MalgrĂ© des paroles fortes, le Parlement europĂ©en ne s’attaque pas aux agents d’influence du Kremlin

Les rĂ©solutions du Parlement europĂ©en ont tendance Ă  ĂŞtre critiques Ă  l’égard de la Russie de Poutine. L’une des rĂ©solutions les plus rĂ©centes sur la Russie, adoptĂ©e fin avril, portait notamment sur l’emprisonnement d’Alexei Navalny, figure majeure de l’opposition russe, et sur le renforcement militaire russe Ă  la frontière de l’Ukraine. Parmi de nombreux autres points critiques, la rĂ©solution rĂ©itère le « soutien ferme du Parlement europĂ©en Ă  la politique de l’UE de non-reconnaissance de l’annexion illĂ©gale de la RĂ©publique autonome de CrimĂ©e et de la ville de SĂ©bastopol Â» et condamne fermement « le comportement hostile de la Russie en Europe Â».

Cependant, le Parlement européen, tout en faisant ces déclarations résolues, ne les prend pas toujours lui-même au sérieux. Un exemple frappant est la façon dont le Parlement européen ignore les menaces que représentent, pour la sécurité de ses propres structures et de ses politiques, des députés européens d’extrême droite connus pour leurs positions pro-Kremlin. Cela se produit parfois même avec la complicité du Parti populaire européen (PPE, droite).

Comme nous l’avons rĂ©vĂ©lĂ© dans notre enquĂŞte pour EUObserver, la citoyenne russe Tamara Volokhova, ayant des liens avec des agents d’influence russes en Europe, a pu obtenir un contrat avec un eurodĂ©putĂ© français d’extrĂŞme droite, Aymeric Chauprade, travaillant pour lui en tant qu’attachĂ©e. Chauprade, qui Ă©tait Ă  l’Ă©poque un membre important du Front national, , avait notamment jouĂ© le rĂ´le d’« observateur indĂ©pendant Â» lors du rĂ©fĂ©rendum illĂ©gal organisĂ© en CrimĂ©e occupĂ©e par la Russie — rĂ©fĂ©rendum qui a Ă©tĂ© suivi de l’annexion de la pĂ©ninsule. Le travail de Volokhova pour Chauprade a coĂŻncidĂ© avec sa participation aux nĂ©gociations sur l’octroi d’un prĂŞt de plusieurs millions au Front national par des structures commerciales russes. Aujourd’hui, ayant la double nationalitĂ© russe et française, Volokhova travaille pour le secrĂ©tariat du groupe d’extrĂŞme droite IdentitĂ© et DĂ©mocratie (ID) et a accès aux travaux des commissions du Parlement europĂ©en qui contribuent Ă  l’élaboration des politiques Ă©trangères et de dĂ©fense de l’UE.

Volokhova travaille Ă©galement en Ă©troite collaboration avec l’eurodĂ©putĂ© français Thierry Mariani et l’a accompagnĂ©, ainsi que d’autres eurodĂ©putĂ©s français, lors de leur visite en CrimĂ©e l’étĂ© dernier, pour « observer Â» le vote controversĂ© sur les amendements Ă  la Constitution de la FĂ©dĂ©ration de Russie. Mariani, qui soutient depuis longtemps les dirigeants autoritaires, a Ă©tĂ© sanctionnĂ© par l’Ukraine pour ses nombreux voyages de propagande en CrimĂ©e.

Cependant, le Parlement europĂ©en n’a jusqu’à prĂ©sent pas rĂ©agi devant les violations flagrantes par Mariani des frontières internationalement reconnues de l’Ukraine. Mariani a Ă©galement tentĂ© Ă  plusieurs reprises, bien qu’indirectement, d’utiliser le Parlement europĂ©en afin de lĂ©gitimer l’annexion de la CrimĂ©e par la Russie. Par exemple, dans sa dĂ©claration officielle du Parlement europĂ©en dĂ©taillant sa visite en CrimĂ©e fin juin 2021, Mariani a attribuĂ© plusieurs villes ukrainiennes situĂ©es sur la pĂ©ninsule (Simferopol, Yalta, Sevastopol, Simeiz et Alupka) Ă  la FĂ©dĂ©ration de Russie, malgrĂ© la non-reconnaissance de l’annexion par l’UE et, par consĂ©quent, par le Parlement europĂ©en. Les mĂŞmes tentatives symboliques d’utiliser les documents officiels du Parlement europĂ©en pour lĂ©gitimer le « statut russe Â» de la CrimĂ©e se retrouvent dans les dĂ©clarations correspondantes des eurodĂ©putĂ©s français d’extrĂŞme droite Virginie Joron, HervĂ© Juvin, Jean-Lin Lacapelle et Philippe Olivier qui ont accompagnĂ© Mariani lors de son voyage l’annĂ©e dernière.

