Maria Galina est une romancière et poétesse de langue russe. Elle a été déclarée lauréate du prix littéraire Dar (Le Don) fondé en 2024 à l’initiative de l’écrivain Mikhaïl Chichkine, afin de soutenir une nouvelle littérature indépendante en langue russe. Après l’annonce du prix attribué à Galina pour son livre À côté de la guerre. Odessa. Février 2022 – février 2023, Chichkine a expliqué la démarche du jury. Néanmoins, l’écrivaine, qui a quitté Moscou pour retourner en Ukraine après le début de l’invasion russe, a refusé le prix. Desk Russie publie le texte de Chichkine et la lettre ouverte de Galina.
Mikhaïl Chichkine : « Le livre de Galina résiste à la déshumanisation »
[…] Nous sommes tous, au sens propre ou figuré, à côté de la guerre. Le livre qui a remporté le prix est né de la guerre, imprégné de douleur face à la perte de l’humain dans un pays qui avait offert au monde une « grande culture russe ». Pourtant, ce livre résiste à la déshumanisation.
À côté de la guerre se déroule une autre guerre – une guerre pour la sauvegarde de la dignité. Ce livre ne parle pas seulement de la catastrophe de la culture, ni de celle de notre langue ; il parle avant tout du dépassement. La force de la voix de l’autrice réside dans l’espoir, dans la foi en la culture humaine, dans la victoire sur le mal qui émane du pays-agresseur. Ce livre contamine le lecteur avec sa foi dans le bien, dans la lumière, dans un monde qui viendra – si l’on tient bon et que l’on ne cède pas. […]
Il ne s’agit pas ici de culture russe ni de littérature russe. Ces notions font désormais partie du lexique de l’histoire. La langue russe n’appartient ni à la plus grande zone carcérale du globe, ni à la vermine tchékiste sur le trône, ni à une mère-patrie à la bouche pleine de cadavres. Ceux qui vivent et écrivent en russe en Ukraine, en Lituanie, en Israël, au Bélarus, en Amérique ou ailleurs – ce ne sont pas des écrivains russes, et ce qu’ils font n’est pas de la littérature russe. Ils vivent dans leurs pays, et font leur propre littérature.
C’est ainsi que cela doit être dans un monde régi non par le « don de l’obéissance », mais par le « don de la compréhension ».
La littérature russe est restée dans les manuels. Nous sommes dans un nouvel espace culturel et historique de la littérature en langue russe. Cet espace, qui fait partie de notre culture mondiale, je le partage avec des Juifs, des Ukrainiens, des Géorgiens, des Polonais, des Américains, avec tous les êtres humains sur la planète Terre pour qui cette langue – ma langue – est une forme de vie.
C’est dans cet espace de création libre en langue russe que se trouve notre avenir. Notre langue est un dialecte russe de la dignité humaine.
Traduit du russe par Desk Russie
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Maria Galina : « La langue dans laquelle je travaillais m’a été enlevée par la Russie »
Commençons, comme toujours, par remercier mes éditeurs, les experts, ainsi que ceux qui m’ont nominée, sans oublier, bien sûr, tous ceux qui ont participé au vote des lecteurs. En réalité, je considère les résultats de ce vote davantage comme un geste de soutien à une autrice qui se trouve actuellement à Odessa sous les missiles russes (comparé à d’autres villes d’Ukraine, nous avons été plus ou moins épargnés ces dernières années, mais au moment où j’écris ces lignes, la Russie vient de frapper la ville). Je voudrais dire quelques mots à ce sujet.
J’écris ce texte en anglais et en ukrainien. Au cours des trois années de guerre, j’ai très peu écrit en russe, à l’exception de ce livre, que j’ai terminé à la fin de la première année de l’invasion. Il m’est désormais plus facile d’écrire des textes publics en ukrainien et, franchement, cela m’est plus agréable. Mais dans la vie de tous les jours, je parle assez souvent russe. Je pense que dans les régions qui étaient majoritairement russophones à l’époque soviétique, la langue écrite restera pendant un certain temps très différente de la langue parlée, ce qui constituera une situation intéressante pour les futurs chercheurs. Mais cela n’a rien à voir avec le sujet qui nous occupe.
