Quand la gauche « pacifiste » du SPD allemand réveille ses vieux démons russophiles

Rolf Mützenich et Ralf Stegner sur l’affiche de l’AfD : « Manifeste pour la paix : une partie du SPD copie la position de l’AfD. Guerre en Ukraine : le SPD va-t-il enfin revenir à la raison ? » // Page Facebook du député Marc Bernhard (AfD)

Notre auteur raconte le scandale provoqué en Allemagne par le manifeste « pacifiste » de l’aile gauche du SPD, le parti social-démocrate allemand. Parmi ces signataires, préconisant d’éviter la confrontation avec Moscou et d’augmenter la coopération avec le pays agresseur, se trouvent des figures politiques connues. Ce manifeste établit un pont avec les partis d’extrême droite et d’extrême gauche allemands et montre clairement les tendances à l’œuvre dans plusieurs pays européens.

La gauche de la social-démocratie allemande fait de nouveau les yeux doux à Moscou

Juste à la veille de l’arrivée à Kyïv le 12 juin dernier de Boris Pistorius, ministre de la Défense social-démocrate du Chancelier chrétien-démocrate Friedrich Merz1, paraissait à Berlin un « manifeste » portant le logo du SPD intitulé « Pouvoir de défense, contrôle des armements et entente comme facteurs de la paix en Europe » remettant radicalement en cause la politique étrangère du SPD lui-même, et celle de la nouvelle coalition SPD / CDU-CSU au pouvoir.

Ce document a été signé par plus de 80 figures connues du SPD représentant la gauche pacifiste et neutraliste du parti (dont notamment : Rolf Mützenich, ex-chef du groupe parlementaire SPD au Bundestag, et depuis toujours thuriféraire du SPD comme « parti de la paix et du désarmement », Norbert Walter-Borjans, ancien chef du parti, Hans Eichel, ancien ministre fédéral des Finances de 1999 à 2005, Julian Nida-Rümelin, ex-ministre d’État fédéral pour la Culture).

S’agissant de la politique étrangère, en particulier face à la Russie, les signataires de ce « manifeste » pour la paix font des propositions diamétralement opposées aux lignes directrices du SPD en matière de politique étrangère – celles qui avaient été péniblement redéfinies et concertées par tous les courants du SPD, y compris celui de son aile gauche, à son congrès de décembre 2023.

Les propositions du « manifeste » sont en outre diamétralement opposées au contrat de coalition finalisé le 9 avril dernier entre le SPD et la CDU-CSU – sortie victorieuse des législatives allemandes du 25 février –, qui avait permis l’intronisation, le 6 mai dernier, du gouvernement de « grande coalition » de Friedrich Merz (la « GroKo », pour « Grosse Koalition »).

Le nouveau chancelier avait fait valoir dans ce contrat de coalition gouvernementale son très clair rejet des sempiternelles tergiversations entre décembre 2021 et mai 2025 de son prédécesseur, le Chancelier social-démocrate Scholz, qui avait, lui, très constamment ménagé l’aile pacifiste de son parti. Friedrich Merz avait imprimé dans ce contrat sa volonté de donner à l’Ukraine les moyens de mieux se défendre face à l’agression de la Russie.

Dans cette logique, le contrat de coalition concerté entre CDU-CSU et SPD déclarait fièrement : « Nous voulons pouvoir nous défendre afin de ne pas être contraints de nous défendre. » Il désignait clairement l’adversaire : « C’est la Russie qui fait peser la menace la plus importante et la plus directe. »

Enfin, il donnait à l’Allemagne les moyens de rattraper à marche forcée son retard en matière de défense, d’armement et de dissuasion, en cessant de soumettre les dépenses en matière de défense aux règles très contraignantes de la discipline budgétaire, pour qu’elles puissent atteindre si possible, à terme, entre 3 et 5 % du PIB.