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Un extrait de la déclaration du Parlement européen de Thierry Mariani sur son voyage en Crimée annexée par la Russie en juin 2020.

MalgrĂ© cela, le Parlement europĂ©en a permis Ă  Mariani de rejoindre la commission spĂ©ciale sur les ingĂ©rences Ă©trangères dans les processus dĂ©mocratiques de l’UE, y compris la dĂ©sinformation (INGE), bien qu’il joue lui-mĂŞme un rĂ´le direct en matière de dĂ©sinformation russe en Europe.

Au lieu de rĂ©agir de manière appropriĂ©e, le Parlement europĂ©en semble rĂ©compenser Mariani. Le 4 mars 2021, la commission des affaires Ă©trangères a soutenu une initiative de Mariani de travailler, avec son groupe ID, sur un rapport portant sur le contrĂ´le des fonds europĂ©ens au Liban. Cette dĂ©cision est problĂ©matique Ă  deux Ă©gards. Premièrement, Ă©tant donnĂ© le soutien que Mariani apporte Ă  des rĂ©gimes autoritaires marquĂ©s par une lourde corruption, AzerbaĂŻdjan, Russie, Syrie, etc., lui confier un rĂ´le en matière de lutte anti-corruption paraĂ®t pour le moins paradoxal. Deuxièmement, le soutien Ă  l’initiative de Mariani apparaĂ®t comme un signe d’érosion, au Parlement europĂ©en, du « front rĂ©publicain Â», la stratĂ©gie des partis traditionnels visant Ă  contenir et Ă  isoler l’extrĂŞme droite.

Le projet de Mariani de prĂ©parer un rapport sur l’utilisation des fonds de l’UE au Liban a Ă©tĂ© propulsĂ© par le prĂ©sident de la commission des affaires Ă©trangères, le chrĂ©tien-dĂ©mocrate allemand David McAllister, sans aucune consultation avec les deux autres grands groupes du Parlement europĂ©en, Ă  savoir l’Alliance progressiste des socialistes et dĂ©mocrates de centre-gauche et le centriste Renew Europe. Cependant, alors que certains de ses membres Ă©taient très probablement au courant des activitĂ©s perturbatrices de Mariani, le Parti populaire europĂ©en (PPE) a tout de mĂŞme apportĂ© un soutien massif Ă  son initiative et a remportĂ© le vote en commission.

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Les dĂ©putĂ©s europĂ©ens qui ont soutenu l’initiative de Thierry Mariani.

Peu après le vote en commission des affaires Ă©trangères, Thierry Mariani n’a pas hĂ©sitĂ© Ă  continuer Ă  utiliser les ressources symboliques de l’UE pour lĂ©gitimer les actions de Poutine en Ukraine. Le 18 mars 2021, il s’est servi d’un en-tĂŞte officiel du Parlement europĂ©en pour fĂ©liciter un reprĂ©sentant des autoritĂ©s d’occupation russes Ă  SĂ©bastopol Ă  l’occasion de l’anniversaire de l’annexion de la CrimĂ©e par la Russie.

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Un extrait de la lettre de Thierry Mariani aux autoritĂ©s d’occupation russes Ă  SĂ©bastopol.

Et lorsque le groupe Renaissance Europe a contestĂ©, le 13 avril 2021, la dĂ©cision de la commission des affaires Ă©trangères soutenant l’initiative de Mariani sur les fonds europĂ©ens au Liban, la mĂŞme alliance surprenante du PPE, de l’ID, des conservateurs et rĂ©formistes europĂ©ens, et mĂŞme de certains Verts a confirmĂ© le vote prĂ©cĂ©dent.

S’il est louable que le Parlement europĂ©en prenne fermement position sur les activitĂ©s subversives de la Russie dans l’UE, on peut craindre que, dans la pratique, il n’ait pas rĂ©ussi jusqu’Ă  prĂ©sent Ă  s’attaquer au problème des agents d’influence russe travaillant au sein mĂŞme de l’institution. En outre, en rĂ©compensant les membres français du groupe ID, la direction du PPE rend un mauvais service Ă  ses alliĂ©s français du groupe Renaissance Europe qui sont confrontĂ©s Ă  une menace claire de l’extrĂŞme droite lors des Ă©lections prĂ©sidentielles françaises de l’annĂ©e prochaine.

Anton Shekhovtsov NB

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche) et Senior Fellow invité à l'Université d'Europe centrale (Autriche). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et des livres Russia and the Western Far Right: Tango Noir (Routledge, 2017) et Russian Political Warfare(Ibidem-Verlag, 2023).

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