À vrai dire, j’ai hésité à accepter de participer à un prix russophone, même s’il est financé par des fonds suisses. Finalement, j’ai accepté, et ma motivation est très simple. Je veux que le journal de la première année de l’invasion, écrit par un témoin de la catastrophe qui a brisé la vie de nombreuses personnes, soit lu par le plus grand nombre possible, et en premier lieu par ceux qui ne lisent pas l’ukrainien. Car, franchement, mon peuple sait déjà tout cela. J’ai écrit ce livre (comme je l’indique dans la préface de la réédition) spécialement pour vous. Cela vaut également pour les membres du jury, parmi lesquels figurent de nombreuses personnalités des médias. Peut-être n’aimeront-ils pas le texte. Mais au moins, ils le liront. Je considère donc ma participation ici comme une occasion de dire ce que je considère comme important, à autant de personnes que possible, dans autant de langues que possible. Et pour cette opportunité, je suis sincèrement reconnaissante au prix et à ses organisateurs.
Autrement dit, si un livre condamnant l’invasion de la Russie et la Russie telle qu’elle est reçoit une certaine attention médiatique grâce à un prix censé soutenir la littérature en langue russe, ce sera bien sûr une ironie amère, mais c’est ainsi.
À titre personnel, je ne pense pas que la littérature russophone ait besoin d’être soutenue. Certains écrivains en ont probablement besoin. Mais depuis l’époque soviétique, la littérature russe, tout comme la langue russe, est un instrument de soft power qui a contribué à façonner une image attrayante de la Russie dans certains cercles, ce qui a probablement influencé la motivation de la communauté internationale lorsque le sort de l’Ukraine a été décidé. D’une manière générale, je pense que le rôle mondial de la littérature russe est un peu exagéré. Je ne sais pas d’où proviennent les fonds qui financent les nombreux départements d’études russes dans les universités occidentales, ni grâce à quoi il était plus populaire de s’intéresser à Tolstoï et Dostoïevski qu’à Du Fu ou Balzac, par exemple. Peut-être que, lorsque tous les financements provenant de Russie seront enfin coupés, la littérature russe finira par occuper la place qui lui revient parmi les autres littératures du monde, ni plus, ni moins. Et seulement après qu’elle aura purgé sa peine pour ses crimes d’État. Certes, je connais des gens de lettres qui ne se taisent pas, même en Russie. Mais j’en connais aussi qui se taisent, même dans la diaspora, et ceux-là sont majoritaires. Je sais qu’ils sont contre. Mais aucune déclaration publique, rien.
Un écrivain est une créature vulnérable, car le langage est son outil, un moyen d’identification, d’affirmation de soi, une source de revenus. C’est incomparablement plus facile pour un artiste ou un compositeur. C’est peut-être pour cela que l’on voit tant de compromis et de décisions douteuses parmi les écrivains russes. Je peux le comprendre, sans plus. J’ai moi-même fait des compromis, je sais donc de quoi il s’agit.
Quel destin attend la littérature russe ? Je ne sais pas, cela ne m’intéresse pas. Je ne peux que deviner. Bien sûr, si un écrivain veut conserver son public, il doit être publié dans la métropole, car c’est là que se trouvent les lecteurs. Certains auteurs russophones le font.
Pour moi, c’est une option inacceptable, mais c’est leur choix – et avec ce choix viennent certaines restrictions en matière de thèmes et d’intrigues. Mais si un auteur n’est pas publié dans la métropole, il y a d’autres restrictions : son cercle se limite aux lecteurs de ses œuvres sur les réseaux sociaux ou aux maisons d’édition dont les publications ne sont pas disponibles dans la métropole et sont donc inaccessibles aux critiques et aux débats publics… Ainsi, c’est la littérature russe qui paie aujourd’hui le prix fort de l’agression russe : en raison de son conformisme général, elle est, à mon avis, presque réduite à néant, a perdu son intégrité, et comme d’habitude, ce sont les meilleurs qui en souffrent.
Bien sûr, la littérature de la diaspora peut devenir quelque chose d’intéressant avec le temps, mais il n’est pas certain qu’elle deviendra LA littérature russe. Ce sera la littérature russophone des cultures de l’exil. Ainsi, je ne considère pas Nabokov comme un écrivain russe.
Aurons-nous alors, dans dix ou vingt ans, des œuvres puissantes d’auteurs russophones ? Probablement oui, car la littérature se nourrit généralement de la souffrance et peut donc naître de la nostalgie, du sentiment de culpabilité et de défaite, comme l’ont montré des exemples historiques.
Mais ce que je souhaiterais personnellement pour la littérature russe, même dans la diaspora, c’est qu’elle s’éloigne un peu de l’espace médiatique. Car je vois l’intention de construire l’image d’une soi-disant Grande littérature russe, mais qui soit la « bonne » littérature. Je ne suis pas sûr que ce soit une tendance utile. Le phénomène de la littérature russe ne peut exister que si cette littérature est liée à la métropole, même en confrontation… sinon, ce n’est pas de la littérature russe, mais, comme je l’ai dit, de la littérature en langue russe d’autres pays. Pour ma part, je ne veux rien avoir à faire avec cette métropole.
