Penser l’inimaginable, 3 : une révolution prête à la tyrannie

Photo : La Maison-Blanche

Cet article est le dernier d’un triptyque où Philippe de Lara analyse la singularité de la révolution trumpiste. L’auteur explique en quoi consiste la « révolution conservatrice » qui a porté Trump au pouvoir en est bien une : elle vise à transformer radicalement les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Selon Philippe de Lara, la figure brutale, narcissique de Donald Trump et ses retournements incessants sont une façade qui masque un projet cohérent et poursuivi avec opiniâtreté. L’alliance avec la Russie est au cœur de ce projet, car elle doit dissocier la Russie de la Chine, ennemi principal des États-Unis. Pour mener à bien cette révolution, le régime actuel est décidé à garder le pouvoir même en cas de défaite électorale, et à utiliser la manière forte contre les opposants. Comme jadis les bolcheviks.

Nous aurions tort de considérer Trump simplement comme un bouffon, roi du deal irresponsable, ou comme un mafieux, ou comme une marionnette de la Russie. Ces données, qui font partie du personnage, ne donnent pas les clés de la « révolution conservatrice », qui pourrait bien être un projet plus cohérent qu’il n’y paraît, d’autant plus inquiétant par cette cohérence même. Il entend d’abord combattre les ennemis intérieurs et extérieurs qui menacent la survie des États-Unis (la Chine, la bureaucratie, le déclin des valeurs traditionnelles). Après plusieurs décennies d’errements et de trahisons de la part des élites américaines, il faut une révolution pour recréer l’Amérique et transformer l’ordre du monde à son avantage. L’hyperactivité chaotique du président, ses revirements et ses déconvenues ne sont que la partie visible d’une action méthodique et opiniâtre pour transformer les institutions, l’économie et le rôle international des États-Unis. Autrement dit, la révolution conservatrice poursuit une ambition de long terme, qui ne saurait être limitée à l’intervalle entre deux élections1. C’est la raison de la brutalité de Trump, de sa volonté d’affirmer la prééminence absolue de l’exécutif, de son mépris des institutions de la démocratie américaine2. Il y a un plan, un projet, et il ne faut pas compter sur des infléchissements, en dépit des sautes d’humeur et des foucades du président, qui sont un cabotinage parfaitement maîtrisé, calculé pour faire douter de ce qu’il veut vraiment, et pour laisser croire qu’il pourrait changer d’avis3.

La peur, une passion révolutionnaire

La radicalité révolutionnaire se manifeste d’abord dans la persistance une fois au pouvoir du discours apocalyptique de la campagne électorale : Trump est le sauveur d’une Amérique menacée d’effondrement sous les coups de ses ennemis intérieurs et extérieurs. Toutes les décisions de Trump sont justifiées au nom d’une urgence vitale : les tariffs doivent mettre fin au pillage de l’Amérique par la mondialisation libérale, l’expulsion massive d’étrangers et la restriction drastique des permis de séjour sont indispensables pour fournir des emplois et une vie décente aux Américains, la conquête du Groenland et du canal de Panama est vitale pour la sécurité nationale, etc. Ce discours ne vient pas seulement de la Maison-Blanche, il est relayé par d’innombrables tribunes, talk-shows, messages sur les réseaux sociaux, toujours plus radicaux et plus anxiogènes, qui maintiennent le peuple MAGA dans un état de mobilisation permanente. Et, comme dans les révolutions fasciste et nazie, l’intensité de la peur et de la colère face aux ennemis de l’Amérique nourrit la foi dans le triomphe futur. Steve Bannon est le chef d’orchestre de cette propagande apocalyptique, avec sa chaîne de podcasts sur l’internet War Room ( « salle de crise ») – ce qui ne l’empêche pas d’être l’un des penseurs importants de la révolution MAGA, comme on va le voir. Un de ses thèmes de prédilection depuis des mois est la crainte, sincère ou feinte, d’une guerre civile aux États-Unis si la révolution ne va pas assez vite et fait trop de concessions à « l’oligarchie mondialiste » de la Silicon Valley.

