La haine de classe des Russes envers l’Ukraine et les Ukrainiens

Couverture du magazine satirique soviétique Perets. 1953.

Pourquoi y a-t-il une forte approbation de la guerre contre l’Ukraine dans la société russe ? Selon l’historien et blogueur ukrainien Serhiy Klymovsky, le phénomène est ancien et s’explique par une « haine de classe » : les Ukrainiens sont différents des Russes, ils ont une autre façon de penser et de vivre au quotidien, alors que, selon la doxa officielle, ils ne représentent pas un peuple différent des Russes. Par conséquent, la guerre contre eux n’est rien d’autre qu’une croisade contre les hérétiques, les satanistes et les fascistes. Desk Russie publie cet article polémique qui affirme que, face à la mentalité russe, seule une claire victoire ukrainienne pourrait mettre fin à la guerre.   

Alors que Poutine se plaint à Trump et au pape des drones ukrainiens, que Musk se dispute avec Trump et que la Maison-Blanche tente de convaincre Zelensky qu’il est grand temps de changer de direction, à Moscou, une foule animée par la haine de classe envers les Ukrainiens exige de la direction russe une frappe nucléaire sur Kyïv. Une haine de classe, car les Russes ne reconnaissent pas les Ukrainiens comme une nation, ni l’Ukraine comme un pays, et qualifient donc l’État ukrainien de projet anti-russe. Ils ne disent pas qui est derrière ce projet, mais ce n’est certainement pas l’état-major autrichien.

La formule « l’État ukrainien comme anti-Russie » a été inventée au Kremlin et diffusée en juillet 2021 dans un article intitulé « Sur l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », signé par Poutine. Seuls ceux qui ont soutenu des thèses sur l’histoire de l’Ukraine s’opposent timidement à cette formule en Fédération de Russie, car l’objet de leurs recherches disparaît, et avec lui, leurs diplômes pourraient être annulés. Les communistes, accusés par Poutine d’avoir eux aussi inventé l’Ukraine sous Lénine, se comportent comme des Juifs qui auraient inventé le porc casher.

La raison pour laquelle les adeptes du Kremlin refusent de reconnaître les Ukrainiens comme nation est évidente : une nation a droit à un État, à un territoire, etc., conformément à la Charte des Nations Unies. C’est pourquoi leur « opération militaire spéciale » ressemble à du porc casher, il ne faut pas chercher plus loin. Une question beaucoup plus importante est celle de savoir pourquoi la formule poutinienne a été si facilement acceptée par la majorité des Russes, qui ont eu au moins cent ans pour se convaincre personnellement de l’existence de l’Ukraine et des Ukrainiens, et pour s’apercevoir que ceux-ci ont une mentalité différente, même lorsqu’ils parlent russe. Même lorsqu’ils vivaient en URSS, les Ukrainiens cultivaient des potagers et des vergers près de leur maison, élevaient du bétail et étaient constamment occupés à quelque chose. En somme, ils se comportaient comme les fameux koulaks, pensaient à demain et, selon les Russes, étaient aussi affairés et rusés que les Juifs.

Cette image courante et répandue des Ukrainiens en URSS n’a pas disparu après 1991, elle s’est au contraire renforcée. La plupart des Russes considéraient, depuis bien longtemps, les Ukrainiens comme des éléments socialement étrangers, nécessitant une profonde rééducation. Il s’agissait d’une aversion intuitive ou, à tout le moins, d’une méfiance du monde des esclaves envers le monde des travailleurs indépendants. Je dis intuitive, car seuls quelques Russes se sont plongés dans la comparaison entre l’histoire de l’Ukraine et celle de la Moscovie pour tenter de trouver une explication rationnelle aux différences entre les deux peuples.

Mais la plupart de ceux qui s’y plongeaient ne percevaient l’Ukraine qu’à travers le voile romantique de la liberté des cosaques zaporogues et du Taras Boulba de Gogol, avec une conclusion générale : c’étaient des bandits des steppes, mais plus avancés que ceux du Caucase et fortement corrompus par l’Europe. Cette « corruption » a toujours irrité les Russes. En 2014, au moment de l’occupation de la Crimée, ils étaient furieux que les prix y soient convertis en dollars. En Russie, le dollar est réservé aux riches et à ceux qui présentent leur passeport, mais en Crimée, comme partout en Ukraine, tout le monde l’utilisait librement et le changeait même dans les villages. Ce « chaos » ne provoque rien d’autre qu’une haine de classe chez le Russe moyen, lorsqu’il constate qu’on peut aussi vivre ainsi.

