être fait, le ministre chinois des affaires étrangères n’a pas tardé à dire que le partenariat entre Moscou et Pékin ne saurait être remis en cause, et pour longtemps –, le maître du Kremlin peut espérer deux choses. D’un côté, faire de l’Amérique l’outil de la reconstruction de toute la partie de l’économie russe mise à mal par la guerre. De l’autre, la déconstruction par le menu des institutions démocratiques aux États-Unis, et le désarmement intérieur de l’Amérique. Washington semble déjà baisser la garde et ne plus considérer la Russie comme une menace en matière de sécurité, cyber ou autre. Moscou qui dispose de relais non négligeables dans l’appareil américain, préparés de longue date2, et pour certains au plus haut niveau, comme Tulsi Gabbard, nommée par Trump directrice du renseignement national des États-Unis, peut espérer accroître son influence, voire installer son emprise.
Inhiber les anticorps démocratiques
La priorité du Kremlin – ce qui a justifié la guerre en Ukraine, ce qui est visé quant à l’Union européenne – c’est de faire disparaître le modèle démocratique libéral dont il a été démontré dans les années 1980 et 1990 qu’il pouvait séduire les peuples slaves dont Poutine se veut le leader. Rappelons qu’au XVe siècle, Ivan III, instaurateur de l’autocratie à Moscou, s’est empressé de soumettre la vaste et puissante république de Novgorod, dont la plus haute autorité était le vétché, l’assemblée populaire. L’actuel président russe poursuit cette vieille tradition, de même qu’il poursuit le projet de Pierre le Grand, « d’exploiter l’Europe sans s’y soumettre, mais au contraire de manière à s’en rendre maître » (selon la formule du philosophe tchèque Jan Patočka, en 19753). À l’époque de Pierre le Grand, les États-Unis n’existaient pas. Leur émergence a étendu l’ambition russe : puisque l’Amérique est devenue la première puissance mondiale, c’est elle qu’il faut « rattraper » – mot-clé de la rhétorique de Moscou à l’époque soviétique –, c’est d’elle dont il faut, par les moyens de la ruse, de l’influence et de la manipulation, se rendre maître. On a amplement entendu Poutine dire que tout le mal venait de Washington avant et depuis l’invasion de l’Ukraine, mais aujourd’hui, du point de vue du Kremlin, la soumission de l’Europe vaut bien de mettre en pause ce discours. D’autant que Donald Trump se charge d’inhiber les anticorps démocratiques américains.

Mégalomanie, messianisme et fascination
Poutine et ceux qui l’entourent n’ont pas, pour autant, le président américain dans leur poche. Car ce qui intéresse Trump ce n’est pas tant l’argent, même s’il en raffole, que le pouvoir. L’argent, pour lui, n’est jamais qu’un moyen au service du pouvoir. Et il en va de même pour ceux qui l’entourent, J. D. Vance ou Elon Musk. L’un, sur un versant religieux, et l’autre, sur un versant technologique et libertarien, sont absolument convaincus qu’ils ont dans les mains le salut du monde et qu’en tenant les rênes du pouvoir, ils peuvent le faire advenir hic et nunc, sur Terre… ou sur Mars (Trump a fait sienne la perspective d’installer l’humanité sur la planète rouge et au-delà, lors de son discours devant le Congrès). Tout cela paraît pure folie pour un esprit raisonnable, mais le président américain pense pouvoir mettre cette déraison au service de sa mégalomanie.
Depuis qu’il est entré en politique, il est frappant de voir la place qu’il donne à son ego dans ses discours. Bien avant la tentative d’assassinat à laquelle il a réchappé de peu le 13 juillet dernier – preuve selon lui qu’il a été choisi par Dieu –, il n’a cessé de parler de sa personne de manière dithyrambique. Tout ce qu’il fait est extraordinaire, merveilleux, inégalable et, s’il avait eu son mot à dire, aucun drame de l’histoire récente ne serait advenu. On peut en rire, mais force est de constater que Trump met toute son énergie à donner corps à cette auto-idolâtrie. Non seulement il s’y emploie avec un succès certain, mais il entraîne à sa suite beaucoup de monde.