Un projet mûrement préparé

La révolution doit se déployer simultanément sur trois plans :

  • à l’intérieur, mener une guerre culturelle afin d’enrayer le déclin causé par une dérive individualiste et libérale, dont le wokisme est le symbole commode ;
  • à l’extérieur, affaiblir la Chine – c’est pourquoi l’alliance avec la Russie est vitale, pour briser le « bloc eurasiatique » (Chine, Russie, Corée du Nord, Iran), aujourd’hui dopé par la guerre de Poutine ;
  • en économie, remplacer le libre-échange, naguère le fondement de la suprématie américaine, par un néomercantilisme, qui sera le fondement de la suprématie américaine retrouvée.

Ce projet, Trump et ses lieutenants ont eu quatre ans pour le peaufiner dans les moindres détails4. Le paradoxe de cette révolution est que son grand leader n’en est pas le cerveau. Mussolini, Lénine, Hitler, Mao, et même Staline se voulaient des intellectuels, et leur stature de grand penseur, réelle ou imaginaire, était la clé de leur autorité : ils incarnaient le sens de l’histoire. Le charisme de Trump, lui, repose sur tout autre chose : il ne lit pas de livres (ni même les notes dépassant une page), mais il perçoit intuitivement les aspirations et les passions de la base MAGA, et il a une sorte de génie pour se mettre à l’unisson de ses colères et de ses lubies. De ce point de vue, son inculture et sa vulgarité sont des atouts. Mais autour de lui, d’autres personnes pensent la révolution MAGA et ajustent sa stratégie de long terme aux événements. Par-delà la diversité de leurs idéologies et leurs rivalités, ce qui les unit est la conviction qu’au degré de dévastation atteint par l’Amérique après cinquante ans de mauvais gouvernement, il faut être révolutionnaire pour être conservateur5. Le mot « révolutionnaire » doit s’entendre ici au sens propre : il faut tout changer en même temps et, pour cela, déborder le cadre de la politique ordinaire, se préparer à conserver le pouvoir le temps qu’il faudra et, pour cela, contourner ou altérer les formes de la démocratie – d’où le rôle fondateur du mensonge sur le résultat de l’élection présidentielle de 20206 : croire que l’élection a été volée à Trump, c’est ouvrir la voie à la contestation de toute élection défavorable et c’est entrer dans un régime de « vérité alternative », où la cause justifie tous les mensonges et toutes les manipulations.

Si l’on veut s’opposer efficacement à ce projet, il ne faut pas sous-estimer sa cohérence ni l’énergie révolutionnaire qui l’habite. Elles lui donnent la capacité à essuyer des échecs, à louvoyer sans renoncer au but final. Les dirigeants de la révolution conservatrice combinent l’hubris révolutionnaire avec une persévérance toute réaliste dans la poursuite de leurs objectifs, de l’expulsion des immigrés illégaux à la guerre commerciale et au désengagement en Europe. Ils ont inventé une doctrine de l’action gouvernementale qui, pour s’écarter largement des canons enseignés à la Kennedy School of Government de Harvard, n’en est pas moins passablement efficace. On pourrait la définir comme un hooliganisme rationalisé : elle préfère la destruction brutale à la réforme – par exemple, la suppression de l’agence USAID, la coupure des budgets des universités jugées complaisantes avec le wokisme –, mais elle ajuste ses coups de boutoir spectaculaires à la visée de leur impact à plus long terme, de sorte que même quand ils sont suivis de reculs à première vue piteux, ils ont l’effet voulu. La conduite de la guerre commerciale est typique de cette stratégie : ce qui compte n’est pas le bénéfice immédiat des tariffs, mais le démantèlement des institutions et des habitudes du libre-échange, au profit d’un nouveau cadre dans lequel le commerce est reconnu comme une arme de la puissance7.

Si cette analyse est exacte, il ne faut pas trop compter sur les échecs ou les obstacles pour mettre un terme à la révolution trumpienne, que ce soit le refus de Poutine de mettre fin à la guerre en Ukraine ou une défaite éventuelle aux élections de mi-mandat.

