Pour la Russie, tout ce qui concerne l’Afghanistan est un sujet sensible. L’URSS a mené une guerre dans ce pays pendant dix ans (1979-1989) jusqu’à ce qu’elle soit contrainte d’en évacuer ses troupes, sous Gorbatchev. Cette guerre a coûté la vie à plus de 15 000 militaires soviétiques et à un million d’Afghans. Nous présentons une sélection de voix russes, allant de la préoccupation à la joie mauvaise.
NikolaĂŻ Mitrokhine, historien, sociologue
Ă€ en juger par les rĂ©actions de Russie, de Chine et d’Iran, qui ne vont pas Ă©vacuer leurs ambassades, le cercle des amis des talibans et du nouvel Afghanistan sous leur direction s’est formĂ©. La Russie est tout Ă fait satisfaite de la victoire des talibans. Comme le dit publiquement M. Chevtchenko, expert en contacts secrets et en radicaux barbus, toute l’aile militaire des talibans a autrefois Ă©tudiĂ© en Union soviĂ©tique et Ă©tait tout Ă fait proche du Parti [communiste]. Le fait que le GRU [la direction du renseignement militaire soviĂ©tique, puis russe, NDLR] les ait recrutĂ©s au sein de l’AcadĂ©mie militaire de Kiev [qui formait du personnel pour la reconnaissance militaire et celle des agences de renseignements, NDLR] peut ĂŞtre un simple fait de leur biographie, ou une raison pour collaborer, mais on pourrait maintenant croire qu’ils auraient Ă©tĂ© payĂ©s pour les AmĂ©ricains assassinĂ©s.
En tout cas, du point de vue de la gĂ©opolitique officielle russe, l’effondrement de la dĂ©mocratie de type europĂ©en en Afghanistan est une grande victoire pour l’internationale autoritaire conservatrice dans laquelle la Russie joue un rĂ´le non nĂ©gligeable. Mais au-delĂ du spectacle d’un ennemi humiliĂ©, plus important encore, les talibans ont pris le contrĂ´le d’un pays clĂ© d’Asie centrale. Et cela signifie que les intĂ©rĂŞts amĂ©ricains et europĂ©ens se sont retirĂ©s de la zone des « intĂ©rĂŞts vitaux » de la FĂ©dĂ©ration de Russie ou, pour le dire simplement, des frontières de l’ex-URSS. En d’autres termes, si les pays post-soviĂ©tiques d’Asie centrale prĂ©sentaient autrefois un intĂ©rĂŞt pour les États-Unis et l’UE en tant que voie de transit vers le contingent en Afghanistan, cet intĂ©rĂŞt a aujourd’hui disparu.
Les pays d’Asie centrale sont dĂ©sormais pris en sandwich entre les intĂ©rĂŞts de la Chine, de la Turquie, de la FĂ©dĂ©ration de Russie et de leurs dangereux voisins du Sud. Dans le mĂŞme temps, la Turquie est loin et ne fera pas la guerre dans la rĂ©gion. La Russie dispose donc d’une « fenĂŞtre d’opportunitĂ© » pour Ă©tablir ses garnisons partout, comme elle l’a fait l’hiver dernier dans le Caucase du Sud, afin d’exercer une pression douce et systĂ©matique. Si le Kirghizstan et le Tadjikistan sont des satellites russes, l’OuzbĂ©kistan agit de manière indĂ©pendante depuis 20 ans et le TurkmĂ©nistan regarde trop en direction de l’Iran. Je ne pense pas que les Russes vont s’en prendre aux Turkmènes maintenant, mais ils vont sĂ©rieusement s’occuper de l’OuzbĂ©kistan. Quelques milliers de militaires russes sont dĂ©jĂ sur place (pour la première fois en 25 ans), officiellement, pour des « manĹ“uvres ». Mais, je pense que cela finira par l’ouverture de bases russes Ă Termez, Karchi, Fergana, et la crĂ©ation d’un centre de coordination et d’une base aĂ©rienne Ă Tachkent.
AndreĂŻ Serenko, expert du Centre d’Ă©tude de la politique afghane contemporaine
La tĂ©lĂ©vision russe nous donne des signaux. S’il est dĂ©sormais possible de faire l’Ă©loge des talibans, d’exprimer de la sympathie Ă leur Ă©gard, de montrer son attitude positive envers les membres de ce groupe, c’est un signal qui est lu par la population, y compris les musulmans. Cette nouvelle ligne gĂ©nĂ©rale est certainement une chose dĂ©sastreuse pour la sociĂ©tĂ© russe. Le premier signal avait Ă©tĂ© donnĂ© par le ministère russe des Affaires Ă©trangères, qui avait fait toute la publicitĂ© possible pour la visite des talibans Ă Moscou, comme s’il s’agissait de pop-stars chantant les louanges de merveilleux djihadistes pour le public russophone et les diplomates russes.
