Dans cette enquête approfondie, l’historienne Laurence Saint-Gilles dresse les contours du lobby russe aux États-Unis et en cerne les thèmes de prédilection, avant de s’interroger sur les conditions qui ont permis à ce lobby, implanté dans certains cas depuis de longues années sur le sol américain, de s’insinuer en profondeur dans la société et la vie politique américaine. Où l’on découvre que l’Europe, et notamment la France ou l’Allemagne, n’a pas le monopole des réseaux pro-russes.
Le 25 avril 2023, la chaîne Fox News a annoncé le départ de son présentateur vedette, Tucker Carlson, véritable « voix de la Russie » aux États-Unis depuis 2017. Ce journaliste représente un cas emblématique de ces élites américaines sur lesquelles Vladimir Poutine exerce une telle fascination qu’elles n’hésitent pas à se mettre au service de la propagande russe. Bien que minoritaires, ces poutinolâtres constituent un relais d’influence important pour la Russie en raison de leur position et de leur réputation : outre des journalistes, on y trouve des hommes d’affaires, des généraux en retraite, d’anciens officiers du renseignement, des élus du Congrès, des diplomates ou des universitaires — une variété qui permet au narratif russe d’atteindre les diverses composantes de la société. Et surtout, l’admiration pour Vladimir Poutine dépasse largement les clivages politiques traditionnels. Si les opérations d’influence exercées par la Russie auprès des décideurs américains ne sont pas nouvelles, ce n’est que récemment, lors des enquêtes sur l’ingérence de la Russie dans l’élection présidentielle américaine de 2016 que fut mise au jour la présence d’un « lobby russe ». Son existence constitue un enjeu crucial pour l’issue de la guerre en Ukraine, les États-Unis représentant le plus grand pourvoyeur de fonds et d’armes du gouvernement de Kyïv. Depuis les élections de mid-terms de novembre 2022, la nouvelle majorité républicaine à la Chambre des Représentants rend l’aide à l’Ukraine plus aléatoire. Et dans ce contexte incertain, le « parti russe » accentue ses pressions sur le gouvernement démocrate pour forcer l’allié ukrainien à accepter une paix négociée aux conditions de la Russie.
La pountinosphère américaine : une nébuleuse disparate aux contours idéologiques flous
La poutinosphère américaine se compose de plusieurs strates : au sommet, des officiers du renseignement russe, ayant parfois émigré aux États-Unis depuis des décennies et adopté la nationalité américaine pour mieux se fondre dans la société, opèrent sous couverture. Déguisés en diplomates, professeurs, journalistes ou étudiants, ils tissent des réseaux, recrutent des agents et montent des opérations spéciales que les Russes appellent des « mesures actives ». Depuis l’ingérence russe de 2016, la chasse aux espions s’est intensifiée aux États-Unis, comme dans la plupart des pays occidentaux. La presse dévoile périodiquement la présence de « taupes » comme ce ressortissant russe de 37 ans, Sergueï Tcherkassov, inculpé pour espionnage aux États-Unis où il vivait depuis deux ans sous une fausse identité1. D’autres révélations récentes concernent des « agents », des citoyens américains « qui acceptent sciemment et avec contrepartie de fournir des informations secrètes ou un soutien clandestin à un officier traitant »2. Enfin, les « agents d’influence » servent de relais à la propagande russe et participent à sa désinformation. Ces derniers sont choisis en fonction de leur position et de leur capacité à « influer sur l’opinion publique ou sur les décisions des autorités de [leur] pays »3. Mais, à la différence des précédents, tous ne sont pas des agents actifs rétribués par le Kremlin et agissant par cupidité ou complicité avec le régime. Ce sont souvent des intellectuels en vue qui, par naïveté, vanité ou conviction, expriment des idées qui servent les objectifs du Kremlin. Lénine voyait en eux des « idiots utiles » car ils se mettent spontanément au service de Moscou sans avoir toujours conscience du rôle qu’on veut leur faire tenir4. Pendant la Guerre froide, l’archétype était «l’intellectuel de gauche occidental manipulé par le régime soviétique pour en vanter les mérites et a minima en taire les crimes »5. Aujourd’hui, les amis de la Russie aux États-Unis sont, comme dans le reste des pays occidentaux, plus nombreux au sein de la droite nationaliste que chez les progressistes, mais on les rencontre aussi dans les milieux de la gauche radicale.