La fascination de l’extrémisme

Pour les révolutionnaires conservateurs, le péril est existentiel, mais les capacités de l’équipe présidentielle sont sans limite. Ces conservateurs qui se veulent réalistes ont une fascination troublante pour les extrémistes les plus déjantés. J’en donnerai deux exemples : les « Lumières obscures » (Dark Enlightenment) de Curtis Yarvin et l’extrême droite catholique de Steve Bannon.

Geek et philosophe politique, Curtis Yarvin se définit lui-même comme « néoréactionnaire », soit une version autoritaire et élitiste de la doctrine libertarienne. Plus radical que le DOGE d’Elon Musk, il préconisait dès 2011 le RAGE (Retire All Government Employees). Son argument est qu’il est impossible de changer le gouvernement sans se débarrasser de la démocratie et de la bureaucratie. « Seule l’énergie monarchique, l’énergie qui provient d’un unique point, peut être efficace8. » Le pouvoir sera donc concentré dans les mains d’un despote éclairé d’un nouveau type, un PDG-dictateur, désigné par les autres PDG, qui lui devront ensuite une obéissance absolue. Pendant sa campagne sénatoriale en 2021, J. D. Vance s’était référé à Yarvin et avait repris l’idée du RAGE, en affirmant que c’était ce que Trump devrait faire s’il arrivait au pouvoir. Kevin Roberts, l’un des principaux stratèges de Trump – il est le maître d’œuvre du Project 2025 –, est aussi à l’école de Yarvin : « Je pense que le plus grand projet, l’un des meilleurs indicateurs de succès pour la droite politique, si nous sommes réellement à l’aube d’une ère conservatrice de gouvernance, est de vaincre l’État profond.9 » Yarvin est devenu marginal dans la galaxie des intellectuels de la révolution conservatrice depuis que Steve Bannon s’est avisé que son libertarisme élitiste était incompatible avec le populisme MAGA – cette rupture anticipait d’ailleurs le divorce entre Trump et Elon Musk.

Steve Bannon reste en revanche une figure très influente de la galaxie trumpiste, bien qu’il n’ait pas de poste officiel. Il incarne le côté obscur, complotiste10, de la branche catholique du mouvement MAGA, branche dont J. D. Vance est le représentant officiel, plus policé : alors que ce dernier prend soin de ménager le Pape, tout en faisant avancer son agenda conservateur dans l’Église, Bannon, lui, s’affiche avec le cardinal Carlo Vigano, excommunié en 2024. Vigano est convaincu que « l’État profond » a contraint Benoît XVI à la démission en 2013 et fait élire François. Dans un entretien avec Steve Bannon diffusé en mai 2025 sur War Room, le cardinal schismatique relève « en passant » (sic) que les acteurs du complot pour déposer Benoît XVI et le remplacer par un pape progressiste « appartenaient tous à l’élite pédophile (sic), d’Obama à la famille Biden, en passant par McCarrick11 et Hilary Clinton ». Il soutient également que ce sont les mêmes méthodes « subversives » qui ont été employées pour fomenter les « révolutions de couleur12 » et pour forcer la hiérarchie catholique à accepter « des réformes que personne ne demandait, comme l’ordination des femmes, l’autorisation de la sodomie (sic), ou la synodalisation13, pseudo démocratisation contraire au principe monarchique de la papauté, etc. ». Vigano, pour le plus grand ravissement de Bannon, déclare que « ce complot [contre l’Église] fait partie d’un complot mondial plus vaste. Organisé par le lobby subversif de la gauche woke et par le Forum Économique Mondial, il vise à détruire toute forme de résistance à la création d’un Nouvel Ordre Mondial […] et à l’établissement d’une nouvelle Religion de l’humanité qui fournira son fondement doctrinal et moral à la dystopie mondialiste. » Selon lui, l’élection de Donald Trump a donné un coup d’arrêt au complot mondialiste mais « il ne suffit pas de combattre les manifestations les plus extrêmes de l’idéologie woke. Nous devons reconstruire la culture sur le fondement de la famille, et du socle de la morale et de la religion, reconstruire un modèle de société à l’échelle humaine, en accord avec la volonté divine et la Loi des Évangiles. Nous devons apprendre à nos enfants à se battre et à mourir pour les droits de Dieu et non pour les soi-disant droits de l’Homme. »