On l’a vu aux États-Unis, avec la manière dont il a emballé le parti républicain à l’exception de quelques rares personnalités solides, lui faisant renier jusqu’à ses plus profondes traditions politiques, puis avec sa seconde victoire électorale. On le voit aussi à l’abattement du parti démocrate, incapable d’organiser la résistance. En Europe, la fascination opère aussi, puissamment, au-delà des partis de droite et d’extrême droite, qui se voient justifiés par sa manière de faire de l’immigration un fléau qu’il faut combattre en priorité et par tous les moyens, quitte à mettre à mal l’État de droit. Ce genre de fascination a eu des précédents dans l’histoire. Elle a été le ressort de tous les grands mouvements messianiques, jusqu’au fascisme et au léninisme qui n’ont pas dit leur dernier mot.
La manière dont beaucoup ont commenté la scène du Bureau ovale – en décrivant Zelensky comme s’il avait craqué ou perdu son sang-froid, ce qui ne fut pas le cas –, la façon dont, sans analyse plus précise de la situation, ils ont considéré qu’il s’est finalement plié quelques jours plus tard aux exigences de Trump en début de semaine, dès lors que le président américain a annoncé qu’il stoppait toute aide américaine à l’Ukraine, montre chez nombre de commentateurs une forme d’hébétude, d’aveuglement, tels les lapins pris dans les phares d’une voiture… Deux mots résument la tonalité assez générale du sentiment de beaucoup : défaitisme et résignation. À quoi s’ajoute, chez un plus petit nombre, une forme d’euphémisation du danger : si le sort de l’Ukraine est bien malheureux, nous ne serions pas réellement menacés, pour peu que nous évitions de nous lancer dans une aventure guerrière perdue d’avance ! Sans parler des propos calamiteux de l’ancien Premier ministre François Fillon qui, toute honte bue, est sorti de son silence pour dire le mal qu’il pensait de Zelenski et réaffirmer que les Occidentaux auraient pu éviter la guerre en Ukraine s’ils avaient cherché à en comprendre les raisons – sous-entendu s’ils s’étaient rendus aux arguments de Poutine, qu’ils auraient ainsi poussé à la faute.
La prophétie du poète afghan
Comment ne pas penser à ce qu’écrivait le poète et philosophe afghan Sayd Bahodine Majrouh, de tradition soufie, francophile et foncièrement démocrate, annonçant l’arrivée d’une nouvelle tyrannie dans un ouvrage intitulé Ego Monstre, qu’il avait commencé à rédiger de manière incroyablement prémonitoire dans les années 1970 ? L’invasion de l’Afghanistan par l’Armée rouge lui avait donné une première fois raison en décembre 1979. Son assassinat, en 1988, à son domicile de Peshawar, où il avait organisé le Centre afghan d’information, par deux inconnus armés de mitraillettes, lui donna hélas une deuxième fois terriblement raison. Les commanditaires n’ont pas été identifiés. Le crime profitait à la fois aux Soviétiques, au régime fantoche de Najibullah, mis en place par Moscou, ou aux islamistes opposés à un retour de l’Afghanistan à la monarchie moderniste qui avait dévoilé les femmes et leur avait donné accès à l’instruction et aux responsabilités. Ce qui advient aujourd’hui donne une nouvelle illustration de sa clairvoyance prophétique.