Le Russe typique éprouve depuis cent ans une hostilité de classe envers les Ukrainiens et l’Ukraine. Cette hostilité est intrinsèque, indépendamment de la façon dont le Kremlin qualifie l’Ukraine, d’anti-Russie ou de « peuple frère ». Le Russe n’a jamais considéré l’Ukrainien comme son égal, et encore moins comme son frère. Le célèbre appel de Maïakovski à ne pas se moquer des Ukrainiens est un exemple frappant de la manière dont le grand art, à la demande du parti, s’efforçait de maintenir cette animosité dans les limites de la bienséance.

Les Ukrainiens ont toujours existé et existent encore pour les Russes, même lorsque les « philosophes » et les propagandistes moscovites nient leur existence en tant que nation. Pour les Russes, les Ukrainiens n’existent pas en tant que nation distincte, mais comme une sorte de malentendu historique qui ne mérite que le mépris ou la pitié. L’idéologie soviétique a involontairement ajouté à cela une base de haine de classe. À cause de cette haine de classe, les Russes ont plus de facilité à accepter les Caucasiens et les habitants d’Asie centrale que les Ukrainiens. Ceux-là sont perçus comme des sauvages, et on est moins exigeant avec les sauvages. Avec les Ukrainiens, tout est plus compliqué, car aux yeux des Russes, ce ne sont clairement pas des sauvages, mais des hérétiques socio-mentaux, qui vivent et pensent différemment.

Il existe deux méthodes pour traiter les hérétiques, qui peuvent être combinées : les brûler tous sur le bûcher ou les rééduquer longuement, en veillant à ce qu’ils ne vous rééduquent pas vous-même. La troisième option, qui consiste à reconnaître aux hérétiques le droit d’exister en tant qu’esclaves des impérialistes, est inacceptable pour les Russes, car l’empire aspire à l’unification totale. Si l’unification échoue, l’empire doit manœuvrer pour gagner du temps ou se préparer à l’effondrement. Après l’annexion de la Crimée, le Kremlin se prépare très sérieusement à l’effondrement de la Fédération de Russie. 

Au Kremlin, on connaît cette animosité des Russes envers les Ukrainiens et on tente de l’exploiter depuis les années 1990, sans trop s’attarder sur sa nature. Pour les dirigeants russes, peu importe qu’elle soit sociale, nationale ou autre. L’essentiel pour eux est de savoir l’utiliser pour résoudre les problèmes actuels de l’empire moscovite.

Il faut reconnaître qu’ils y parviennent. En dix ans, les maîtres du Kremlin ont réussi à élever cette animosité du niveau quotidien au niveau géopolitique et à la transformer en haine totale. En 2022, les manifestations contre l’agression à grande échelle, non déguisée, contre l’Ukraine ont été beaucoup plus faibles en Russie qu’en 2014 et se sont très rapidement arrêtées. Les slogans scandés par la foule le 2 juin 2025 à Moscou – « Poutine, lance une bombe nucléaire sur Kiev ! » – marquent le point culminant de cette haine totale et l’aboutissement des efforts du Kremlin pour préparer la Russie à une nouvelle mobilisation massive. Les Russes n’ont plus honte non seulement de faire la guerre aux Ukrainiens, mais aussi d’exiger leur extermination totale, sans distinction entre les « Petits Russes » et les « banderistes ». Le Dieu russe reconnaîtra les siens.

En trois ans, le Kremlin a finalement résolu une tâche difficile : ne pas définir la guerre contre l’Ukraine comme une grande guerre patriotique, mais la mener comme une croisade contre les hérétiques, les satanistes et les fascistes. Kadyrov, bien qu’il ait diligemment répété à l’automne 2022 qu’il fallait mener une campagne commune contre les « satanistes occidentaux », n’a eu qu’une influence négligeable sur le processus. Le chef de l’Église orthodoxe russe Kirill et les grands propagandistes comme Vladimir Soloviev ou Margarita Simonian ont eu une influence bien plus grande sur la transformation de l’animosité de classe en haine totale envers les Ukrainiens. 

La direction russe semble avoir réussi à résoudre les problèmes actuels de l’empire par la guerre contre l’Ukraine. Il y a pourtant certaines nuances à apporter.

Tout d’abord, concernant la nature sociale de la haine des Russes envers l’Ukraine. C’est là que se cache le diable russe. Un esclave a trois priorités sacrées : sa ration, son avancement professionnel et l’autorité de son maître. La réduction de sa ration et la descente dans la hiérarchie servile ont un effet démoralisant sur lui. Mais la chute de l’autorité du maître est encore plus démoralisante. Un maître faible ou libéral suscite chez l’esclave une pensée séditieuse à la Dostoïevski, selon laquelle tout est permis puisque Dieu n’existe pas et que le maître est faible, tandis qu’un maître battu provoque la panique et la recherche d’une nouvelle solution, comme s’allier avec la Chine ou vendre ses ressources naturelles et ses pipelines à Trump. Car Trump est fort, il met tout le monde à genoux, c’est un vrai maître, celui dont nous avons besoin. Avec lui, nous pourrons même mettre les Chinois à genoux, sans parler de l’Ukraine, de l’Europe ou du Japon.

