Ce qui pue

Le célèbre poète et traducteur littéraire André Markowicz partage sur Facebook ses observations et ses réflexions sur la guerre menée par la Russie, sur la nature du régime russe et sur le comportement des Occidentaux face à Poutine.

Je suis tombé sur un reportage (en russe) de The Insider, un média indépendant en ligne qui est parmi les mieux informés sur ce qui se passe en Russie et en Ukraine. Le reportage dure plus d’une heure, mais c’était au tout début. Sur Marioupol. En fait, sur l’odeur qui règne à Marioupol. Parce que, littéralement, ça pue. C’est une odeur insupportable qui règne là-bas, et d’abord une odeur de cadavres, parce qu’il y a des centaines de corps sous les décombres, et sans doute des milliers. Et, depuis quelque temps, les Russes ne les enterrent pas comme ça. Non, il faut que vous retrouviez, dit la journaliste de The Insider (d’après, évidemment, des témoignages sur place) votre mort à vous, et que vous l’ameniez à une des morgues qui existent, et là, vous ne pourrez l’enterrer gratuitement (officiellement) que si vous témoignez du fait que, votre mort, ce sont les Ukrainiens qui l’ont tué. Sinon, vous devez vous débrouiller.

Mais il y a aussi le fait que, pendant le siège et les combats, les gens enterraient les morts n’importe oĂ¹, dans les jardins publics, partout oĂ¹, en pleine ville, la terre n’était pas asphaltĂ©e, partout oĂ¹ on pouvait. Ça se faisait dans des conditions hivernales, alors que, maintenant, l’étĂ© arrive, et la dĂ©composition remonte, les corps se liquĂ©fient.

Et puis, il n’y a plus de canalisations, il n’y a plus d’évacuation des eaux. Les gens font leurs besoins oĂ¹ ils peuvent, et comme ils peuvent. Et il faut vivre Ă  cĂ´tĂ© de ça. Et il n’y a plus de gaz ou d’électricitĂ©, donc, les gens, pour la plupart, font la cuisine dehors sur des feux oĂ¹ ils brĂ»lent ce qu’ils trouvent. Ce qu’explique Piotr Andriouchtchenko, adjoint au maire de Marioupol, aujourd’hui rĂ©fugiĂ© en territoire contrĂ´lĂ© par l’Ukraine : le rĂ©sultat de ces horreurs sera des Ă©pidĂ©mies, qui apparaissent comme inĂ©vitables — un retour du cholĂ©ra…

Le nombre de civils tuĂ©s est, au minimum, de 20 000 — rien qu’à Marioupol, et le nombre rĂ©el est bien supĂ©rieur pour deux raisons : d’abord, comme je l’ai dit, parce qu’on n’a pas dĂ©gagĂ© tous les dĂ©bris et que c’est bien 90 % du parc immobilier de la ville qui est irrĂ©cupĂ©rable (c’est-Ă -dire qu’il faudra rebĂ¢tir entièrement), et puis, Ă  l’opposĂ©, parce que les Russes ont utilisĂ© des crĂ©matoires roulants pour brĂ»ler le plus possible de corps, non pas pour rĂ©gler une question sanitaire, mais pour faire disparaĂ®tre les morts. Il y aura dans cette guerre, quand elle finira, des dizaines et des dizaines de milliers de « disparus Â» (exactement comme sont portĂ©s disparus ces soldats russes tuĂ©s que la Russie refuse de rĂ©cupĂ©rer pour ne pas alourdir les statistiques des pertes, et ne pas payer les pensions aux familles). C’est ça, le paradoxe terrible de la prĂ©sence russe : pour certains corps, ils restent Ă  l’abandon ; pour d’autres, ils sont brĂ»lĂ©s, mais rĂ©ellement « Nacht und Nebel Â» [nuit et brouillard]…

Sachant que 60 000 habitants de Marioupol ont Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s Ă  l’intĂ©rieur de la Russie, et dispersĂ©s Ă  travers tout le pays, gĂ©nĂ©ralement dans les rĂ©gions de SibĂ©rie (le plus loin possible de chez eux). Et je ne parle pas du système de « passes Â», imposĂ©s aux habitants, des « filtrations Â» de toutes sortes, qui vous exposent Ă  la prison et Ă  la torture pour n’importe quelle raison. La Russie règne par la terreur la plus brutale.

Et, en mĂªme temps, on apprend que les habitants de Marioupol, comme tous les habitants des provinces de Louhansk et de Donetsk, et de celle de ZaporijiĂ©, peuvent demander des passeports russes et devenir citoyens de cette FĂ©dĂ©ration qui les a sauvĂ©s des « nazis Â» ukrainiens.

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Ce que montre Poutine en faisant cela, c’est, comme je le rĂ©pète depuis le dĂ©but, qu’il n’y aura aucune nĂ©gociation possible, aucune concession, rien. Il y a le rouleau-compresseur et cette espèce de politique de « l’orque Â», c’est-Ă -dire de la force non humaine. Quel que soit le prix, pour les Ukrainiens, et pour les Russes, et pour le reste du monde.