Parmi ces partisans, il n’est pas toujours facile de distinguer les agents d’influence ayant une réelle proximité avec le régime russe de ceux qui agissent par sympathie idéologique. Toutefois, les journalistes américains, de droite comme de gauche, qui ont mis leur renom au service du média d’information russe RT America, lancé en 2005, comme l’ancien intervieweur vedette de CNN, Larry King, Chris Hedges et Ed Schultz, soutien de Bernie Sanders, sont devenus de fait des propagandistes officiels. Le fait que RT ait été exclue du câble et de YouTube, au début de mars 2022, n’est qu’une mince défaite pour la Russie, car cette chaîne n’était pas son plus grand relais de propagande. Ce sont les médias et les journalistes américains de la droite nationaliste qui remplissent cette fonction militante. Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine, ils s’alignent systématiquement sur le narratif de Moscou. Bien qu’il soit difficile de le prouver, Tucker Carlson est souvent présenté par ses détracteurs comme un agent du Kremlin. L’idolâtrie de Carslon pour Vladimir Poutine n’est pas sans rappeler celle qu’un autre démagogue, le célèbre animateur de radio Charles Coughlin, voua en son temps à Adolf Hitler. Dans le talk-show quotidien qu’il anime de 2017 à 2023, Tucker Carlson Tonight, suivi par plus de 3 millions de téléspectateurs, « Father Carslon » se fait le porte-parole zélé du gouvernement russe6. Alors que la Russie masse ses troupes à la frontière ukrainienne, il présente le conflit comme une simple dispute de voisinage et justifie l’agression russe par des considérations « défensives » : la Russie ne peut prendre le risque que l’Ukraine se joigne un jour à l’OTAN, compromettant ainsi son libre accès à la base de Sébastopol. « Comment réagirions-nous si le Mexique et le Canada devenaient des satellites de la Chine ? », s’interroge-t-il. Plusieurs thématiques de la propagande russe peuvent être ici relevées : comme l’allusion aux prétendues (et historiquement fausses) « promesses non tenues » de l’Occident de ne pas étendre l’OTAN à l’Est et la volonté de faire croire au plus grand nombre que la Russie est une puissance « normale » qui ne fait que défendre ses intérêts stratégiques, comme le font les démocraties. Un autre artifice du démagogue consiste à prétendre que les sanctions occidentales sont dictées par une russophobie irrationnelle, comme si tout le pays et le peuple russe se confondaient avec le régime actuel. Carlson s’insurge aussi contre l’attitude de son gouvernement à l’égard de Vladimir Poutine qui n’a pourtant fait rien de mal au peuple américain : « Pourquoi devrais-je détester Poutine ? M’a-t-il traité de raciste ? … A-t-il déplacé tous les emplois de classe moyenne de ma petite ville en Russie ? A-t-il concocté une pandémie qui a affecté mon entreprise et m’a enfermé chez moi pendant deux ans ? … Mange-t-il des chiens ? Ce sont de vraies questions et la réponse est : non. Vladimir Poutine n’a rien fait de tout cela. » L’allusion à la pandémie et aux « mangeurs de chiens » est claire. Selon Carlson, le gouvernement démocrate, obnubilé par la passion antirusse, ne voit pas que la Russie n’est qu’une menace secondaire comparée à celle de la Chine. Mais le défi à long terme que représente la Chine doit-il occulter le péril imminent que la Russie fait planer sur les démocraties ? L’adhésion de Carlson aux thèses complotistes du Kremlin lui vaut d’être le journaliste occidental vedette des chaînes d’information russes. Soir après soir, il s’insurge contre l’aide américaine à l’Ukraine, une position qui reflète fidèlement celle du camp trumpiste du parti républicain où Vladimir Poutine compte de nombreux alliés.
Depuis les élections de mi-novembre, le lobby russe s’est renforcé à la Chambre des Représentants. La fraction MAGA (Make America Great Again), prépondérante au sein du GOP7, exprime ouvertement son opposition à l’aide à l’Ukraine. Le républicain Kevin McCarthy, candidat en Floride, avait ainsi averti qu’en cas de victoire, il n’accorderait pas « un chèque en blanc à l’Ukraine ». Les élus du « caucus pour la liberté » (Matt Gaetz, le représentant de la Floride, ou Thomas Massie du Kentucky) militent pour cesser de financer l’Ukraine sous prétexte de réinvestir ces fonds pour sécuriser leur frontière avec le Mexique, tandis qu’une autre figure controversée mais influente du clan trumpiste, Marjorie Taylor Greene, vitupère que les « nazis d’Ukraine » n’auront pas un penny de plus. Ces élus suivent la ligne dictée par leur mentor, l’ancien président Donald Trump. Parti en campagne pour reconquérir la Maison Blanche, il présente la guerre comme « un coup de génie » de Vladimir Poutine et éreinte les décisions de Joe Biden qu’il décrit comme un faible, tout en s’opposant à ses efforts pour livrer à l’Ukraine les armes qui la renforcent. Notons que les Républicains ne sont pas seuls à mettre en cause l’aide américaine. À l’automne 2022, une trentaine de parlementaires issus de l’aile gauche du parti démocrate (Alexandria Ocazio-Cortes, Ilhan Omar et Pramila Jayapal) se présentant comme des « législateurs responsables », soucieux « de la manière dont sont dépensées les dollars du contribuable américain en assistance militaire » avaient écrit à Joe Biden pour lui demander d’intensifier ses efforts pour mettre fin au conflit, avant de se rétracter. Ce réveil des « colombes », de droite comme de gauche, à la Chambre, reflète une certaine fatigue de l’opinion face à l’enlisement du conflit. « Le temps ne joue pas en faveur de l’Ukraine »8. Alors qu’en juillet 2022, 58 % des personnes interrogées souhaitaient que leur gouvernement aide l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudrait, 47 % des Américains pensent désormais que Washington devrait faire pression sur Kyïv pour mettre fin au conflit dès que possible9. La visite aux États-Unis du Président Zelensky et son vibrant plaidoyer devant le Congrès visaient justement à remotiver les élus et l’opinion. Depuis les mid-terms, l’administration démocrate évite de s’exposer aux critiques des isolationnistes de tout bord qui fustigent l’envolée des dépenses militaires. Avant de fournir à l’Ukraine les armements les plus coûteux et les plus sophistiqués, elle doit d’abord démontrer que ces livraisons ne gaspillent pas inutilement l’argent des électeurs américains. Si l’administration démocrate fait preuve de retenue dans la conduite de la guerre, ce n‘est pas seulement par crainte de l’escalade. Il lui faut désormais compter avec le lobby russe.
