Quarante « merci » pour la mort

Rencontre de Poutine avec des veuves et des mères de soldats morts, le 6 mars 2025 // kremlin.ru

Le philosophe russe parle du culte de la mort propagé par le régime de Poutine. Les morts au combat avec les nazis, il y a quatre-vingts ans, et les morts qui sont tombés sur les champs de bataille en Ukraine ces dernières années ont la même signification sacrée : leur vie ne vaut rien, seul leur « sacrifice » compte. Et le plus monstrueux, c’est l’approbation des mères et des épouses qui remercient Poutine pour avoir envoyé leurs proches à l’abattoir. 

La propagande russe pendant la guerre avec l’Ukraine donne naissance à des scénarios dont l’absurdité dépasse les fantasmes les plus sombres de Franz Kafka ou de Nikolaï Gogol. Récemment, Vladimir Poutine a rencontré au Kremlin les veuves et les mères de soldats morts dans la soi-disant « opération de libération » en Ukraine, et les femmes se sont empressées de le remercier. « Je suis la mère d’un caporal mort au combat… Merci à vous. » « Je suis mère de quatre enfants, chef de chœur, et depuis peu veuve… Merci à vous, Vladimir Vladimirovitch. » « Je suis la sœur aînée d’Artem Ryjov, soldat mort au combat. Je suis mariée et j’élève trois beaux futurs défenseurs de la patrie… Tout va bien pour nous. » « Merci pour vos garçons ! » répond Poutine aux mères et aux veuves. Le site we.are.repost, qui a publié cette vidéo impressionnante, a compté plus de quarante « merci » lors de cette rencontre.

Je me souviens de la guerre en Afghanistan à la fin des années 1980, à la fin de l’ère soviétique, lorsque les mères de soldats, dans leur colère irrépressible, s’étaient rendues jusqu’au Soviet suprême de l’URSS et s’étaient adressées à Gorbatchev lui-même pour exiger l’arrêt de la conscription des étudiants, le rappel des appelés illégaux, l’introduction d’une assurance obligatoire pour les militaires et la reconnaissance du droit à un service alternatif. Le Comité des mères de soldats est devenu une force civile puissante qui a largement contribué à la fin de cette guerre criminelle. Plus tard, pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), les mères de soldats ont joué un rôle immense dans la recherche des soldats disparus et la libération des prisonniers.

À l’ère Poutine, les voix des mères de soldats, comme celles d’autres organisations civiles, se sont fait moins entendre et, lors de la deuxième guerre de Tchétchénie, elles n’étaient plus audibles. En revanche, pendant la guerre actuelle, une organisation étonnante a vu le jour, « Les veuves des soldats de Russie », qui réclame de nouvelles vagues de mobilisation et la conscription générale afin d’écraser définitivement l’Ukraine. Les remerciements des veuves et des mères des militaires tués font régulièrement la une des journaux : les veuves des miliciens morts dans la soi-disant « république populaire de Donetsk » remercient en larmes les sponsors moscovites de leur avoir offert des manteaux de vison pour remplacer leurs maris tués (selon certaines rumeurs, les manteaux leur auraient été retirés immédiatement après le tournage de la vidéo), ou encore, dans un reportage légendaire de la chaîne de télévision Rossiya 1, le père et la mère d’un soldat tué racontent comment ils se rendent sur la tombe de leur fils dans une Lada blanche achetée grâce à la « prime funéraire », une allocation versée par l’État pour les soldats morts au combat ; puis la mère d’un combattant tué raconte comment elle a reçu un hachoir à viande en cadeau de la part du gouverneur de sa région.

La mort à la guerre est devenue monnaie courante en Russie, elle est discutée avec pragmatisme sur les réseaux sociaux, les jeunes femmes échangent sur les forums des conseils pour se marier le plus vite possible avec un soldat sous contrat partant en Ukraine afin de toucher par la suite l’indemnité versée pour un mari tué (une blogueuse est même actuellement jugée pour avoir publié ce genre d’histoires de  « réussite » et de « gains rapides »). Lors de la première vague de mobilisation à l’automne 2022, les mariages collectifs de soldats près des centres de recrutement sont devenus à la mode, ceux-ci se mariant à la hâte avec des petites amies occasionnelles, afin de garantir le versement d’une pension à leur famille en cas de blessure ou de décès.

Les morts remplissent l’espace public russe autant que les vivants : les panneaux publicitaires et les façades des maisons sont couverts de portraits des « héros de la défense nationale » morts au combat en uniforme d’apparat, qui regardent les rues d’un œil vide ; dans les salles de classe, on trouve des « pupitres des héros » portant les noms des diplômés de l’école morts au combat, et les enfants peuvent s’y asseoir en guise d’encouragement pour bonne conduite ; les sites Internet des universités s’ouvrent sur les portraits d’étudiants tués qui avaient pris un congé académique pour aller tuer et mourir en Ukraine. À l’approche du 9 mai, le pays était le théâtre de défilés du « Régiment immortel », des processions de la religion païenne sanglante de la Victoire, dont les participants portent des portraits de soldats morts il y a 80 ans pendant la Seconde Guerre mondiale ou aujourd’hui en Ukraine. Dans une école de la région de Nijni Novgorod, des enfants ont organisé un concert pour les morts : il n’y avait personne dans la salle, et les portraits des soldats tués étaient placés sur les chaises. Et à la Douma d’État russe, on propose très sérieusement d’accorder le droit de vote aux soldats morts au combat, en transférant leurs voix à leurs proches ou à leurs représentants. Ni Gogol avec ses âmes mortes, ni le philosophe religieux russe de la fin du XIXe siècle Nikolaï Fiodorov avec son idée de ressusciter les morts et de les réinstaller sur des planètes voisines n’auraient pu imaginer cela : les morts vivent déjà dans toute la Russie et réclament de nouvelles victimes.

La mort, au même titre que la guerre, est devenue partie intégrante de l’idée nationale : incapable d’offrir une vie digne à ses citoyens, l’État leur propose la mort à prix modique, mais accompagnée d’honneur et de respect : la mort au front est glorifiée dans les sermons du patriarche Kirill et approuvée par le président Poutine : « Mieux vaut mourir à la guerre qu’à cause de la vodka », avait-il expliqué en novembre 2022 à des mères de soldats tués en Ukraine. C’est précisément pour cette raison que les mères et les veuves lui disent « merci » : lorsque la mort est devenue une vertu nationale, voire un devoir civique, une rencontre personnelle avec le président (qui a en Russie le statut d’un demi-dieu), les honneurs et les dons généreux de l’État suscitent en elles un sentiment de gratitude intense.

Tout cela nous ramène à la question de savoir si la Russie, dans sa quatrième année de guerre, est fatiguée et prête à un cessez-le-feu. Pour l’écrasante majorité, la mort des soldats ne pose pas de problème, elle fait partie du quotidien russe : « Nos grands-pères sont morts au front, nous mourrons aussi. » Selon les chiffres de la surmortalité, la Russie a perdu jusqu’à un million de personnes lors de l’épidémie de Covid, sans pratiquement remarquer ces victimes. De la même manière, la société russe indifférente a déjà perdu près d’un million de personnes tuées et gravement blessées dans la guerre en Ukraine (on parle de 700 000 à 900 000), préférant ne pas remarquer ces pertes. Les gens se contentent de s’incliner comme d’habitude et de dire « merci » à l’État-Léviathan qui dévore leurs enfants et leurs maris.

Traduit du russe par Desk Russie

Lire l’original publié le 30 avril sur Telegram

Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).

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