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« Plus jamais la guerre ! Plus jamais le fascisme ! Pour la paix et le désarmement ! » : affiche du SDP

Tout à l’opposé, les signataires du « manifeste » du 11 juin, eux, remettent radicalement en question les lignes directrices vis-à-vis de Moscou – pourtant agréées par le SPD

  • Ils jugent désormais que ces lignes directrices relèvent d’une « stratégie de confrontation militaire » et d’une « logique irrationnelle d’armement à outrance », de surarmement ( « Hochrüstung »), selon eux partagées et portées d’ailleurs par l’ensemble des pays occidentaux ;
  • Ils récusent les « mises en cause unilatérales » imputant à Moscou la responsabilité du déclenchement de la guerre en Ukraine ;
  • Ils exigent de renoncer sans plus tarder au stationnement en Allemagne de nouveaux missiles américains défensifs à moyenne portée décidé sous la législature précédente ;
  • Ils appellent à « renouer le dialogue avec la Russie » ;
  • Ils suggèrent d’engager sans plus tarder avec la Russie de premiers projets de « coopération technique dans le domaine de la protection contre les catastrophes et dans celui de la cybersécurité (!) » ;
  • Ils réclament l’élaboration avec Moscou d’un système de « sécurité commune » collective.  

De fait, ce qui prétendait être un document d’orientation de l’aile gauche du SPD réveille les vieux démons russophiles, et désormais poutino-compatibles, d’une forte minorité influente des sociaux-démocrates allemands. Mais surtout, ce manifeste, naviguant entre coupable naïveté et cynisme, accumule des erreurs d’analyse difficilement pardonnables :

  1. On comprend vite en effet à sa lecture que ses signataires sont nostalgiques de l’Ostpolitik menée de 1969 à 1974 au point de l’idéaliser et de la sacraliser. Cette politique fut menée par une majorité social-démocrate au nom de la normalisation des relations entre l’Allemagne de l’Ouest et les pays de l’Est. Les signataires du manifeste succombent trop volontiers au mensonge confortable et aux illusions de la vieille garde du SPD, selon lesquels seule la politique de détente de Willy Brandt aurait fait tomber le rideau de fer… alors que le bloc soviétique s’est effondré en réalité sous l’effet conjugué de bien d’autres facteurs (faillite de son système économique, guerre coloniale perdue en Afghanistan, pressions occidentales, etc.).
  2. Lorsqu’ils évoquent l’avancée significative que constitua la signature en 1987 par les États-Unis et l’URSS du « Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire » (le FNI ou INF), les signataires du manifeste omettent de mentionner qu’au lieu d’avoir été le fruit du seul dialogue, ce traité résulta très largement d’une politique délibérée de confrontation menée par Ronald Reagan vis-à-vis de l’Union soviétique, faite de pression économique, de dissuasion militaire et de fermeté idéologique.
  3. Et lorsqu’ils souhaitent en revenir au concept de « sécurité commune » emblématique de la signature en 1975 de l’Acte final de la CSCE à Helsinki et des décennies suivantes de détente Est-Ouest, ils omettent de constater que le monde d’aujourd’hui n’est plus du tout le même que celui de 1970 : ils omettent plus précisément de constater qu’aux débuts de l’Ostpolitik, l’Union soviétique et l’Occident ne remettaient pas en cause le tracé des frontières telles qu’elles étaient à l’époque – alors qu’aujourd’hui, tout au contraire, la Russie de Vladimir Poutine n’accepte absolument pas les frontières existantes en Europe. Comment pouvoir alors encore parler de « sécurité commune » ?
  4. L’appel des sociaux-démocrates pacifistes du SPD à revenir sur la décision de l’ex-chancelier Scholz de faire stationner sur le territoire de l’Allemagne de nouveaux missiles nord-américains fait opportunément l’impasse sur le déploiement ordonné depuis des années par Vladimir Poutine d’armes russes, offensives cette fois, aux frontières des pays de l’OTAN limitrophes de la Russie.
  5. Enfin, lorsqu’ils exhortent l’Allemagne en particulier – et l’Occident en général – à négocier pour obtenir la paix, on se demande avec qui ils souhaiteraient que l’on négocie au juste, Vladimir Poutine s’étant manifestement dérobé à toute proposition de cessez-le-feu ou de pourparlers de paix, qu’elle soit venue de Volodymyr Zelensky ou de Donald Trump…
  6. Comble d’ironie, les « colombes » signataires de ce manifeste de la gauche du SPD – qui se voudraient promoteurs d’une politique d’appeasement avec la Russie – l’ont publié au moment même des attaques les plus dévastatrices et les plus meurtrières de la Russie contre l’ Ukraine (record atteint la nuit du 3 juillet avec 550 missiles et drones en tous genres !).
  7. L’appel ne contient pas un mot sur les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, destructions massives, massacres dont la Russie s’est rendue responsable en Ukraine.
  8. Pas un mot non plus sur la nature même du régime au pouvoir en Russie.
  9. Pas un mot sur le refus de Vladimir Poutine d’accepter des négociations de paix ni sur l’intensification des campagnes de déstabilisation et de désinformation menées par Moscou sur les pays occidentaux.
  10. Et pas un mot, pas la moindre analyse, sur l’échec patent de l’antienne social-démocrate – d’ailleurs reprise par la CDU d’Angela Merkel pendant son long mandat de chancelière – du « Wandel durch Annäherung » (soit : évoluer en se rapprochant graduellement) et du « Wandel durch Handel » (soit : évoluer en commerçant), pourtant vouée aux poubelles de l’histoire depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine en 2022…
  11. Tout au contraire, faisant comme si la guerre d’agression et d’annexion menée par la Russie en Ukraine relevait déjà du passé, le manifeste ne recommande rien de moins qu’un « retour progressif à la coopération avec la Russie ».
  12. On reste enfin sidéré, à la lecture de ce « manifeste de la paix », d’y retrouver presque mot pour mot les poncifs de la propagande russe destinée à légitimer l’annexion de la Crimée en 2014 et l’invasion de l’Ukraine en 2022, ainsi que d’y lire toutes les raisons pour lesquelles l’OTAN serait en fait responsable du déclenchement et de la tournure des événements en Ukraine.
« Sans la paix, rien n’a de valeur ! » : affiche du SDP