On pouvait notamment lire ceci :
« Je suis le Guerrier invincible. Je suis le Conquérant du Monde. Je suis le Chef Illimité. Désormais, votre Cité m’appartient. Dès à présent, vous êtes sous mes ordres. Les soumis, les prudents, les couards bénéficieront de ma haute protection, de ma puissance, de ma clémence, et trouveront récompense. Turbulents, trouble-fête et rebelles auront la tête tranchée et seront ainsi justement châtiés et soulagés. »
Et un peu plus loin :
« Tu as dit : Moi, maître du monde… Et nous t’avons cru. Moi, centre de l’univers. Et nous t’avons cru. Moi, essence divine. Et nous nous sommes prosternés. Et les nous, les vous, les tu furent supprimés, en sorte que tous et toutes fussent abîmés dans ton Moi. Et toutes et tous, fascinés par ce Moi ont déclaré se nommer moi. »
Gagner du temps pour organiser la résistance
Le président français Emmanuel Macron, dans son allocution télévisée du mercredi 5 mars, a dit sans fard la gravité de la situation et appelé à un sursaut patriotique, pour soutenir l’Ukraine et faire face, de manière enfin consistante, à la réalité de la menace russe. Sera-t-il entendu ? Beaucoup ne comprennent pas le moment dans lequel nous sommes. Les uns sont effrayés, les autres sont dans le déni ou la dissimulation. Il est tentant de voir dans l’attitude de Zelensky revenant vers les États-Unis une forme de capitulation, qui nous éviterait de sortir de notre confort et de notre insouciance.
En réalité, tant pour le président ukrainien que pour l’Europe, l’heure n’est pas à la soumission, mais à tenter de gagner du temps pour organiser la riposte. Comme si l’on était revenu au tout début de la guerre où les Russes semblaient sur le point de réussir leur opération éclair, en passe d’entrer dans Kyïv et de s’emparer des organes du pouvoir. Zelensky eut alors le courage de ne pas fuir et l’intelligence de proposer des négociations immédiates qui offrirent un peu de répit pour organiser la résistance. En refusant d’être humilié dans le Bureau ovale, le président ukrainien a permis aux dirigeants européens de prendre conscience qu’ils ne pouvaient plus tergiverser dans leur engagement face à la Russie, et il leur donne l’occasion de s’interposer dans le dialogue entre Poutine et Trump. Emmanuel Macron et le Britannique Keir Starmer pourraient accompagner prochainement Zelensky à Washington pour tenter de convaincre le président américain qu’un alignement sur la Russie ne peut qu’être dommageable non seulement à l’Europe, mais aux États-Unis. En posant désormais la question de savoir si les Russes sont disposés à suspendre les opérations militaires aériennes et maritimes, en en faisant une condition pour une trêve, Zelensky remet en avant, indirectement, mais efficacement, la question des garanties de sécurités, et met Trump en devoir de faire pression sur Poutine si Moscou refuse… La fin de l’histoire n’est donc pas écrite. Nul ne peut dire comment se terminera la partie que jouent ensemble, dans un mélange de poker, d’échec et de go, Trump, Poutine et Xi. Les chances de l’Ukraine, de l’Union européenne et de ce qu’est encore l’Occident – une civilisation – de survivre à ce grand basculement sont minces, mais pas nulles. Comme l’affirmait Václav Havel, les seules batailles que l’on est sûr de perdre sont celles que l’on se refuse à livrer. Les Européens sont à la croisée des chemins. Ils manifestent désormais la volonté de se donner les moyens d’être à la hauteur du défi, en se donnant les moyens de construire une défense commune indépendante des États-Unis. Seul leur engagement pourrait perturber ce nouveau triumvirat mondial. Leur poids économique leur en donne potentiellement la capacité. Mais leurs dirigeants politiques sauront-ils vraiment surmonter leurs habituelles divergences et les querelles de personnalités ? Cesseront-ils d’être en retard sur l’histoire ? Le temps est compté. Mais surtout, les peuples européens, nostalgiques de la prospérité paisible de la fin du XXe siècle, auront-ils le courage de sacrifier leur confort pour défendre leur liberté ? Il y a, hélas, de quoi en douter. Quel témoignage laisseront-ils aux générations suivantes de leur attachement à leurs principes fondamentaux ? Choisiront-ils, pour reprendre l’image de La Fontaine, la liberté hasardeuse du loup ou le collier du chien qui jouit tranquillement de la pâtée que lui sert son maître ?
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.
Notes
- Voir ce que nous écrivions le 22 septembre dernier, « Munich à petit feu et le retour du féodalisme », Desk Russie, septembre 2024
- Voir Laurence Saint-Gilles, « Le lobby russe aux États-Unis », Desk Russie, mai 2023.
- Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier 1981 (1975).