Faire front de l’Atlantique à l’Indo-Pacifique

Emmanuel Macron à l’ouverture du Dialogue de Shangri-La, le 30 mai dernier // Service de presse du Premier ministre de Singapour

Invité à prononcer le discours d’ouverture du Dialogue de Shangri-La, à Singapour, le 30 mai dernier, Emmanuel Macron a présenté la France et l’Europe en « troisième voie », posant ainsi une fausse symétrie entre l’Amérique d’une part et l’axe sino-russe d’autre part. Quand les errances de la présidence Trump ouvrent de nouveaux horizons aux puissances qui veulent enfoncer le dernier clou du cercueil de l’Occident, le président français, soixante-dix ans après la conférence de Bandung (18-24 avril 1955), semble vouloir ressusciter le « non-alignement ». Si l’on comprend la nécessité pour l’Europe de s’affirmer, le lyrisme gaullien ne convainc pas totalement. Les théâtres euro-atlantique et indo-pacifique sont interconnectés ; c’est en bonne intelligence politique, stratégique et militaire que les Alliés doivent faire front.

De prime abord, les errances de l’Administration Trump ne sauraient être vues comme la confirmation d’une fatalité historique qui conduirait mécaniquement au découplage géostratégique entre les deux rives de l’Atlantique Nord. En l’état des choses, l’OTAN demeure en place, les grands exercices se déroulent normalement et le Pentagone prévoit de renforcer la partie nord de l’Europe où les contradictions militaro-stratégiques s’accentuent. Alors que des sources officieuses laissaient penser que les États-Unis renonceraient d’eux-mêmes à nommer un officier général américain au poste de Commandement suprême des Forces alliées (le SACEUR), le Pentagone vient de désigner le Lieutenant-général Alexus Grynkewich, appelé à prendre ses fonctions en août prochain, après l’approbation du Sénat. Parallèlement, la revue générale des déploiements américains suit son cours. Très probablement, elle conduira à la réduction des effectifs militaires américains en Europe, mais les observateurs avertis soulignent le sérieux de ces travaux, sans précipitation et signe d’un quelconque esprit doctrinaire.

Le « burden sharing » plutôt que le « burden shifting » ?

À quelques jours du sommet de La Haye (24-25 juin 2025), la perspective d’un rééquilibrage des engagements et des responsabilités militaires entre les deux rives de l’Atlantique Nord semble donc l’emporter sur celle du retrait des États-Unis de l’OTAN1. En somme, le « burden sharing » plutôt que le « burden shifting »2. Que les alliés européens des États-Unis se gardent toutefois d’un lâche soulagement. L’effort qu’il leur faut prodiguer est important et s’inscrit dans la durée : les dépenses militaro-sécuritaires en Europe devront atteindre la cible des 5% du PIB, selon l’objectif qui sera retenu à La Haye. La situation financière de plusieurs pays européens, dont la France, et la nécessité de rationaliser ces efforts conduisent à faire preuve de « créativité » comptable : relâchement des critères budgétaires dans la zone euro, Fonds européen de défense et plan de réarmement de la Commission européenne, réorientation de la Banque européenne d’investissement, « Banque de l’OTAN », entre autres propositions3.

Au-delà des aspects comptables, ces efforts devront se concrétiser par le déploiement d’hommes et de capacités militaires sur le terrain. Ils impliquent aussi que les alliés européens créent de nouveaux postes de commandement au sein de l’OTAN. Dans la zone nordico-baltique comme dans le bassin pontico-méditerranéen, des coopérations renforcées entre nations européennes répondront à la guerre hybride que la Russie mène dans ces espaces, testant ainsi leur résolution et leurs systèmes de défense. Dans ce remaniement du dispositif euro-atlantique, les États-Unis conserveraient un rôle important (dissuasion nucléaire élargie, protection de l’espace aérien, transport stratégique, guerre électronique et renseignement), mais ils devraient réallouer une partie de leurs ressources budgétaires et de leurs moyens militaires dans la région Indo-Pacifique, face à la Chine populaire qui considère la Méditerranée asiatique (mers de Chine du Sud et de l’Est) comme sienne et n’est pas si loin de revendiquer le Pacifique occidental4 (la base de Guam est dans le viseur de l’Armée populaire de Libération).

D’un point de vue européen, il serait erroné de penser que le « partage du fardeau « à l’intérieur de l’OTAN n’impliquera pas de contreparties dans la région Indo-Pacifique. Certes, l’agression militaire à grande échelle de la Russie en Ukraine et l’ombre portée de la menace russe sur la zone euro-atlantique, bien au-delà des États baltes, de la Pologne et de la Roumanie, exclut le « China turn » de l’OTAN dont il fut question dans un passé récent. Il reste que face à l’alliance sino-russe5, dont témoignent l’aide multiforme de la Chine populaire à la guerre du Kremlin, la tentative chinoise de s’emparer de la Méditerranée asiatique (plus vaste encore que la mer Méditerranée), et aux menaces sur la liberté de navigation subies par les nations occidentales, ces nations ne peuvent pas considérer cet espace comme un lointain théâtre exotique. Il suffit de regarder une mappemonde depuis le pôle Nord pour constater l’interconnexion entre les théâtres euro-atlantique et asiatique, reliés par la route maritime du Nord, le long des côtes russes.