À strictement parler, je n’aime pas les projets qui intègrent des textes russophones ukrainiens dans le processus littéraire russophone commun. Ils visent à prouver qu’il existe un espace russophone commun – et que les russophones de l’ancienne zone d’influence russe ou soviétique en font partie. C’est une notion dangereuse, car la Russie revendique des territoires précisément en se basant sur la présence de populations russophones.
Maintenant, quelques mots sur moi. Je suis une écrivaine de langue russe d’origine ukrainienne, autrice de plusieurs livres de poésie et de prose. J’ai longtemps vécu à Moscou, mais j’ai finalement quitté la Russie avant la guerre, car la guerre était toute proche et je voulais la vivre chez moi, avec mes amis et ma famille. Mes livres, mes poèmes et mes textes en prose ont été traduits en plusieurs langues, ce pour quoi je remercie sincèrement les éditeurs et les traducteurs – ukrainiens, anglais, français, américains, polonais et estoniens (j’en oublie probablement). Mais je n’écrirai probablement plus de livres. Parce que la langue dans laquelle je travaillais m’a été enlevée par la Russie. J’ai entendu des slogans : nous ne céderons pas notre langue à Poutine, etc. Malheureusement, comme nous le voyons, tout est beaucoup plus compliqué. Si je continue à écrire, ce seront probablement des livres complètement différents, peut-être dans une autre langue. La prose chimérique [à rapprocher du réalisme magique, NDLR], autant que la science-fiction et l’horreur, c’est-à-dire le domaine dans lequel je travaillais, ont désormais perdu leur charme, car la réalité est plus bizarre, plus fanatique et plus terrible. Le livre qui a été primé est un journal documentaire, mon histoire. C’est une tentative d’analyser comment la guerre est perçue par une personne purement civile qui a vécu à Moscou pendant de nombreuses années, qui y était une écrivaine plus ou moins connue, et puis Moscou a commencé à bombarder sa ville natale.
Au cours de ces trois années de guerre totale, j’ai publié deux livres en russe – celui dont je parle ici et un recueil de poèmes, qui est aussi une sorte de journal de guerre –, tous deux dans de bonnes maisons d’édition, mais en dehors de l’Ukraine. Je fais partie de ceux qui ne soutiennent pas la langue russe en Ukraine. Car c’est la langue russe dans certaines régions qui les a rendues vulnérables à l’agression russe – ce sont elles que Moscou revendique, ce sont elles qui ont le plus souffert et qui continuent de souffrir. Je ne veux pas d’un tel sort pour Kharkiv, où vivaient mon arrière-grand-mère et mon arrière-grand-père Roudnytski, où, d’ailleurs, mon grand-père juif a été arrêté en tant que « médecin-meurtrier », je ne veux pas d’un tel sort pour Kyïv, où j’ai grandi, ni pour Odessa, où je vis aujourd’hui.
Et la langue de Moscou, ou plutôt le rejet de la langue de Moscou, est à mes yeux le prix le plus modeste à payer pour la liberté. Le prix le plus élevé est la vie, et beaucoup l’ont déjà payé.
Quand j’entends parler ukrainien, je me sens chez moi. Le reste n’a aucune importance.
Traduit de l’ukrainien par Desk Russie
Lire la version originale en ukrainien et en anglais
Notice biographique
Maria Galina a grandi en Ukraine, notamment à Kyïv et Odessa. Elle a étudié la biologie marine à l’Université d’Odessa, se spécialisant en hydrobiologie. Elle a soutenu une thèse et participé à plusieurs expéditions scientifiques avant de se tourner vers la littérature dans les années 1990, publiant d’abord sous le pseudonyme de Maxime Golitsyne. Depuis 1995, elle publie sous son propre nom. Son œuvre, mêlant réalisme et fantastique, comprend des romans, des nouvelles et de la poésie. Elle est également traductrice, ayant notamment traduit en russe des auteurs comme Stephen King, Clive Barker et Jack Vance. Galina a longtemps vécu à Moscou où elle a notamment travaillé en tant que critique littéraire à Literatournaïa Gazeta et à Novy mir. Elle a également fait partie de jurys de plusieurs prix littéraires. En 2021, Maria Galina s’est installée à Odessa avec son époux, le poète Arkadi Chtypel. Elle a souhaité « être du côté de la lumière lorsque la guerre éclaterait ».
Plusieurs de ses œuvres ont été traduites en français : les romans L’Organisation (Agullo Éditions, 2017) et Autochtones (Agullo Éditions, 2020) et le recueil de poèmes L’invisible est lumineux (Agullo Éditions, 2023).
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