Sur cette idée de reconstruction de la culture traditionnelle abîmée par le libéralisme, les divagations de Vigano sur le complot franc-maçon et pédophile convergent avec l’agenda politique réaliste de la révolution conservatrice.

lara bannon
Steve Bannon s’exprime devant les participants à l’AmericaFest 2022 à Phoenix (Arizona). Photo : Gage Skidmore, CC BY-SA 2.0

Pourquoi l’alliance russe est vitale aux yeux de Trump

Même pour certains de ceux qui, en Europe, se sentent proches du nationalisme anti-élites de Trump, son alignement sur la Russie de Poutine est un scandale incompréhensible – le titre de cette série de trois articles renvoie à cette réaction, à la sidération qui a saisi et saisit encore les Européens. La corruption, les relations troubles de Trump avec la Russie depuis plusieurs décennies, l’entrisme des services russes, la fascination pour Poutine, tout cela intervient dans les choix de Trump sur l’Ukraine, l’Europe et la Russie. Mais je crois qu’on ne peut les comprendre si on ne voit pas leur fonction dans le projet révolutionnaire : vaincre la Chine.

La Chine veut devenir la première puissance mondiale, et donc chasser les États-Unis de cette place. La menace est économique et géopolitique. L’erreur impardonnable des gouvernants et des entreprises des États-Unis est d’avoir nié ou minimisé le danger. Ils ont accueilli à bras ouverts la Chine dans le commerce mondial, installé leurs usines en Chine, accepté d’être envahis par les produits made in China, en oubliant que la Chine appartient au Parti communiste chinois et que la dépendance industrielle, commerciale et financière envers la Chine leur coûterait très cher. Dans la course à l’hégémonie mondiale, l’Amérique est en position avantageuse sur le plan économique grâce à sa prodigieuse créativité technologique, mais elle est en position de faiblesse sur le plan géopolitique. La Chine est devenue plus ouvertement agressive parce qu’elle est plus riche et mieux armée, et parce qu’elle a pris la tête d’une alliance anti-occidentale avec la Russie, l’Iran et la Corée du nord. Les gouvernants actuels baignent dans un climat apocalyptique sur les dangers qui menacent les États-Unis, mais ils ont de bonnes raisons de craindre le « bloc eurasiatique » emmené par la Chine14. Or le maillon faible de ce bloc est la Russie : son économie et sa démographie sont en berne, elle craint la domination de la Chine, qu’elle déteste depuis toujours, malgré les protestations d’amitié, et elle cherche le moyen d’échapper à l’irrésistible vassalisation chinoise, accélérée par la guerre en Ukraine.

Pour ne pas perdre l’hégémonie mondiale, les États-Unis doivent briser le bloc eurasiatique, et ils ne pourront le faire qu’en détachant la Russie de la coalition anti-occidentale. La menace chinoise est existentielle parce qu’à la tête du Bloc se trouve le Parti communiste chinois qui, selon les géopolitologues trumpistes, a déclaré la guerre aux États-Unis en 2019. La guerre en Ukraine, dans la mesure où elle consomme des ressources américaines, augmente la puissance relative du PCC.