Un esclave réagit instantanément lorsque son maître le bat. On se souvient de la réaction immédiate des Russes à l’opération d’Izioum-Balaklia en 20221 et au retrait de leur armée de Kherson. La réaction à l’entrée des forces armées ukrainiennes dans la région de Koursk a été faible, car seule Soudja a été perdue et l’offensive s’est rapidement essoufflée. Tout peut arriver en temps de guerre, ont décidé les Russes, qui n’ont pas cédé à la panique. Seuls les propagandistes ont paniqué, car ils ne savaient pas quelle serait la réaction populaire. Mais deux ponts détruits et cinq aérodromes militaires incendiés les 31 mai et 1er juin ont donné aux Russes le sentiment que leur maître avait été sévèrement battu, et ils ont crié en toute sincérité à Moscou : « Poutine, frappe Kiev avec une bombe nucléaire ! »

Leur réaction à la marche de Prigojine est également intéressante. Elle a clairement montré que les Russes n’étaient pas contre le remplacement de Poutine et de Choïgou, car ils pensaient que Prigojine  trouverait les munitions et les soldats nécessaires pour prendre Kyïv en trois jours. À leurs yeux, Prigojine ressemblait davantage à un maître que Poutine discutant avec ses « partenaires occidentaux ».

Pour les esclaves, des concepts tels que la justice, la morale, les faits et autres sont des mots vides de sens. C’est pourquoi il est inutile de discuter avec les Russes. Seules les paroles du maître et sa capacité à les concrétiser ont un sens pour eux.

C’est là que réside le secret du mème sur « l’âme russe mystérieuse ». Il n’y a rien de mystérieux, il n’y a qu’une psychologie d’esclaves. Mais comme ce sujet n’a jamais intéressé l’Europe – parce que dans le christianisme, l’esclavage était considéré comme une anomalie temporaire, et que 15 ans après la découverte de l’Amérique, les moines espagnols ont protesté et obtenu du roi Charles qu’il l’interdise dans le Nouveau Monde –, personne, à part les anciens Romains, ne s’est penché sur la question.

C’est pourquoi l’Europe ne comprenait pas la psychologie de l’ « homme russe » dans son ensemble, et Tolstoï, Leskov, Dostoïevski et d’autres écrivains ne faisaient que remuer la boue au fond du creuset, en rendant la question encore plus confuse. Quant à Gogol et Tchekhov, ils ont brillé dans leurs descriptions et analyses du phénomène, mais ne sont pas passés à des généralisations systématiques. Néanmoins, la définition de la psychologie et du comportement des Russes en tant qu’esclaves se retrouve non seulement chez Lermontov, mais aussi chez d’autres auteurs.

La conclusion pratique dans la situation actuelle de la guerre russo-ukrainienne est que seule une défaite militaire éclatante de la Fédération de Russie, démontrant la faiblesse du Maître, peut provoquer une révolte des esclaves et, par conséquent, la fin de la guerre. La réduction des rations et les problèmes de carrière dus aux sanctions économiques ne sont que le terreau qui la prépare. Sans une chute spectaculaire du Maître aux yeux des esclaves, il est impossible de les pousser à bouger et à chercher différentes alternatives.

En transformant l’animosité envers les Ukrainiens en haine, allant jusqu’à la menace d’une frappe nucléaire, la direction russe a elle-même créé les conditions idéales pour cela. Au Kremlin, on a oublié une vieille vérité : un empire ne doit pas déclencher de guerre à ses frontières s’il ne peut pas gagner rapidement. On peut le faire quelque part au-delà des mers, ou dans un Afghanistan lointain bien que frontalier, mais pas quand il faut construire des fortifications dans la région de Leningrad. C’est le prélude à l’autodestruction.

Traduit du russe par Desk Russie

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Serhiy Klymovsky est un historien et archéologue ukrainien, docteur en sciences historiques. Pendant près de vingt-sept ans, il a mené des fouilles archéologiques à Kyïv, étudiant plus de deux hectares du territoire de l’ancienne ville. Il est le fondateur du musée public Zamkova Hora.

Notes

  1. Dans cette région du nord-est de l’Ukraine, les troupes russes avaient battu en retraite en catastrophe, abandonnant blindés et munitions (NDLR).
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