Premier volet : une pathologie transatlantique
Cet article est le premier d’un triptyque où Philippe de Lara analyse la poussée populiste qui sévit outre-Atlantique, mais également dans les sociétés européennes. L’auteur explique notamment les passions et les mécanismes de la crise populiste de la démocratie libérale. Le Kremlin et ses trolls sont passés maître dans l’art de la « guerre cognitive », mais les idéologues de l’altright (extrême droite américaine) ne sont pas en reste, en particulier pour la sélection des individus les plus en colère par le traitement de profils sur Internet et la manipulation des réseaux sociaux. Les volets suivants porteront sur la nature totalitaire du mensonge trumpiste et sur les faiblesses de l’ennemi.
Comment penser l’inimaginable ? D’abord, trouver les mots justes face au renversement des alliances effectué par Donald Trump : on a beaucoup parlé d’un nouveau Yalta, ou d’un nouveau Munich, mais il s’agit plutôt d’un nouveau pacte germano-soviétique, comme l’écrit Gérard Grunberg dans Telos. J’ajouterai : en pire, car la catastrophe de l’abandon sans ménagement de l’Ukraine s’inscrit dans une chaîne de déclarations et de décisions qui sont en train de bouleverser de fond en comble la physionomie du monde et qui constituent une attaque simultanée sur plusieurs fronts contre l’Europe. Du jour au lendemain, on doit se demander si l’on peut encore parler de « l’Occident », du « monde libre », du moins au singulier. Avec sa vulgarité brutale et brouillonne, la nouvelle révolution américaine1 manifeste un grand dessein géopolitique, qu’il faut tâcher de comprendre. Quel que soit le poids de la « bulle de désinformation » que la Russie a tissé autour de Trump, ce n’est pas la seule explication du changement de camp des États-Unis. Pour commencer à baliser le périmètre de ce qui nous arrive, je partirai d’une donnée à première vue paradoxale : une des clés de la fracture entre les États-Unis et l’Europe réside dans une situation qui leur est commune, que j’appellerai la crise populiste de la démocratie libérale. Paradoxe encore, la même tendance qui alimente une révolution aux États-Unis se manifeste en Europe sous la forme d’un marasme pathétique.
Le populisme, une maladie transatlantique
En dehors de Volodymyr Zelensky, qui n’a jamais été aussi droit, aussi héroïque, aussi politique, les gouvernants européens bégaient. Ils essaient de réagir, de s’engager pour certains (France, Royaume-Uni) mais ils sont comme englués dans le schéma de la « Pax Putiniana » concoctée par Donald Trump, qu’ils essaient seulement d’améliorer en proposant la présence de troupes européennes sur le sol ukrainien après le cessez-le-feu, sans donner toutefois un contenu clair à leur mission. Il faudrait compter les mots : il me semble que les responsables politiques européens supposés « aider l’Ukraine autant qu’il le faudra » parlent beaucoup plus de ce qui est « impossible » que de ce qu’il faudrait faire. Zelensky, lui, parle clair et garde la tête froide, avec le soutien de son peuple : il n’y aura pas de cessez-le-feu sur la base de ce que propose Trump, c’est-à-dire rien de moins qu’une capitulation. Les Ukrainiens continueront à se battre, quelle que soit l’aide militaire qu’ils recevront des alliés européens – ils l’espèrent évidemment aussi importante que possible.2
L’Europe désemparée
Que les Européens peinent à définir une stratégie autonome, alors qu’ils viennent de subir un tremblement de terre géopolitique qui était annoncé et alors que leur sécurité est directement menacée par la Russie, est désespérant mais, hélas, pas surprenant. Certes, il faut faire la part des choses, notamment de l’agenda électoral chargé qui freine les décisions des Européens. Mais seront-ils mieux lotis après ces élections ? Le gouvernement allemand va changer après les élections législatives, la Pologne et la Roumanie sont aussi à la veille d’élections présidentielles cruciales et incertaines, de sorte que leurs dirigeants actuels ne peuvent pas s’engager outre mesure : en Pologne, le PiS va-t-il conserver ou perdre la présidence, comme l’espère Donald Tusk ? En Roumanie, le candidat pro-russe Călin Georgescu, dont l’élection avait été invalidée en novembre 2024 pour cause d’ingérence russe, se représente et il est pour l’instant en tête des sondages.