Nous avons tous pensé, moi le premier, que l’alliance russe était un fantasme de Trump, parce que l’idéologie (la croisade contre l’ordre occidental) et la préférence des dictateurs pour leurs pairs liaient durablement la Russie à la Chine et que Xi et Poutine avaient le temps long pour eux, tandis que le pouvoir du président des États-Unis était transitoire. Nous pensions que cette stratégie était absurde et vouée à l’échec, ou qu’elle était le paravent d’autre chose (comme un partage du monde entre les trois empires). À court terme, l’alliance avec la Russie semble être en effet un choix perdant, puisque la Russie ne veut pas arrêter la guerre, malgré les cadeaux que lui fait Trump sur le dos de l’Ukraine. Mais, envisagée dans la durée, il est rationnel de penser que l’intérêt de la Russie est de s’y ranger tôt ou tard. Rationnel mais risqué : les États-Unis sont en effet condamnés à réussir l’alliance russe, sans quoi le bloc eurasiatique aura gagné la partie. 

C’est pourquoi il y a très peu de chances que les États-Unis renoncent à cette alliance, quels qu’en soient le coût et les conséquences devant l’histoire.

Le point où la rationalité stratégique déraille

Cette stratégie est le noyau rationnel du comportement de Trump vis-à-vis de l’Ukraine. Mais cela ne suffit pas à rendre compte d’une véritable détestation de l’Ukraine chez nos révolutionnaires, y compris et même surtout, chez J. D. Vance, pourtant censé être l’adulte dans la pièce. Cette fixation anti-ukrainienne a sans doute plusieurs origines, mais la principale est le traumatisme qu’ils ont éprouvé face à l’échec de la politique de regime change inspirée à George W. Bush par les néo-conservateurs. Ils estiment que l’hégémonie américaine a été durablement ébranlée par les fautes criminelles des neo-con, qui ont mené les États-Unis de défaite en défaite et créé des foyers de désordre et de conflit, bien avant que Poutine attaque l’Ukraine. Selon eux, le projet d’exporter la démocratie par la force a fait un tort considérable aux États-Unis, quasi irréparable, jusqu’à l’arrivée de Trump au pouvoir : si je puis dire, une « divine surprise » qui a rompu avec « ces mensonges qui nous ont fait tant de mal ». Or la politique funeste de regime change a été poursuivie en Europe par les successeurs démocrates de George W. Bush, sous la forme du soutien des États-Unis aux « révolutions de couleur », en particulier en Ukraine.

C’est ce schéma intellectuel catastrophiste qui conduit même des gens, par ailleurs bien informés et relativement modérés, à perdre leur sang-froid dès qu’il s’agit de l’Ukraine. Ils se persuadent que la révolution du Maïdan a été fomentée par la CIA et des ONG proches du gouvernement américain, et que la Russie ne pouvait pas réagir autrement qu’elle ne l’a fait à partir de 2014. C’est ainsi que des anticommunistes historiques s’alignent sur le récit russe, tout en affirmant qu’ils n’en font rien. Ils sont si furieusement anti-Ukrainiens qu’ils sont aveugles à l’horreur des crimes de Poutine et à son jusqu’au-boutisme impérialiste.

La rationalité initiale déraille alors dans l’idéologie, et fonce tout droit sur deux écueils : 1) les conservateurs révolutionnaires ne voient pas ou ne veulent pas voir que le découplage de l’Europe des États-Unis est depuis toujours le but des Soviétiques, et aujourd’hui celui de Poutine, pour affaiblir le camp occidental ; 2) toujours sous l’influence du narratif russe, ils tablent sur une victoire rapide de la Russie, avec ou sans cessez-le-feu, alors que l’Ukraine continue de tenir en échec l’armée russe depuis plus de trois ans. Une victoire de l’Ukraine mettrait à bas la grande stratégie géopolitique de l’équipe Trump.