En dehors de quelques ultra-conservateurs prosélytes, ces « partisans de la paix » ne déclarent pas ouvertement leurs penchants russophiles. Ils préfèrent s’abriter derrière l’argumentaire bien rodé d’intellectuels qui se réclament du courant réaliste, voire néo-réaliste des relations internationales. Ces derniers ne sont certes pas des « agents actifs», mais ils contribuent néanmoins à instiller par leur discours une « propagande douce », une petite musique qui endort la vigilance de l’opinion et incite à prendre de simples postulats pour des faits établis10. Ils constituent le troisième groupe de pression, mais non des moindres, en raison de l’ascendant exercé dans l’establishment washingtonien par ses membres les plus éminents, comme l’ancien diplomate et historien Henry Kissinger. L’école réaliste stipule que la politique étrangère doit être basée sur l’analyse des faits et non sur des convictions idéologiques ou des principes moraux. Le meilleur moyen de garantir la stabilité du système international réside dans « l’équilibre des forces » entre les grandes puissances afin qu’elles se neutralisent et courent moins le risque de se faire la guerre. Le retour à la paix impliquerait que l’Ukraine, un « pont » entre l’est et l’ouest, renonce à son rêve de rejoindre l’OTAN et accepte sa neutralisation. Cette position a été exprimée lors du Forum de Davos, le 23 mai 2022, par Henry Kissinger qui invitait les deux parties à la reprise des négociations en vue d’un cessez-le-feu11. Il exhortait notamment les Ukrainiens à accepter des concessions territoriales et les Occidentaux à écarter la tentation de prolonger inutilement la guerre pour infliger à la Russie une défaite cuisante et une paix humiliante qui la conduiraient à se placer dans le giron de la Chine. Puissance européenne, selon Kissinger, la Russie est, au regard de l’histoire, un garant de l’équilibre continental, mais elle contribue aussi à la préservation de l’ordre mondial en servant de contrepoids à la puissance chinoise. Loin de rechercher l’attrition de la puissance russe, les Occidentaux devraient négocier une paix fondée sur le respect des équilibres en Eurasie, la Russie étant sensible au langage de l’intérêt national. Or, cette argumentation présente de nombreuses failles : tout d’abord parce que « la Russie est tout sauf une puissance normale ; son jeu n’a rien à voir avec un jeu diplomatique classique » et n’est nullement fondé sur « les intérêts nationaux »12. Il faut aussi faire un sort à l’affirmation selon laquelle elle serait une puissance stabilisatrice, car l’histoire nous apprend que la Russie fait toujours pencher la balance du côté du plus fort, comme le rappellent le traité de Brest-Litovsk (1918), le pacte germano-soviétique (août 1939) et celui des Jeux olympiques d’hiver (février 2022)13.
Dans le sillage de Kissinger, les appels à « la diplomatie » émanant de personnalités diverses souvent issues du sérail universitaire se sont multipliés. L’article, paru dans le New York Times du professeur Kupchan offre une autre variante du dogme réaliste, celle qui joue sur les peurs et les divisions du camp occidental. Bien qu’il condamne l’agression russe, Charles Kupchan appelle son gouvernement à contraindre l’Ukraine à s’asseoir à la table des négociations pour éviter une troisième guerre mondiale et l’apocalypse nucléaire. Selon lui, la prolongation inutile du conflit, source de pénuries énergétiques et d’inflation, menace la stabilité des démocraties qui, contrairement à l’époque de la Guerre froide, ne présentent plus un front uni face à l’ennemi et s’enfoncent dans le chaos14. Cet argumentaire omet de souligner que ce sont précisément les « mesures actives » déployées par la Russie qui exacerbent les tensions des sociétés occidentales et favorisent l’ascension des populismes. En somme, comme le Kremlin met en danger le monde libre, il faudrait surtout ne rien faire.
Enfin, le professeur John Mearsheimer, figure de proue de l’école néo-réaliste, a tout simplement anticipé l’agression russe du 24 février 2022 dans un article de la revue Foreign Affairs écrit au lendemain de l’annexion de la Crimée en 201415. Contrairement aux réalistes classiques qui considèrent que la recherche de la puissance gouverne l’action étatique, les néo-réalistes pensent que c’est la nécessité de survivre dans un système international anarchique qui la motive : « Les grandes puissances sont toujours soucieuses de l’existence de menaces potentielles à proximité de leur territoire. …Imaginez l’indignation à Washington si la Chine constituait une impressionnante alliance militaire à laquelle elle essayait d’intégrer le Canada et le Mexique »16. Sa philosophie des relations internationales permet à John Mearsheimer de présenter les interventions de la Russie dans son étranger proche sous un jour purement défensif. Selon lui, l’invasion de la Géorgie, en 2008, et celle de la Crimée, en 2014, ne sont pas à mettre au compte de l’impérialisme ou du révisionnisme russe, Poutine n’ayant nullement l’intention de restaurer l’URSS ou l’ancien empire tsariste. Au contraire, ce sont les empiètements occidentaux sur son voisinage qui ont persuadé Poutine que les États-Unis et leurs alliés ne cherchaient plus seulement à contenir la Russie mais à la refouler hors de sa zone d’influence traditionnelle. L’annexion de la Crimée, puis la guerre dans le Donbass, constituaient, selon lui, un geste défensif et non offensif et un avertissement que les Occidentaux ont refusé de prendre au sérieux. Peu après le début de l’invasion, dans une interview accordée au New Yorker, il réaffirme que les États-Unis et l’Union européenne, qui ont voulu transformer l’Ukraine en bastion occidental, sont les vrais « responsables de ce désastre »17. Après neuf mois de guerre, il dédouane à nouveau la Russie de toute velléité impérialiste. Les faits ont pourtant démontré les limites de sa théorie des intérêts vitaux. Si les Russes souhaitaient seulement sécuriser leurs frontières et empêcher l’Ukraine de rejoindre l’OTAN, comme l’affirme Mearsheimer, ils n’auraient pas tenté « d’effacer l’identité ukrainienne des territoires qu’ils occupent, de remplacer les manuels scolaires ukrainiens par des manuels russes »18.