Qui sont les auteurs et signataires du « manifeste de la paix » du SPD ?

On pourrait certes se rassurer de n’y trouver qu’une minorité du SPD…

Le document émane d’un des multiples groupes de réflexion et cercles pacifistes gravitant autour du SPD, l’« Erhard Eppler – Kreis », du nom d’un ancien ministre fédéral social-démocrate pacifiste. Ses initiateurs sont les deux coprésidents de ce cercle, eux-mêmes députés SPD au Bundestag : Gernot Erler et Ralf Stegner.

(On notera au passage que Ralf Stegner, membre de l’organe parlementaire de contrôle des services secrets allemands au cours de la précédente législature, s‘est tout récemment rendu dans le plus grand secret dans un hôtel de luxe à Bakou pour une rencontre « d’ordre purement privé » avec de hauts dignitaires russes proches du Kremlin, probablement des investisseurs, sans être inquiété ensuite par la moindre enquête…)

Le troisième homme à la source du document est Rolf Mützenich, déjà mentionné plus haut – celui-là même qui, juste avant l’invasion de l’Ukraine en 2022 par les troupes du régime de Vladimir Poutine, invoquait « les intérêts légitimes de sécurité de la Russie » (mais pas ceux de l’Ukraine !).

Ont surtout signé le document des caciques de la vieille garde de l’aile gauche pacifiste qui ont fait leur temps – heureux de prendre une revanche sur le nouveau chef du SPD Lars Klingbeil, lequel les avait marginalisés en faisant le ménage ces derniers mois dans le parti, écartant un certain nombre d’entre eux des postes-clés et y plaçant ses fidèles… 

80 % des militants sociaux-démocrates encartés avaient d’ailleurs été en avril dernier en faveur du contrat de coalition et de gouvernement entre SPD et CDU-CSU. Et aucun des dirigeants actuels du parti n’a signé le « manifeste » : seuls 5 % des élus SPD en activité l’ont signé.