Conclusion : une révolution contre la démocratie

Le trait le plus avéré et le plus inquiétant du conservatisme révolutionnaire est son obsession de la conservation du pouvoir à tout prix. Kevin Roberts le déclare crûment dans l’entretien au Figaro cité plus haut : « Pour changer vraiment les choses, il faut que les conservateurs restent au pouvoir pendant une ou deux générations. » J. D. Vance a donné la formule du conservatisme révolutionnaire dans sa préface au livre de Kevin Roberts, Dawn’s Early Light. Taking Back Washington to Save America (2025)15. Selon Vance, « l’ancien mouvement conservateur soutenait qu’il suffisait d’ôter le gouvernement du chemin et des forces naturelles résoudraient les problèmes. Nous ne sommes plus dans cette situation et devons adopter une approche différente […]. Comme l’écrit Kevin Roberts, “vous pouvez vous contenter d’une politique de laisser faire quand vous êtes tranquillement installé au soleil. Mais quand descend le crépuscule et que vous entendez les loups, il est temps de mettre les chariots en cercle et de charger les mousquets”. » Autrement dit, s’accrocher au pouvoir même en cas de défaite électorale, et utiliser la manière forte contre les opposants : l’évocation de la conquête de l’Ouest sert ici à enjoliver une conception bolchévique du pouvoir.

Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).

Notes

  1. Intervalle particulièrement court aux États-Unis : quatre ans pour la présidence, deux ans pour le Congrès.
  2. Dans un entretien au Grand Continent (avril 2025), Curtis Yarvin, l’un des penseurs trumpistes dingues dont il sera question plus loin, justifie ainsi l’interprétation autoritaire de la Constitution par Trump : « Le véritable génie de la Constitution américaine, c’est qu’il s’agit d’une Constitution mixte. Tous les éléments sont présents. Mais l’équilibre entre eux n’est pas fixe – il peut bouger. En d’autres termes : la Constitution dit seulement qu’il y a trois pouvoirs – elle ne dit pas lequel est le plus fort. » Argument spécieux mais habile.
  3. Dans ce domaine, il y a tout lieu de penser que la confiance d’Emmanuel Macron dans la vertu de son verbe auprès de Donald Trump est illusoire.
  4. Le principal vecteur de cette préparation est le Project 2025, lancé par la Heritage Foundation en 2022 et qui aboutira en 2024 à un programme d’action de 900 pages, la bible de la révolution conservatrice.
  5. L’étiquette de « révolution conservatrice » a été appliquée aux gouvernements libéraux de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, mais ceux-ci étaient bien moins radicaux et respectueux de leurs constitutions respectives.
  6. Voir dans Desk Russie mon article « Penser l’inimaginable. Une pathologie transatlantique (I) », 23 février 2025.
  7. Cette transformation des règles du commerce mondial n’a pas été inventée par les trumpistes. En réalité, ils ont su analyser et amplifier la tendance à la politisation des flux commerciaux internationaux à l’œuvre depuis quelques années, à en faire une stratégie. Sur cette question, voir Maxence Brischoux, « Rupture dans le cours de la mondialisation ? », Commentaire, n° 183, automne 2023.
  8. Dans Le Grand Continent, « Le grand entretien avec l’intellectuel organique de la contre-révolution trumpiste », 5 avril 2025.
  9. Entretien publié dans Le Figaro, 25 mai 2025.
  10. Sur tous les podcasts de Steve Bannon, on peut voir la devise affichée derrière son bureau : « Je ne crois pas aux complots, mais je ne crois pas non plus aux coïncidences. »
  11. Theodore McCarrick, ancien archevêque de Washington, suspendu en 2019 à la suite de nombreuses accusations d’abus sexuels, décédé en 2025.
  12. Nom donné aux soulèvements populaires en Europe de l’Est et en Asie centrale au début du XXe siècle contre la corruption, l’autoritarisme et l’influence russe. En 2005, la « révolution orange » en Ukraine a porté au pouvoir Viktor Iouchtchenko, candidat pro-européen et défenseur de l’indépendance ukrainienne.
  13. Une idée chère au pape François, qu’il a promue avec le synode 2021-2024, « Pour une Église synodale », c’est-à-dire gouvernée avec la participation des fidèles.
  14. Au demeurant, le « pivot asiatique » ne date pas de Trump, il remonte au moins à la période Obama.
  15. La Lumière de l’aube. Reprendre Washington pour sauver l’Amérique. Le livre devait paraître pendant la campagne présidentielle, mais sa publication a été différée quand Trump a compris que ces idées – comme celles du Project 2025 –, pouvaient effrayer les électeurs.
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