Cette prise de position constitue indéniablement du pain bénit pour les propagandistes du Kremlin car elle conforte leur discours victimaire qui valide la thèse d’un complot occidental. L’historienne Anne Applebaum suggère que Mearsheimer et quelques-uns de ses condisciples ont tout simplement fourni aux propagandistes un argumentaire-prétexte à l’invasion de l’Ukraine. Certes, le fait que la propagande russe instrumentalise les théories des néo-réalistes n’apporte pas la preuve de leur allégeance à Moscou. Mais le cas de John Mearsheimer est emblématique de ces intellectuels qui, par idéologie ou par orgueil, servent les intérêts de la puissance russe. Rappelons que le professeur Mearsheimer n’en est pas à sa première provocation. La parution de son livre, coécrit avec Stephen Walt, sur Le lobby pro-israélien et la politique étrangère des États-Unis — auquel les auteurs imputaient la responsabilité de l’intervention américaine en Irak en 2003 — a suscité la plus importante controverse académique depuis la publication du Choc des civilisations de Samuel Huntington19. L’attrait pour les théories complotistes, l’aversion pour l’interventionnisme et surtout l’entêtement à conforter sa thèse des soi-disant « intérêts vitaux », pourtant invalidée par la guerre en Ukraine, ont conduit inexorablement John Mearsheimer à justifier l’agression russe. Grâce à sa notoriété, la thèse « défensive », pourtant critiquée par de nombreux experts, séduit une grande partie de l’establishment de la politique étrangère. La vidéo de sa conférence devant les alumni de l’université de Chicago, en 2015, postée sur Youtube, a été vue 18 millions de fois.
La critique « réaliste » de la politique étrangère américaine trouve aussi un écho favorable chez les vieux pacifistes soixante-huitards et leurs héritiers de la nouvelle gauche radicale américaine. Ainsi, l’ancien activiste anti-guerre Robert Scheer, célèbre pour son interview de Bertrand Russell dans le magazine Remparts, donne la parole dans son émission hebdomadaire, Scheer Intelligence, au professeur Michael Brenner de l’université de Pittsburg. Ce spécialiste de relations internationales se dit victime d’une véritable chasse aux sorcières pour avoir contredit le « scénario fictif de la guerre en Ukraine »20. Selon lui, si le gouvernement américain était si bien informé de l’imminence de l’attaque russe dans le Donbass, en février 2022, c’est parce qu’il l’avait délibérément provoquée ! Le dialogue entre ces « dissidents » américains déroule fidèlement l’argumentaire russe : les États-Unis sont les vrais coupables de la guerre en Ukraine pour avoir étendu l’OTAN à l’Est ; la Chine constitue le vrai défi pour « l’hégémonie » américaine mais pas une menace pour le pays ; Poutine est « diabolisé par l’Occident » alors qu’il n’a rien d’un dictateur et n’est pas intéressé par l’expansion territoriale. L’interview constitue en outre un morceau d’anthologie du whataboutisme, une vieille technique oratoire qui consiste à esquiver une critique en renvoyant l’adversaire à ses propres manquements. Ce procédé sophistique est fréquemment utilisé par les propagandistes du Kremlin. Or, Brenner recourt au même artifice : au nom du refus du « deux poids deux mesures », il revient sur les atrocités commises par les GI’s au Vietnam pour minimiser la conduite criminelle de la Russie en Ukraine et qualifie de « ridicule » l’accusation de génocide. Pourtant, si le Vietnam suscita de nombreuses rébellions au sein de la société américaine et continue de hanter les consciences, aucune contestation de la guerre n’est possible en Russie où le travail de vérité historique auquel se livrent les démocraties est proscrit.
Nébuleuse aux contours idéologiques incertains, le lobby russe ne constitue pas un mouvement homogène servant de façon consciente ou concertée les intérêts du Kremlin. Mais son caractère iconoclaste et son absence de ligne politique claire rendent son message invasif et efficace. Car le poutinisme n’est pas une doctrine. Son discours, protéiforme, est facilement adaptable aux milieux et aux aspirations les plus divers : aux conservateurs, il vend la Russie comme la gardienne des valeurs chrétiennes, tandis qu’il séduit la gauche radicale par sa dénonciation du capitalisme et du néocolonialisme empruntée à la rhétorique soviétique. Le fait qu’il n’existe pas un « parti russe » unifié ne permet toutefois pas de considérer la poutinophilie comme un phénomène spontané relevant du seul soft power de la Russie ni du charisme de son chef. Il résulte au contraire d’un effort d’infiltration des élites américaines, d’un travail de sape de longue haleine dont les origines remontent à la détente et qui trouve son point d’orgue dans l’élection de Trump en 2016.