Bref, l’OTAN pourrait survivre au trumpisme, mais certains des alliés européens des États-Unis devront s’investir plus encore dans la protection des lignes de navigation entre l’Europe et l’Asie, de la liberté de navigation et de  la sécurité des détroits qui conditionne la circulation des navires, voire la protection des territoires, des eaux territoriales et des zones économiques exclusives pour ceux qui sont physiquement présents dans cette partie du monde. C’est le cas de la France, puissance riveraine de l’Indo-Pacifique dont les marges de manœuvre géopolitiques reposent sur le maintien de relations fortes avec les États-Unis et l’organisation continue de coopérations militaires bilatérales concrètes, navales en tout premier lieu6. Le président français peut bien jouer avec le thème du non-alignement, cela ne dépassera pas le stade du stratagème et de la diplomatie publique, sans rien changer au fond des choses. Sauf à ce que l’Union européenne, sous la direction de la France, se mue en un acteur géostratégique global, ce qui serait une anticipation hardie.

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Le groupe aéronaval CLEMENCEAU 25 dans l’océan Pacifique // Marine nationale

Vers un pilier politico-militaire paneuropéen

Il reste que le scénario du « partage du fardeau » au sein de l’OTAN pourrait ne pas concerner l’Ukraine : l’idée selon laquelle le soutien financier et militaro-industriel relèverait des alliés européens semble s’imposer aux États-Unis, au-delà des clivages partisans (le secrétaire à la Défense américain n’a pas participé à la dernière conférence de Ramstein). Dans un tel cas de figure, ce serait purement et simplement un « burden shifting », le fardeau passant à l’Europe. Or il importe que l’Ukraine, toujours invaincue, le demeure car elle constitue la première ligne de défense de l’Europe, à l’est des frontières de l’ensemble euro-atlantique. En termes quantitatifs, les pays européens fournissent déjà un peu plus de la moitié de cette aide, mais se substituer en totalité aux États-Unis sera coûteux ; la tâche exigera que l’on mène des batailles politico-budgétaires, à l’intérieur de chaque État comme à l’échelle de l’Union européenne7.

Par ailleurs, les États européens ne possèdent pas la totalité des moyens nécessaires au soutien militaro-industriel à l’Ukraine (arsenaux et stocks d’armes et de munitions) ; il faudrait trouver les voies d’un compromis avec les États-Unis, quitte à financer sur fonds européens des livraisons de matériels et de munitions américaines, tant que l’industrie d’armement du Vieux Continent n’aura pas atteint les niveaux de production requis (vaille que vaille, cette production s’accroît). Le plus simple à court terme serait de confisquer les avoirs russes afin de financer de telles acquisitions. Quant à la perspective d’un déploiement en Ukraine d’éléments militaires européens, elle semble se dérober car un cessez-le-feu est très peu probable, a fortiori un accord de paix, dont il s’agirait de garantir l’application. Pourtant, une brusque transformation de la situation militaire pourrait requérir un tel déploiement : dans l’hypothèse d’un effondrement du front ukrainien – qui n’est pas à l’ordre du jour –, les alliés seraient contraints de former une zone de sécurité en avant des frontières orientales de l’ensemble euro-atlantique8.

Enfin, si la perpétuation de l’OTAN, au prix d’un « partage du fardeau » entre les deux rives de l’Atlantique Nord, serait une bonne chose, cela ne saurait nourrir un optimisme excessif. De fait, le conflit avec la Russie prend l’allure d’une guerre perpétuelle – du moins une sorte de Guerre de Cent ans, engagée depuis 1945, interrompue par un « armistice » d’une quinzaine d’années après la chute du « rideau de fer » –, c’est-à-dire un conflit de longue haleine que seule une nouvelle « Katastroïka » russe pourrait interrompre (la chute du régime). Dès lors, bien des développements et des retournements sont possibles, d’autant plus qu’une guerre dans la Méditerranée asiatique et sur le théâtre Pacifique aurait des conséquences à l’autre extrémité de la masse terrestre euro-asiatique. Le concept eurasiatique n’a donc pas perdu de sa pertinence.

En guise de conclusion

Qui plus est, les errances de la présidence Trump n’en finissent pas d’inquiéter les marchés, les gouvernements des pays alliés et l’establishment diplomatico-stratégique occidental, au péril de l’unité et de la force de l’Occident. Certes, nous ne doutons pas que des « hommes de bien » continuent à œuvrer au Pentagone comme au Département d’État. Au sein même de l’administration, quelques figures cherchent à pallier les insuffisances du chef de l’exécutif et à compenser les effets de décisions malheureuses. Il reste que la société américaine n’apparaît plus comme étant politiquement structurée. L’affrontement sur la place publique (numérique) entre Donald Trump et Elon Musk, ainsi que la rupture de la coalition au pouvoir des MAGA et des milliardaires de la haute technologie, révèlent l’étendue du désastre. Or l’absence d’une direction claire et avisée menace jusqu’aux bases financières et monétaires de la puissance des États-Unis (perte de confiance dans le dollar et dans les bons du Trésor américain), surendettés, ce qui pourrait avoir des conséquences gravissimes sur la projection militaire extérieure, au cas l’option géopolitique du « grand retranchement » prendrait le dessus.  