Minorité peut-être, mais minorité active !

Les vieux démons de l’aile pro-russe du SPD sont de retour 

Comme le relève justement Johannes Bockenheimer dans la Neue Zürcher Zeitung, la publication du manifeste vient douloureusement rappeler, et de manière inopportune, à quel point la liste des ténors sociaux-démocrates champions du dialogue germano-russe est longue, eux qui se sont compromis avec Moscou pendant des décennies, jusqu’à parfois renier les propres principes du SPD – ces personnalités social-démocrates que la langue allemande, qui a le secret des concrétions lexicales, désigne volontiers de « Russland-Versteher » (ceux qui sont toujours pleins de compréhension pour la Russie), voire de « Russland-Verharmloser » (ceux qui banalisent le pouvoir de nuisance de la Russie).

Nous n’en citerons que quelques-uns pour mémoire :

  • À commencer par l’ex-chancelier fédéral Gerhard Schröder SPD (de 1998 à 2005), lequel n’avait pas craint de défendre publiquement la guerre dévastatrice lancée par Vladimir Poutine en Tchétchénie en 1999, puis qui accepta, à peine achevé son mandat de chancelier, la présidence du consortium germano-russe gérant le gazoduc Nord Stream, moyennant  de très généreuses compensations financières payées par la Russie, et qui crut bon de dénoncer, juste avant le 24 février 2022, le « bruit de bottes » qu’il croyait entendre en Ukraine – sans un mot sur les troupes russes déjà massées aux frontières de ce pays pour l’envahir ;
  • L’ex-ministre des Affaires étrangères et actuel Président fédéral Frank-Walter Steinmeier, qui dénonçait encore en 2016, deux ans donc après l’annexion de la Crimée par Moscou, « un bruit de bottes orchestré par l’OTAN », et qui vantait en 2021 Nord Stream 2 comme « le dernier pont qui relie la Russie à l’Europe » ;
  • L’ex-ministre fédéral de l’Économie Sigmar Gabriel : membre d’un gouvernement allemand qui avait validé les sanctions de l’UE contre la Russie après son annexion de la Crimée, il s’était élevé contre ces mêmes sanctions à la tribune de la Conférence annuelle sur la sécurité de Munich en 2018 ;
  • La ministre-présidente du Land de Mecklembourg-Poméranie orientale Manuela Schwesig, fervente initiatrice et soutien de la création à Schwerin, début 2021, de la Fondation pour la Protection du climat et de l’environnement (Stiftung Umwelt- und Klimaschutzprojekte), financée à 99 % par la Russie, sorte de société-écran chargée en fait moins de protection de l’environnement que de contourner les sanctions nord-américaines contre le gazoduc Nord Stream 2 et d’aider à son achèvement… ;
  • … Sans parler de la puissante Fondation Friedrich Ebert, relais traditionnel du SPD, et qui n’a cessé, même après l’annexion de la Crimée, de promouvoir le narratif d’une Russie décrite comme partenaire incontournable et exemplaire du dialogue géopolitique.

Quelques mots à propos de l’ex-chancelier SPD Olaf Scholz, qui ne fait pas partie ce florilège. Pourtant, malgré son fameux discours du 27 février 2022 sur la « Zeitenwende » – le changement d’ère – annonçant entre autres un fonds exceptionnel de 100 milliards d’euros pour la Bundeswehr, le Chancelier Scholz imprima au SPD une ligne ambiguë, soucieux de ne pas trop défier Vladimir Poutine, refusant catégoriquement de livrer à l’Ukraine les missiles allemands Taurus dotés d’une portée de plus de 500 kilomètres, et choisissant d’apparaître dans son ultime campagne pour les législatives de février 2025 comme un « Friedenskanzler » (soit le chancelier de la paix et de la négociation).