La poutinisation des élites : un long travail de sape
On sait aujourd’hui que la psychose d’une infiltration des différentes sphères du pouvoir par des partisans de l’URSS, qui conduisit pendant la Guerre froide aux excès du maccarthysme, ne relevait pas d’un pur fantasme. Les années 1970 marquées par détente furent un nouvel âge d’or pour l’espionnage soviétique. L’URSS assouplissant sa politique d’émigration, des dissidents trouvèrent asile aux États-Unis. Parmi eux s’infiltrèrent quelques espions du KGB. Le cas du fondateur du lobby russe, Edward Lozansky, est maintenant fort bien documenté21. Ce physicien, membre du prestigieux Kourtchatov Institute, qui a notamment travaillé à la conception des armes nucléaires soviétiques, émigre aux États-Unis en 1977 en se faisant passer pour un dissident. Le fait, totalement inhabituel, que l’URSS ait accepté de laisser partir un scientifique d’un tel niveau, détenteur de secrets atomiques, n’éveille alors guère de soupçons. Grâce à ses nombreuses activités anti-communistes, Lozansky gagne la confiance des milieux conservateurs du pouvoir washingtonien : il noue de solides amitiés avec les sénateurs Bod Dole et Jack Kemp, le pasteur évangéliste Billy Graham ou le célèbre animateur de radio Mark Levin. Avec son ami, le sulfureux Paul Weyrich, connu pour ses liens avec l’extrême droite européenne (dont le parti néo-nazi hongrois), Lozansky contribue à réorienter le GOP dans le sens le plus réactionnaire. Dans les années 1970-1980, Weyrich joue un rôle clef dans la création d’organisations conservatrices — réunies dans le Council For National Policy — dont dérivent la plupart des mouvements de la droite radicale actuelle. Parallèlement, Lozansky unit les extrêmes droites américaine et russe au sein de l’American University of Moscow. À la veille de la disparition de l’URSS, sa société de conseil (Russia House in D.C.) lui permet de nouer des liens de dépendance entre les élites de la capitale fédérale et les oligarques de l’ère post-soviétique grâce au World Russia Forum. Lozansky utilise une technique éprouvée : « Le KGB se [montrant] fort actif pour recruter les hommes d’affaires occidentaux persuadés par l’idéologie marxiste que les gros capitalistes faisaient la loi dans les démocraties occidentales. Par leur entremise, il était possible de créer un lobby prosoviétique dans chaque pays occidental. » 22 Le cas de Lozansky n’est pas isolé. Une autre « taupe », Dimitri Simes, s’est infiltrée aux États-Unis en 1973 en se faisant passer pour un refuznik23. Au sein du Nixon Center for Peace and Freedom (The Center For National Interest), qu’il a créé en 1994, Simes plaide pour le rapprochement américano-russe sur le thème invariable : « Puisque la Russie est une grande puissance nucléaire, mieux vaut l’avoir comme ami que comme ennemie ». Cette position est largement soutenue chez les Républicains par le sénateur du Kentucky, Rand Paul et par Richard Burt, l’ancien conseiller de Ronald Reagan, amis de longue date de Simes. Ainsi, ces hommes de l’ombre du Kremlin ont contribué à dévoyer une partie de l’appareil du GOP qui opère sa mutation : d’un parti conservateur classique, historiquement hostile aux États totalitaires, il devient une formation nationaliste dont certains dirigeants ne cachent pas leur sympathie pour les régimes autoritaires. En un mot, le GOP est devenu le « Grand Old Putin Party » et ses cadres sont prêts à faire allégeance à Moscou24. Mais les réseaux Lozansky et Simes n’ont pas seulement créé les conditions propices au succès de la cyber-guerre contre les États-Unis en 2016, ils en ont été aussi les chevilles ouvrières. À l’approche des présidentielles, de nouveaux agents sont envoyés en renfort pour approcher l’équipe de campagne de Trump, comme la sulfureuse Maria Butina, jeune femme de 29 ans25. Celle-ci agit sous les ordres d’Alexis Torchine, président de la banque centrale de Russie, connu pour ses liens avec la mafia et membre de longue date de la National Rifle Association (NRA). Ce puissant lobby des armes à feu, grand pourvoyeur de fonds du GOP, est le récipiendaire des capitaux russes qui alimentent la campagne de Trump26.
C’est à l’occasion de la course à l’élection présidentielle de 2016 que les ramifications du lobby russe sont mises à jour par les investigations des médias et des agences de renseignement. La presse dévoile que dans l’entourage du candidat Trump, connu pour sa russophilie, gravitent de nombreux hommes liges de Vladimir Poutine dont le directeur de campagne, Paul Manafort : célèbre lobbyiste conservateur, il a œuvré à la victoire aux primaires des présidents Ford, Reagan ou G.H. Bush avant d’offrir ses services aux dictateurs étrangers. Proches des oligarques russes, notamment d’Oleg Deripaska, Manafort est l’architecte de la victoire électorale de l’ancien président ukrainien Ianoukovitch en 2010. Ce premier succès a convaincu les Russes que les méthodes déployées en Ukraine entre 2010 et 2013 (utilisation des réseaux sociaux, corruption des élites, chef d’État docile) ont fait leurs preuves et que Paul Manafort, spécialiste des questions politiques américaines, est l’homme de la situation pour faire élire celui qu’une partie la presse américaine surnomme déjà « le candidat du Kremlin »27.