Il s’agit d’ailleurs d’un style distinctif de l’Ă©trange diplomatie russe Ă l’Ă©gard des talibans. Les Iraniens et les Chinois rencontrent Ă©galement les talibans, mais cela ne devient pas la nouvelle n° 1 de la tĂ©lĂ©vision d’État. Il m’est difficile d’expliquer ce qui guide les propagandistes russes, les diplomates russes lorsqu’ils adoptent une telle attitude : aimons et popularisons les talibans. J’ai bien peur que ce ne soit pas une position très intelligente ou pas très responsable, et nous allons en payer le prix. […] Le succès publicitaire du projet taliban va remuer toute la jeunesse radicale de notre oumma islamique, y compris les russophones. Ce sera un gros problème pour notre pays.
Nous avons combattu en Syrie pendant cinq ans, nous avons vaincu les djihadistes, nous avons sauvĂ© le prĂ©sident Assad, nos pilotes y sont morts hĂ©roĂŻquement, les combattants de la compagnie militaire privĂ©e Wagner, toutes sortes de militaires remarquables y ont servi, dans des conditions difficiles [les organisations de dĂ©fense des droits de l’homme et les diplomaties occidentales accusent l’armĂ©e russe de nombreux crimes de guerre en Syrie, en particulier le bombardement dĂ©libĂ©rĂ© d’hĂ´pitaux, NDLR]. Mais les combattants survivants en Syrie que nous n’avons pas encore vaincus, contre lesquels nous combattons activement, ces mĂŞmes combattants soutiennent activement et cĂ©lèbrent la victoire des talibans, et nous, qui les avons combattus, nous nous rĂ©jouissons de la victoire des talibans. La situation est totalement schizophrĂ©nique.
Lilia Chevtsova, politologue
Le règne des talibans remet Ă l’ordre du jour la menace du terrorisme mondial. Ici, la coopĂ©ration occidentale avec la Russie et la Chine est inĂ©vitable. Peut-ĂŞtre les talibans adouciront-ils la confrontation idĂ©ologique entre rivaux. Les talibans joueront Ă©galement un autre rĂ´le, en obligeant l’Occident Ă rĂ©flĂ©chir Ă la manière de promouvoir ses valeurs en Ă©vitant des Ă©checs humiliants.
L’Occident a changĂ© après le Vietnam. L’Occident sera diffĂ©rent après l’Afghanistan. La Russie doit s’y prĂ©parer. Et le fait qu’une dĂ©faite amĂ©ricaine crĂ©e une zone d’instabilitĂ© près de la frontière de la Russie, et que l’on ne sache pas trop quoi faire Ă ce sujet, suggère que la dĂ©faite amĂ©ricaine n’est pas nĂ©cessairement bonne pour la Russie.
PlutĂ´t que de jubiler et de se rĂ©jouir de l’Ă©chec de l’AmĂ©rique, nous devrions en tirer les leçons pour la Russie : ne jamais s’engager dans une aventure sans en connaĂ®tre les consĂ©quences et sans savoir comment en sortir ; il y a des guerres qui ne peuvent ĂŞtre gagnĂ©es.
Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères
Il n’y a pas que des gens qui tombaient des ailes et du train d’atterrissage des avions de transport militaires amĂ©ricains Ă l’aĂ©roport de Kaboul : les valeurs occidentales se sont Ă©galement Ă©crasĂ©es.
SergueĂŻ Markov, politologue proche du Kremlin
La dĂ©route amĂ©ricaine en Afghanistan sera une leçon pour l’Ukraine. Les alliĂ©s des AmĂ©ricains dans les rĂ©gimes dĂ©pendants des États-Unis dans de nombreux pays du monde frĂ©missent Ă l’idĂ©e de leur sort futur, quand, en raison d’un changement de conjoncture, les États-Unis les abandonneront eux aussi. Irak, Libye, Syrie… Ce ne sont pas Zelensky ou Porochenko qui regardent ces scènes avec horreur — leur argent et leurs relations les sauveront. En revanche, leurs assistants, leurs secrĂ©taires, leurs employĂ©s sont terrorisĂ©s. Eux ne seront pas sauvĂ©s.
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