Bien lourd et parfois gênant apparaît donc l’héritage de ce que l’on est convenu désormais d’appeler la « Moskau-Connection » (d’après le titre d’un bestseller éponyme paru en mai 2023, et dont le sous-titre éloquent est : « Les réseaux de Schröder et le chemin de l’Allemagne vers la dépendance »).

Gernot Erler // Sa page Facebook

Le nouveau chef du SPD Lars Klingbeil saura-t-il déjouer le piège et empêcher un débat fratricide au sein du parti sur sa politique étrangère ?

Lars Klingbeil, 45 ans, habile et puissant co-Président du SPD depuis décembre 2021 avec Saskia Esken, et qui est rien moins que vice-chancelier et ministre fédéral des Finances dans le gouvernement de Friedrich Merz depuis le 6 mai dernier, avait été lui-même naguère un tenant du rapprochement avec la Russie, en tant qu’ancien bras droit de Gerhard Schröder.

Il s’en est éloigné entretemps, faisant adopter au congrès du parti de décembre 2023 une motion qui annonçait une réorientation on ne peut plus claire de sa politique étrangère, résumée par cet objectif : « Il s’agit aujourd’hui d’organiser notre sécurité face à la Russie. »

Lars Klingbeil s’est fixé comme objectif de réduire les querelles internes au sein du Parti social-démocrate pour le rendre plus crédible comme partenaire de la coalition gouvernementale et stopper son déclin. Mais la tâche sera désormais encore plus compliquée !

La date de publication du manifeste de « l’aile russophile » du SPD le 11 juin ne relève nullement du hasard

Ce manifeste visait à relancer le vieux débat sur la Russie à la veille du Sommet de l’OTAN à la Haye les 24 et 25 juin 2025.

Il visait aussi et surtout à imposer un nouveau débat d’orientation au prochain Congrès fédéral du SPD à Berlin du 27 au 29 juin prochain.

Le tout permettant opportunément à l’aile pro-Moscou du parti de punir Lars Klingbeil d’avoir écarté une bonne partie de ses membres des postes les plus en vue, et de chercher à le faire trébucher avec toute son équipe de direction, alors que le SPD a bien du mal à se relever du plus mauvais score que ce grand parti ait jamais obtenu à des législatives le 23 février dernier : seulement 16,4 % de suffrages, lui donnant 120 députés au Bundestag, bien loin derrière la CDU-CSU, arrivée en tête avec 28,5 % des suffrages, et 208 députés et même, humiliation suprême, derrière l’AfD, le très jeune parti d’extrême droite, qui a obtenu 20,8 % des voix, et 152 députés pour cette nouvelle législature.

La parution du manifeste Moscou-compatible a aussitôt suscité un tollé général en Allemagne

Boris Pistorius, déjà ministre de la défense allemand social-démocrate sous Olaf Scholz, et reconduit par le nouveau chancelier chrétien-démocrate Merz, a saisi l’occasion pour rétorquer qu’ « avec Poutine, nous ne pouvons négocier qu’en position de force ». La CDU-CSU, partenaire majoritaire de la coalition gouvernementale allemande a, elle aussi, voulu remettre les pendules à l’heure par la voix de son expert en politique étrangère Roderich Kiesewetter : « Quand les gens comprendront-ils que la Russie ne veut pas négocier et ne veut pas la paix ? »

Du côté de la gauche, Britta Hasselmann, pour le groupe parlementaire des Verts, a été aussi claire concernant la Russie que l’avait toujours été l’ancienne ministre fédérale des Affaires étrangères du Chancelier Scholz, Annalena Baerbock, figure de proue des Verts allemands dans la précédente coalition gouvernementale : « Toutes les tentatives […] d’organiser des pourparlers de paix ont été contrecarrées et rejetées par le président Poutine. »

Le magazine Der Spiegel du 14 juin a consacré son éditorial à l’initiative de la gauche du SPD, titrant sur « le manifeste des incorrigibles ». La Tageszeitung (TAZ), quotidien de gauche, l’a qualifiée de « manifeste du déni de réalité », soulignant « l’erreur d’appréciation de ses signataires sur la réalité du régime russe, un régime proprement meurtrier »