Les premiers contacts de Donald Trump avec la Russie remontent en effet à l’époque soviétique. Dans les années 1970, les services tchèques du STB (homologue du KGB) commencent à s’intéresser à la carrière du milliardaire américain récemment marié à un mannequin tchécoslovaque. Le STB, qui parie déjà sur la victoire présidentielle de Trump pour améliorer les relations américano-tchécoslovaques, force le beau-père de Trump à devenir leur informateur28. La suite est désormais connue : en 1988, le voyage de Mikhaïl Gorbatchev, venu charmer le public américain dans le cadre de la Perestroïka, lance la carrière de Trump en Russie. Il est invité à venir y construire des hôtels de luxe et donne même son nom à une marque de vodka. Même si nombre des projets immobiliers de Trump en Russie ne se concrétisent pas, il y acquiert une réputation assez solide pour fréquenter le cercle des oligarques, attirer leurs investissements vers des programmes immobiliers en Floride, tandis que la Trump Tower héberge de nombreux parrains de la pègre russe29. Dépendant des capitaux russes, Trump devient l’obligé du Président Vladimir Poutine. De fait, une fois élu, il confie le département d’État au patron du géant pétrolier Exxon Mobil, Rex Tillerson, signataire de contrats énormes avec la Russie, tandis que la direction du NSC, Conseil national de sécurité, échoit à Michael Flynn, l’ancien chef de la DIA, Agence du renseignement de la défense, discrédité en raison de sa proximité avec Vladimir Poutine. Ces nominations provoquent à Washington un vent de panique inédit depuis l’époque du maccarthysme. Le New York Times évoque « la pire conspiration depuis No Way Out avec Kevin Costner » : l’entourage présidentiel est largement compromis30. Un mois après son entrée en fonction, Michael Flynn est contraint de démissionner à la suite d’un article du Washington Post dévoilant ses échanges téléphoniques avec l’ambassadeur russe Sergueï Kislyak. Le même journal rapporte ensuite que le fils du Président, Donald Trump Jr., a rencontré durant la campagne une avocate russe susceptible d’appuyer la candidature de son père. Puis, c’est au tour du ministre de la justice, Jeff Sessions, d’être mis en cause pour ses contacts avec Kislyak. Enfin, le limogeage par Trump du directeur du FBI, James Comey, auquel le Président avait demandé d’abandonner l’enquête sur la Russie, provoque une tempête politique à Washington. Après cette série de révélations en cascade, le 17 mai 2017 l’ancien directeur de FBI, Robert Mueller, réputé pour sa ténacité et son indépendance, est nommé par le département de la Justice procureur général spécial chargé de l’enquête sur le rôle de la Russie dans l’élection présidentielle de 2016.
Après deux ans d’enquête et trente-quatre mises en accusations, le rapport du procureur Mueller transmis au Congrès le 24 mars 2019 n’a pas permis de prouver que l’équipe de campagne de Trump conspirait avec le gouvernement russe. En ce qui concerne le Président, si le rapport ne conclut pas qu’il a commis un crime, il ne l’exonère pas non plus. En outre, Mueller a mis en cause ou fait condamner six proches de Donald Trump dont son fidèle avocat, Michael Cohen, Paul Manafort, son adjoint, Robert Gates, et Michael Flynn. Les documents d’archives et témoignages publiés dans ce rapport de 448 pages, révèlent que la campagne russe de Donald Trump a été orchestrée depuis Saint-Pétersbourg, où s’est installé depuis 2013 l’Internet Research Agency (IRA), une usine à trolls fondée par Evgueni Prigojine dans le but de diffuser des fake news sur Internet pour semer le chaos chez l’adversaire. Dès 2014, plusieurs centaines d’employés se concentrent sur les « questions sociales et politiques controversées aux États-Unis », et une unité de 80 personnes prépare l’élection présidentielle américaine de 2016. Des agents sont envoyés en mission aux États-Unis pour réunir des informations utiles à l’opération. Les trolls du Kremlin créent des centaines de comptes sur les réseaux sociaux dont certains recensent des milliers d’abonnés. Ils ciblent « les utilisateurs insatisfaits de la situation économique et sociale », exploitent la colère des minorités raciales, répandent des rumeurs sur les prétendues irrégularités du vote par correspondance. De faux profils Facebook accusent la candidate démocrate Hillary Clinton de recevoir de l’argent de la famille royale saoudienne31. D’autres soutiennent la candidature de Jill Stein, sa rivale du Green Party. Mais les Russes ne se contentent pas d’agir depuis Saint-Pétersbourg, ils interviennent directement sur le territoire des États-Unis depuis leurs datchas de New York ou du Maryland d’où ils organisent des manifestations de soutien à Trump dans les villes américaines. Ils sont particulièrement offensifs dans les États indécis, comme la Floride où l’IRA finance la construction d’une cage fixée sur un camion pour exhiber une fausse Hillary Clinton en tenue de prisonnière. D’après les études des universités de Stanford et de New York, au cours des trois derniers mois de la campagne, les fake news favorables à Trump étaient quatre fois plus nombreuses que celles au bénéfice d’Hillary Clinton. Facebook a également reconnu en novembre 2017 que 126 millions d’Américains avaient lus les messages postés par l’IRA. Or 115 000 voix suffisaient pour faire basculer le scrutin32. Vladimir Poutine avait de bonnes raisons pour favoriser l’élection de Donald Trump : l’arrivée à la Maison Blanche d’Hillary Clinton, incarnant le courant interventionniste libéral, aurait ruiné ses espoirs de voir démantelées les sanctions contre la Russie.