Quant à l’Allemagne, Friedrich Merz sera très vraisemblablement le prochain chancelier et on le sait plus ferme qu’Olaf Scholz face à la menace russe3. Mais il aura contre lui au Bundestag des partis pro-russes virulents et qui seront dopés par leurs succès électoraux : l’AfD fait un bond en avant dans les intentions de vote (20,6 %) et va devenir le deuxième parti du pays, loin devant le SPD, qui perd 10 points par rapport aux élections fédérales de 2021 (il est crédité de 15,5 % des votes4), et le parti de Sahra Wagenknecht (BSW) va peut-être entrer au Parlement. Sahra Wagenknecht, qui était communiste en 1991, est une transfuge de Die Linke. Son parti – qui porte son nom – venait d’être créé quand il a fait une percée spectaculaire aux élections européennes et aux élections régionales de 2024. Elle se veut différente de l’AfD, soi-disant ni de droite ni de gauche, et attire ainsi des électeurs gênés par les tendances néo-nazies de l’AfD, mais son style violent et charismatique rappelle celui des leaders fascistes, et son programme est à peu près le même que celui de l’AfD : lutte contre l’immigration, baisse des impôts, arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine et reprise de relations amicales avec la Russie5. La toile de fond de la montée de ces partis est la récession économique, que beaucoup d’Allemands perçoivent, à juste titre, comme une crise du « modèle allemand » : une économie tirée par les exportations, l’énergie et la sécurité fournies à bas prix, respectivement par la Russie et les États-Unis, tout cela s’effondre en même temps.
En France, les mêmes tendances se manifestent à bas bruit : ni les déficits publics ni l’instabilité politique ne semblent inquiéter sérieusement les Français. Ceux qui sont les plus préoccupés par l’immigration incontrôlée et par l’islamisme sont aussi persuadés que l’accession du RN au pouvoir résoudra ces problèmes (tout en augmentant le pouvoir d’achat et en abaissant l’âge du départ à la retraite !). La menace du parti russe est sous-estimée du fait que LFI et le RN s’efforcent de gommer leur tropisme poutinien. On a d’ailleurs du mal en France à imaginer la radicalité décomplexée du parti russe en Allemagne, bien qu’il travaille aussi, certes encore discrètement, les élites et la population françaises. Pendant ce temps, la vie publique américaine est comme hypnotisée par l’ouragan Trump, au point qu’on ne remarque pas le silence assourdissant des forces politiques et des voix opposées à Trump.
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La crise populiste de la démocratie libérale
La crise populiste de la démocratie libérale est un phénomène complexe, politique, culturel, et aussi civilisationnel. Les catégories d’extrême droite, de nationalisme et d’illibéralisme ne sont pas satisfaisantes car trop étroites. Il faudrait intégrer dans un modèle explicatif des faits sociaux très variés, dont nous percevons intuitivement qu’ils sont interconnectés, mais sans comprendre comment : la perte de confiance dans les gouvernants, la perte d’efficacité de l’État-providence, l’affaiblissement des régulations juridiques, la pression migratoire, la crise de l’éducation, la révolution numérique qui nous assigne aux écrans et institue une tyrannie de la transparence, l’emprise des réseaux sociaux qui intensifie les antagonismes et engendre la violence, etc. Il faudrait mobiliser les ressources de la science politique, du droit, de l’anthropologie, etc. Mais, aux mirages globalisants de la philosophie de l’histoire, je préfère une approche plus modeste, la mise au jour des passions et des mécanismes qui transforment sournoisement nos régimes et nos sociétés.
L’esprit de sécession est l’un d’eux. J’entends par là la propension de groupes de toute sorte à se constituer en forteresse assiégée, à considérer le reste de la société comme une menace. C’est un phénomène diffus, devenu presque banal mais qui reste à penser. Sa manifestation la plus frappante est le succès des entreprises politiques volontairement clivantes. L’ascension et la victoire électorale, à deux reprises, de Donald Trump est un cas d’école. Trump a exploité (et renforcé) l’état de guerre civile latente qui déchire la société américaine. La violence de son discours contre les élites, le parti démocrate, l’État fédéral, la côte Est, la côte Ouest, etc., est clivante à dessein. Elle vise à faire le plein électoral de tous les groupes en colère. Le wokisme est une autre forme de l’esprit de sécession. Il revendique en effet non seulement la reconnaissance et les droits des minorités (raciales, sexuelles), mais la conquête du plus d’institutions possible (universités, entreprises, et même l’armée), pour les obliger à fonctionner comme des communautés où ces minorités sont chez elles. Le wokisme n’est donc pas seulement une revendication d’égalité mais de réforme de la société en conformité avec le mode de vie des minorités. La politique de l’inclusion des minorités s’est renversée en politique de détournement des règles et des buts d’institutions auparavant ouvertes. Ainsi des revendications de réécriture de la littérature du passé pour supprimer tout ce qui est supposé offenser telle ou telle minorité : cela revient à altérer un patrimoine culturel universel et à effacer la vérité. Ce genre de revendication ne vaut guère mieux que la réécriture de l’histoire imposée par Poutine. On pourrait dire que le mot d’ordre des pratiques de cette sorte est « la sécession, c’est l’inclusion », digne des slogans du Parti dans le roman de George Orwell 1984 : « la guerre, c’est la paix », « la liberté, c’est l’esclavage », « l’ignorance, c’est la force ».
Bien entendu, les mobilisations sécessionnistes (wokistes, évangéliques, réactionnaires, etc.), prospèrent parce qu’elles sont attisées et manipulées par des entrepreneurs de colère. Le Kremlin et ses trolls sont passés maîtres dans l’art de la « guerre cognitive », mais les idéologues de l’altright (extrême droite américaine) comme Steve Bannon6 ne sont pas en reste, en particulier pour la sélection des individus les plus en colère par le traitement de profils sur Internet et la manipulation des réseaux sociaux. Steve Bannon est de ceux qui ont très tôt compris l’utilité des outils fournis par Cambridge Analytica pour, disait-il, « leur remplir le cerveau avec de la merde7 » : une définition parfaite de la promotion de l’esprit de sécession.