Il ne faudrait pas cependant minimiser l’écho que pourraient rencontrer les thèses pacifistes du manifeste

Dès le 14 mars 2024, le groupe parlementaire du SPD emmené par un chancelier Scholz réticent, mais aussi et surtout par Rolf Mützenich, le futur co-initiateur du « manifeste » du 11 juin, avait déjà contribué à faire barrage à une motion de la CDU chrétienne-démocrate demandant que l’Allemagne livre à l’Ukraine les missiles Taurus qu’elle réclamait d’urgence. Mützenich, fort de ce succès au Bundestag, avait en plus appelé à « savoir geler, puis terminer une guerre ». Il avait alors été ovationné et suivi par l’alliance hétéroclite de l’AfD d’extrême droite, de « die Linke » (un parti d’extrême gauche qui pourrait s’apparenter au parti français LFI), et le BSW de Sahra Wagenknecht (parti tout récent nationaliste-populiste se disant de gauche, mais qui, resté en-deçà de la barre fatidique des 5 % de suffrages aux dernières législatives, n’a pu envoyer de députés au Bundestag). Mützenich avait été alors félicité par l’ex-Chancelier Gerhard Schröder, ami personnel de Vladimir Poutine – c’est tout dire !

Résultat du confusionnisme ambiant en Allemagne comme ailleurs, ou bien résurgence de la collusion des extrêmes contre les forces démocratiques telle qu’on avait déjà pu la voir à l’œuvre dans l’Allemagne pré-hitlérienne du début des années 1930 – force est de constater que le manifeste pacifiste de l’aile russophile du SPD du 11 mai émet des thèses et formule des revendications… dont certaines sont absolument identiques à celles du jeune parti allemand de l’extrême droite radicale, l’AfD (l’ « Alternative für Deutschland ») d’Alice Weidel.

L’extrême gauche et l’extrême droite allemandes tendent donc à se rejoindre dangereusement sur une ligne de pacifisme et de neutralisme défaitiste face au nouvel impérialisme russe.

Quant au tout nouveau parti allemand « attrape-tout » issu de l’extrême-gauche marxisante, mais également nationaliste-souverainiste, le Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW), il épouse lui aussi les mêmes idées. Nous avons déjà exposé comment Sahra Wagenknecht s’était alliée à la plus ancienne et la plus célèbre des militantes féministes allemandes, Alice Schwarzer, pour médiatiser le plus largement possible, et à deux reprises – en février 2023, puis le 23 août 2024 – un « Manifeste pour la paix » qui exigeait ni plus ni moins que le renoncement total au soutien de l’Ukraine et la fin de toute aide militaire de l’Occident à ce pays !

Or le manifeste du 11 juin de l’aile pacifiste du SPD présente de troublantes similitudes avec celui du « Manifeste pour la paix » de Sahra Wagenknecht et Alice Schwarzer ! Il y a de toute évidence une « récupération », par l’AfD comme par le BSW , des craintes ressenties par tant de citoyens allemands que l’Allemagne, située au centre de l’Europe et désignée par Moscou comme l’un de ses principaux adversaires, sinon comme son adversaire principal, soit tout particulièrement exposée et menacée par une attaque nucléaire russe généralisée – un narratif anxiogène que les déclarations répétées de l’entourage de Poutine et les campagnes de désinformation pilotées par le Kremlin alimentent à l’envi… 

L’AfD comme le BSW se nourrissent de cette attitude si répandue dans la population allemande, mêlant désir de paix, pacifisme et déni de réalité, qui pousse de nombreux Allemands à croire que ce sont les pays occidentaux qui devraient aller au-devant de la Russie pour mettre fin à la guerre en Ukraine et éviter un conflit entre l’OTAN et Moscou, et à préférer des solutions diplomatiques à toute politique de fermeté, voire de confrontation, envers la Russie.