Grâce à la victoire du « pantin de Poutine », le Parti républicain opère une véritable « révolution » en politique étrangère33. L’alliance des isolationnistes, d’inspiration libertaire, et des nationalistes-conservateurs assure aux trumpistes la mainmise sur le Parti et marginalise les néo-conservateurs et, plus largement, le courant internationaliste dont sont issus les présidents républicains depuis Eisenhower. De cette union émerge une nouvelle vision du monde dans laquelle les États-Unis ne sont plus les gardiens du système international libéral qu’ils ont eux-mêmes forgé en 1945. Au nom de la défense de la liberté d’action des États-Unis, érigée en valeur suprême, la politique extérieure jacksonienne du président Trump récuse le multilatéralisme et notamment les alliances traditionnelles comme l’OTAN, jugée obsolète. Or ce programme de politique étrangère est une aubaine pour Vladimir Poutine qui réclame « un nouveau Yalta » et le retour aux sphères d’influence. Vu du Kremlin, Trump est l’homme providentiel qui lancera son pays dans la confrontation avec la Chine, offrant à la Russie l’occasion de se déployer au Moyen-Orient et d’avoir le champ libre en Europe34. Quant à la russophilie décomplexée du Président américain qui affiche lors du sommet d’Helsinki, en 2018, son allégeance au Président Poutine, elle accélère la conversion idéologique des milieux conservateurs traditionnellement hostiles à l’ours russe depuis la Guerre froide. Alors qu’en 2012, le candidat républicain, Mitt Romney, décrivait la Russie comme « l’ennemi géopolitique » des États-Unis, la méfiance cède peu à peu la place à l’admiration pour celui que Newsmax surnomme « Vladimir le Grand ».
Favorable à l’agenda international du Kremlin, l’élection de Donald Trump en 2016 a d’autres implications dont on ne perçoit pas immédiatement la portée. Elle contribue au discrédit de la classe politique américaine en dévoilant au grand jour (via la publication par Wikileaks des courriels volés du Parti démocrate) les pressions de son Comité national pour favoriser la candidature d’Hillary Clinton. Elle révèle les failles des rouages démocratiques et ébranle la confiance des Américains dans leurs institutions, provoquant la radicalisation de l’aile droite du GOP — laquelle contestera la victoire de Joe Biden lors de l’élection présidentielles de 2020. De 2016 à 2020, les rebondissements du Russiagate, véritable feuilleton politico-judiciaire, tiennent l’opinion américaine en haleine, exacerbant ses tensions internes. Sous la présidence de Trump, Vladimir Poutine devient un sujet clivant qui polarise la vie politique. Alors que son image se dégrade chez les démocrates (passant de 69 % à 79 % d’opinions défavorables), elle évolue positivement entre 2016 et 2018 dans l’électorat conservateur (1/3 des Républicains se déclarant favorables à Vladimir Poutine)35. Le consensus bipartisan sur l’existence d’un danger russe consécutif à l’intervention en Géorgie en 2008 et à l’annexion de la Crimée en 2014 n’est plus qu’un lointain souvenir36.
Sous Trump, la Russie peut déployer son influence dans la société sans rencontrer de vraie résistance de l’appareil d’État. Ainsi la chaîne d’information russe RT America — principal média russe impliqué dans l’opération — est simplement invitée par le département de la Justice à se faire enregistrer en tant qu’agent de l’étranger. Mais la chaîne de télévision russe, jusqu’à son interdiction en 2022, continue de recevoir des millions de dollars en provenance du Kremlin37. Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Entre 2016 et 2022, Moscou consacre en tout 182 millions de dollars pour financer ses opérations d’influence et sa propagande aux États-Unis38. Aux sommes versées par l’État russe s’ajoutent les dons de personnalités ou de fondations proches du pouvoir poutinien. Leur générosité ne se limite pas à la sphère politique. Aucun secteur de la vie intellectuelle et culturelle américaine n’est épargné. Ainsi, au cours de deux dernières décennies, sept des douze oligarques impliqués dans l’opération d’ingérence de 2016 ont déboursé entre 372 millions et 435 millions de dollars à 200 des plus prestigieuses institutions américaines à caractère non lucratif. Parmi elles, on trouve aussi bien des think tanks comme la Brookings Institution ou le Council of Foreign Relations, des musées (MOMA, Guggenheim Museum à New York) que des universités. D’importants flux financiers russes, estimés à au moins 100 millions de dollars, sont acheminés vers les campus des colleges où sont formées les élites américaines de demain (Yale, le MIT). Les oligarques russes espèrent ainsi faire oublier la provenance mafieuse de leur fortune, en se faisant passer pour des philanthropes, et redorer le blason du régime poutinien en misant sur le patrimoine culturel russe. Cette magnanimité leur permet d’intégrer les boards of trustees et d’orienter les activités de ces institutions : le magnat de l’énergie Viktor Vekselberg peut ainsi créer une bourse qui porte son nom et siéger au conseil d’administration du MIT : « Staline lui-même n’aurait pu rêver exercer au grand jour une telle influence »39.
Conclusion
Le fait qu’une puissance étrangère ait pu étendre son empire et interférer dans la vie politique des États-Unis sans que la menace soit anticipée ni contrée soulève de nombreuses interrogations. Une récente affaire d’espionnage fournit un début de réponse à cette énigme : le 23 janvier 2023, un ancien agent new yorkais du FBI, Charles McGonigal, en charge du cyber-contre-espionnage et de l’enquête russe, est arrêté par ses anciens collègues. Il est notamment accusé d’avoir, après son départ du FBI, travaillé pour l’oligarque russe Oleg Deripaska, ancien employeur de Paul Manafort et acteur clef de la victoire de Trump en 2016. Ainsi, la poutinisation des élites américaines avait atteint un tel degré que les services en charge de la sécurité nationale n’ont pas été capables d’opposer de véritable résistance à l’ingérence de la Russie. Avec le recul, il apparaît que la cyber-guerre de 2016 visait à pétrifier le pays avant le lancement de « l’opération militaire spéciale ». De fait, le maître d’œuvre de la victoire de Trump, Evgueni Prigojine, sème aujourd’hui la mort en Ukraine. L’Amérique qui mesure aujourd’hui l’étendue et le prix des compromissions sera longtemps hantée par « le spectre de 2016 »40.