Pour les Ukrainiens, on voit. L’heure n’est pas du tout de faire un bilan humain et Ă©conomique, mais les choses sont claires : toutes les rĂ©gions occupĂ©es sont ravagĂ©es, dĂ©truites de fond en comble, et ce qui reste du pays est exsangue, parce qu’il ne peut y avoir aucune vie Ă©conomique. Pour les Russes, on le voit aussi : nous en sommes aujourd’hui Ă  environ 30 000 soldats tuĂ©s (ce qui, je le rappelle toujours, signifie mathĂ©matiquement au moins 60 000 blessĂ©s), et il y a le ravage de l’économie russe, qui ne fera qu’empirer avec le temps. Et, pour le reste du monde, il s’agit d’une menace — Ă´ combien rĂ©elle ! — de famine liĂ©e au chantage de Poutine : nous livrons du blĂ© contre la fin des sanctions.

Il y a aussi, lĂ  maintenant, cette situation critique sur le front du Donbass, avec les offensives de l’armĂ©e russe et le recul, kilomètre après kilomètre, des Ukrainiens, et les futures batailles Ă  l’intĂ©rieur des villes, comme Ă  Severodonetsk, sur le modèle de ce qui s’est passĂ© Ă  Marioupol. Les Russes ne comptent pas leurs pertes, parce que, rĂ©ellement, ça n’a aucune importance. Ils ne veulent pas seulement arriver Ă  occuper les rĂ©gions de Lougansk et de Donetsk, comme ils l’ont annoncĂ© après leur « retrait Â» (leur dĂ©sastre) autour de KyĂ¯v. Non, ils veulent Ăªtre prĂªts Ă  recommencer une attaque sur l’ensemble du territoire ukrainien, et, en mĂªme temps, Ă  partir des territoires qu’ils occupent, Ăªtre en Ă©tat de puissance pour nĂ©gocier, le moment venu. L’idĂ©e, on le voit bien, est d’annexer toute l’Ukraine russophone Ă  la FĂ©dĂ©ration de Russie, mais une Ukraine russophone vidĂ©e d’une grande partie de ses habitants et ouverte Ă  la colonisation. RĂ©ellement, il s’agit bien de ça.

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Parce que, pour les Russes, c’est maintenant ou jamais. Tous les commentateurs sont d’accord sur ce point : ils sont Ă  un moment de rupture. Les armes qu’ils emploient sont de plus en plus vieilles, ils sont de plus en plus incapables de remplacer les matĂ©riels dĂ©truits (et, comme pour les pertes humaines, les pertes en matĂ©riels sont terrifiantes), et personne ne leur livre des armes (sinon par des moyens de contrebande, qui sont nĂ©cessairement limitĂ©s). Du coup, ils doivent, pour survivre, arriver ne serait-ce qu’aux frontières de ces provinces, les annexer officiellement (sans rĂ©fĂ©rendum ni rien, juste les dĂ©clarer territoire russe), et, lĂ , attendre la suite : c’est le seul moyen pour que l’argument nuclĂ©aire ait une valeur quelconque. On n’emploie l’arme nuclĂ©aire tactique que si c’est le territoire national qui est en danger…

En mĂªme temps, le front principal n’est pas celui de la guerre, on le comprend bien. Il est diplomatique : le but est de faire passer l’idĂ©e, par tous les moyens possibles, qu’il est nĂ©cessaire de nĂ©gocier, et, donc, qu’il sera indispensable de faire des concessions territoriales. Parce que le but de Poutine est sa survie physique, et il ne peut survivre qu’en dĂ©montrant au monde qu’il est, tout dictateur qu’il est, le garant d’une « stabilitĂ© Â» de la Russie (et on a vu en Libye ce que ça a donnĂ©, de tuer le dictateur « stable Â»). C’est un argument qui porte, pour le monde entier : si Poutine disparaĂ®t, pris par la tourmente de la dĂ©faite, que se passera-t-il en Russie ? Et lĂ , si la Russie perd sa « stabilitĂ© Â», quid du gaz et du pĂ©trole russes ? Et donc, on sent monter ça de plus en plus fort, plutĂ´t que cette incertitude-lĂ , mieux vaut Poutine (sous sanctions, sous embargo, sous tout ce qu’on veut).

Et ça aussi, ça pue.

Page Facebook de l’auteur, 26 mai 2022

markowicz

AndrĂ© Markowicz est un poète et traducteur littĂ©raire. On lui doit notamment la traduction de l’œuvre romanesque intĂ©grale de DostoĂ¯evski et du thĂ©Ă¢tre complet de TchĂ©khov (en collaboration avec Françoise Morvan). Plusieurs de ses traductions ont Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©es, comme Le soleil d’Alexandre, Le Cercle de Pouchkine (1802–1841), Anthologie poĂ©tique, Actes Sud, 2016.

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