La frange pacifiste du SPD exploite elle aussi cette attitude et ces craintes – comme elle l’avait d’ailleurs déjà fait il y a bien longtemps, au moment des immenses manifestations contre le déploiement en Allemagne des fusées américaines Pershing II et la mise en œuvre de la « double décision » de l’OTAN, à la suite de l’installation par Leonid Brejnev de fusées à charges nucléaires soviétiques SS 20 dans les pays satellites de l’URSS, fusées à moyenne portée dirigées contre les pays d’Europe occidentale.  

On peut donc s’inquiéter de ce que Vladimir Poutine et les idéologues et conseillers qui l’entourent, tout en se félicitant du nouveau soutien que leur apporte la gauche du SPD, soient tentés d’exploiter la funeste convergence de vue entre plusieurs partis et courants en Allemagne qui, sous couvert de pacifisme, préconisent face à la Russie « l’option munichoise »…

La classe politique allemande saura-t-elle réagir à la tentation défaitiste ?

Dans l’immédiat, le « manifeste » du 11 juin va contraindre la direction du SPD à sortir de l’ambiguïté dans laquelle l’avait maintenue le Chancelier Scholz pendant son mandat (de décembre 2021 jusqu’au 6 mai 2025) et obliger Lars Klingbeil, le chef du parti, à confirmer en toute clarté la nouvelle orientation de sa politique extérieure, déjà annoncée en décembre 2023. Il lui faudra expliquer les raisons impérieuses qui doivent inciter l’Allemagne à renforcer ses capacités de défense et à rattraper le retard qu’elle a pris en matière d’armements.

Il reste que les responsables politiques d’Outre-Rhin seraient bien avisés de prendre au sérieux les préoccupations exprimées dans ce « manifeste », afin d’expliquer inlassablement à la population que ce n’est pas l’Occident qui menace aujourd’hui la paix en Europe, mais bien la Russie.

Un avertissement pour les autres partis socialistes et sociaux-démocrates d’Europe ?

La tentation du repli, du « pacifisme », de l’opposition au réarmement, de la négociation à tout prix avec le dictateur du Kremlin, du « réflexe munichois » est patente dans tous les partis d’extrême droite européens.

Elle paraît plus improbable à première vue dans des partis « de gauche », socialistes ou sociaux-démocrates. Elle s’y manifeste pourtant de la même manière, comme vient le démontrer justement la tentative amorcée par la gauche du SPD allemand dans son manifeste du 11 juin.

La publication de ce manifeste devrait ainsi alerter toutes les démocraties européennes, et tout particulièrement les partis sociaux-démocrates de ces pays, confrontés comme en Allemagne à des courants contradictoires :

  • Le Parti démocrate italien n’est-il pas partagé entre le pacifisme de son aile gauche et le soutien à l’Ukraine des plus centristes de ses membres ?
  • Le PSOE espagnol n’est-il pas favorable à une franche augmentation des investissements dans la sécurité et à l’autonomie stratégique, contre l’avis de son allié, la formation de gauche radicale Sumar, dont certains représentants vont jusqu’à évoquer une possible sortie de l’OTAN ?
  • Les sociaux-démocrates français au sein du Parti Socialiste n’exhortent-ils pas l’Europe à aider Kyïv « jusqu’au bout » (Raphaël Glucksmann le 4 mars 2025), face à l’ex-socialiste Mélenchon qui professe, lui, au nom de la LFI qu’il dirige, le slogan simpliste « Sortie de l’OTAN, non-alignement, altermondialisme d’entraide » et qu’on avait déjà pu entendre vouloir concéder généreusement à la Russie des territoires ukrainiens qui lui reviendraient naturellement ?…

On pourrait citer d’autres exemples ! La publication du « manifeste » de la gauche pacifiste et neutraliste allemande du SPD n’est en rien un problème allemand !

À lire également :

Agrégé d’allemand, Marc Villain a consacré sa carrière aux relations internationales, européennes et culturelles.

Notes

  1. Pistorius était venu y annoncer à Volodymyr Zelensky 1,9 milliard supplémentaire d’aide allemande à l’Ukraine.
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