Laurence Saint-Gilles est professeure agrégée d’histoire. Elle enseigne l’histoire des relations internationales à la faculté des Lettres de Sorbonne Université. Lauréate d’une bourse Fulbright, elle a consacré sa thèse et de nombreux articles aux relations diplomatiques et culturelles franco-américaines. On lui doit notamment Les États-Unis et la nouvelle guerre froide, Sorbonne université Presses, 2019.
Notes
- Greg Miller, « He came to DC as a Brazilian student », The Washington Post, 29/03/2023.
- « Les Espions », Le Monde, Hors-série, mai 2023, p. 39.
- Thierry Wolton, La France sous influence, Paris, Grasset, 1993, p. 13.
- Ibid.
- Jean-Baptiste de Montvalon, « La seconde jeunesse des idiots utiles », Le Monde, 15/05/2019.
- William Saletan, « Father Carlson », The Bulwark, 23/02/2022.
- Acronyme de Grand Old Party, le parti républicain. [NDLR]
- Condolezza Rice, Robert Gates, « Time is not on Ukraine’s side », The New Yorker, 2/02/2023.
- « 47 % des Américains souhaitent désormais que Washington exhorte l’Ukraine à mettre fin au conflit avec la Russie », Le Figaro, 12/12/2022.
- Nicolas Tenzer, « La propagande douce, une menace invisible et invasive », Desk Russie, 22/06/2022.
- Henry A. Kissinger, « These are the main political challenges facing the world right now », World Economic Forum Annual Meeting, Davos, 23/05/2022.
- Nicolas Tenzer, Ibid.
- Ce pacte des Jeux olympiques d’hiver, signé à Beijing le jour d’ouverture des Jeux, annonçait la formation d’un front commun eurasiatique composé du pays le plus peuplé du globe et du pays le plus vaste, un bloc inexpugnable face à un Occident déclinant et divisé. [NDLR]
- Charles A.Kupchan, « It’s Time to bring Russia and Ukraine to the negociating Table », NYT, 22/01/2022.
- John Mearsheimer, « Why The Ukraine’s crisis is the West Fault », Foreign Affairs, septembre-octobre 2014.
- Ibid.
- Isaac Chotiner, « Why John Mearsheimer blames the United States for the crisis in Ukraine », The New Yorker, 1/03/2022.
- Anne Applebaum, « Accepter la partition de l’Ukraine ce serait accepter un génocide », L’Express, 15/09/2022.
- Philippe Grangereau ,« Le lobby israélien au cœur de la polémique aux États-Unis », Libération, 4/10/2007.
- Michael Brenner, « American Dissent on Ukraine is Dying in Darkness », Scheer Post, 15/4/2022.
- Patrick Simpson, « The GOP’s favorite Professor Spent Decades Building Ties To Moscow », Stern Facts, 17/05/2022.
- Françoise Thom, « La globalisation du Poutinisme », Commentaire, 157, printemps 2017, p.151.
- Terme désignant des Juifs soviétiques désireux d’émigrer en Israël à qui les autorités refusaient le droit de quitter le pays. [NDLR]
- Grant Stern, « Edward Lozansky’s Russia Lobby Compromised the Republican Party », Stern Facts, 26/05/2022.
- L’agent russe qui a infiltré la National Rifle Association (NRA) et charmé plusieurs personnalités républicaines avant d’écoper d’une peine de 18 mois de prison. De retour en Russie, elle siège à la Douma. [NDLR]
- Greg Olear, Ibid. En 2016, 86 % des élus républicains de la Chambre et 43% des sénateurs ont reçu des fonds de la NRA.
- Michael Crowley, « The Kremlin ‘s candidate », Politico, 27/04/2016.
- « Czechoslovakia Spied on Donald and Ivana Trump », The Guardian, 15/12/2016.
- Franklin Foer, « Trump, le pantin de Poutine », Slate, 13/07/2016.
- Maureen Dowd, « White House Red Scare », NYT, 7/1/2017.
- Martin Untersinger, « Comment l’agence de propagande russe sur Internet a tenté d’influencer l’élection américaine », Le Monde, 17 février 2018, en ligne.
- Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, Paris, Desclée de Brower, 2018, p. 213.
- Franklin Foer, « Trump le Pantin de Poutine », Slate, 13/07/2016.
- Françoise Thom, La Globalisation du poutinisme, art.cit.
- R. Reinhart, « Republicans more positive on U.S Relations with Russia », Gallup Polls, 13/07/2018.
- Kristen Bialik, « Putin remains overwhelmingly unpopular in the United States », Pew Research center, 26/03/2018.
- Erin Baggott Carter, Bred L.Carter, « Questioning More : RT, Outward Facing Propaganda, and The post-West World Order », Security Studies, vol 30, 2021.
- Anna Massoglia, « Russia pouring millions into foreign influence and lobbying targeting the U.S amid escalating Ukraine conflict », Open Secrets, 2/2/2022.
- Peter Whoriskey, « Russian oligarchs have donated millions to charities, museums and universities analysies shows », Washington Post, 7/3/2022.
- Timothy Snyder, « The Specter of 2016 », The New York Times, 26/01/2023