Or la guerre « cognitive » n’aurait pas une telle efficacité si elle ne rencontrait pas une disposition, pour ne pas dire un désir, de la part de parties importantes de la population. L’esprit de sécession, qui est aussi un esprit de défiance, est devenu une passion démocratique (au sens où Tocqueville emploie ce concept), dont on voit les effets dans la montée de la violence « gratuite » ou dans l’ensauvagement de certains députés. Là encore, la stratégie de bordélisation du Palais Bourbon est délibérée, mais elle compte sur l’approbation d’une part significative des citoyens, sans laquelle elle serait contre-productive.
Le génie de Trump – ou des auteurs du programme MAGA – a été d’agréger les groupes de pression et des communautés sécessionnistes sous un mot d’ordre attrape-tout qui résonne dans la tradition politique américaine : d’une manière dévoyée et obscène, « Make America great again » réactive la « Pursuit of happiness » inscrite dans la Constitution ou l’idéal du « Land of opportunity » cher à Lincoln. Sa stratégie politique redéfinit la conquête de la majorité à l’âge de l’esprit de sécession : le consensus par la sécession. Yascha Mounk explique que le trumpisme est une force politique et sociale durable car il a su inventer un nouveau type de populisme différent du populisme ethnique ou nationaliste : le populisme aspirationnel8. La force du populisme aspirationnel tient à sa convergence avec l’élément messianique de la culture politique américaine – la « destinée manifeste », concept calviniste adopté par les premiers colons persuadés qu’ils avaient la mission divine de coloniser le nouveau continent, et étendu après la Guerre civile et les premières vagues d’immigration à la conception démocratique de l’idéal américain. On pourrait dire que le trumpisme est un wokisme réactionnaire, qui promet à toutes les communautés conservatrices qu’elles seront chez elles grâce à lui. Sa solidité vient de l’universalité de son mot d’ordre. Ce pourquoi il ne faut pas trop compter sur les divergences d’intérêt entre les groupes qui le soutiennent.
L’esprit de sécession frappe directement le droit et les juges au nom de l’absolu de la souveraineté du peuple. Quand le populisme s’installe, la légitimité et l’efficacité des régulations juridiques s’affaiblit. Trump s’attaque sans vergogne aux procédures constitutionnelles et à l’État de droit (qu’il appelle Deep State) parce qu’il a compris que la tradition de respect du droit et du juge aux États-Unis est battue en brèche par l’esprit de sécession, qui se moque de toutes les formes de médiation.
Je reviendrai dans un prochain article, sur les techniques de persuasion de Donald Trump, variante originale du mensonge totalitaire.
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).
Notes
- « This won’t be business as usual. This is going to be a revolution », clamait ainsi Elon Musk au lendemain de la victoire de Donald Trump. Voir Françoise Thom, « États-Unis : le clonage du poutinisme ? », Desk Russie, 22 décembre 2024.
- On dit que l’Ukraine ne peut tenir que six mois sans l’aide américaine. Mais six mois, c’est presque l’éternité dans une guerre riche en rebondissements et face à un agresseur très affaibli.
- Il s’est notamment engagé à livrer les missiles Taurus que Scholz refuse à l’Ukraine.
- Sondages du 17 février 2025.
- Sur le paysage politique allemand à l’approche des élections, voir Marc Villain, « L’essor des formations politiques extrémistes en Allemagne : un nouveau Munich ? », Desk Russie, 12 janvier 2025.
- Fondateur de Breitbart, le média de l’altright, directeur de la première campagne de Donald Trump puis « conseiller stratégique du président », il est limogé au bout de quelques mois et en profite pour fonder un mouvement international, The Movement, et sillonne l’Europe où il prodigue ses conseils aux partis populistes, tel le gourou de la « révolution conservatrice » mondiale. Il s’affiche ainsi aux côtés de Giorgia Meloni, est l’invité de l’extrême droite à Berlin. Il est un proche de Viktor Orban et se dit « l’ami » de Marine Le Pen, qu’il a notamment conseillée lors des élections européennes de 2019. Son but affiché est de faire gagner les partis populistes et de « mettre à terre » l’Union européenne (« Make Europe great again », encore un slogan orwellien). Après avoir soutenu la campagne de Donald Trump en 2024, il mène une croisade virulente contre Elon Musk, tout en faisant campagne pour un troisième mandat de Trump en 2028.
- Cité par David Colon, dans La Guerre de l’information.
- Yascha Mounk, “The Birth of Aspirational Populism”, Persuasion, 25 janvier 2025. Du même auteur en français, voir notamment Le Peuple contre la démocratie (2019) et La Grande Expérience. Les démocraties face à la diversité (2023), Paris, Le Livre de Poche.