Aussi la perpétuation de l’alliance avec les États-Unis est nécessaire, pour autant que Donald Trump ne soit pas saisi par son « ombre » (au sens jungien du terme) lors du prochain sommet de l’OTAN. Elle est nécessaire parce que salutaire, mais cela ne saurait signifier que les gouvernements européens renoncent à assurer leur indépendance militaire, un objectif d’ailleurs conforme aux dernières demandes américaines. Conformément au « concept de l’haltère », forgé en son temps par Georges Kennan, théoricien du containment, le projet devrait être celui d’un pilier nord-américain et d’un pilier paneuropéen, unis par une alliance rééquilibrée, piliers capables de fonctionner indépendamment l’un de l’autre, si besoin était. En d’autres termes, l’enjeu pour les États européens et leur allié ukrainien est de se mettre à la hauteur des défis et des menaces de façon à pouvoir faire face, quand bien même les États-Unis s’abîmeraient dans leurs contradictions internes. Dans un tel cas, les Occidentaux de l’Ancien Monde auraient à lutter pour retrouver le rang qui était le leur à la veille de la grande « guerre civile européenne », entre 1914 et 1945.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Pour mettre en perspective ce sommet atlantique, voir le site de l’OTAN.
  2. Le thème du « burden sharing » est récurrent dans l’histoire des relations transatlantiques et interalliées. Énoncée le 25 juillet 1969 par le président Nixon, sur fond de guerre du Vietnam, la doctrine de Guam (ou doctrine Nixon) stipulait que les États-Unis soutiendraient les pays alliés, victimes d’une agression, mais en privilégiant l’aide financière, matérielle et logistique plutôt qu’un engagement direct. Le duo Nixon-Kissinger préparait alors le désengagement américain du Vietnam. Cette doctrine contenait l’idée d’un « partage du fardeau ». Bien que centrée sur l’Asie-Pacifique, elle inquiéta au plus haut point les alliés européens des États-Unis. La problématique d’un nouvel isolationnisme américain et d’un possible désengagement des États-Unis des affaires internationales est au cœur des analyses de Raymond Aron dans La république impériale : les États-Unis et le monde. 1945-1972, Calmann-Lévy, 1973.
  3. « Défense européenne : un plan de 800 milliards d’euros pour réarmer l’Europe », Vie publique, 5 mars 2025.
  4. Il est vrai que les États-Unis sont menacés d’un « hyper-étirement stratégique » entre Europe et Asie, le containment de la Chine populaire requérant d’importants moyens militaires. Sur les conséquences du phénomène de « strategic overextension » dans l’histoire diplomatico-stratégique des nations et des empires, voir Paul Kennedy, The Rise and Fall of the Great Powers, Random House, 1987 (Naissance et déclin des grandes puissances, Payot, 1988).
  5. La densité des relations sino-russes excède ce que d’aucuns appellent une simple « collusion » ou encore « connivence », c’est-à-dire une « entente secrète au préjudice d’un tiers » (définition du Larousse). Au vrai, ces appellations datent de la décennie 2000, lorsque l’axe sino-russe et ses affidés étaient assimilés à un « syndicat de mécontents », des grincheux sans réelle prise sur le mouvement du monde.
  6. Voir à ce propos la mission « Clémenceau-2025 », la première menée par le porte-avions Charles-de-Gaulle et son escorte dans la région Indo-Pacifique, qui témoigne des ambitions françaises. En partenariat avec la VIIe Flotte américaine et les marines des partenaires régionaux, le groupe aéronaval français a affronté la tyrannie des distances et les turbulences de la zone intertropicale pour affirmer l’importance que Paris accorde à la liberté de navigation et à la sécurité des détroits. Conduit avec huit autres pays, l’exercice « La Pérouse » s’est déroulé dans les détroits indonésiens (détroits de Malacca, de la Sonde et de Lombok). Plus significatif encore, le groupe aéronaval français, avec les marines américaine et japonaise, a conduit l’exercice « Pacific Steller » au large de Luzon, une île philippine à proximité de Taïwan.
  7. Sur le plan des armements, les États-Unis représentent le quart de l’approvisionnement de l’armée ukrainienne, comme l’Europe, l’industrie d’armement ukrainienne assurant désormais la moitié de cet approvisionnement.
  8. C’est dans le cadre d’un vaste ensemble géopolitique paneuropéen, de l’Arctique à la Méditerranée et de l’Atlantique au Tanaïs (le bassin du Don), que la défense de l’Europe doit être pensée, conçue et organisée, avec des pays extérieurs à l’Union européenne tels que le Royaume-Uni, la Norvège et – sur le flanc sud-est de cette Pan-Europe – la Turquie, dont les représentants ont participé aux réunions de la « coalition des volontaires ».
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