Depuis le dĂ©but de la guerre en Ukraine, le dĂ©bat se poursuit sur les motivations du Kremlin et sur l’attitude de la population russe. Pourquoi un mouvement de protestation de masse contre la guerre n’a-t-il pas encore vu le jour ? Pour tenter de rĂ©pondre Ă cette question, Grigori Okhotine, cofondateur d’OVD-Info1, examine la chronologie de la rĂ©pression politique au cours du dernier quart de siècle en Russie.
L’hĂ©gĂ©monie du pouvoir exĂ©cutif est une voie vers la rĂ©pression
En janvier 2000, Vladimir Poutine est devenu prĂ©sident par intĂ©rim de la FĂ©dĂ©ration de Russie. Cela s’est produit pendant la deuxième guerre de TchĂ©tchĂ©nie. Au mĂŞme moment, sous le prĂ©texte de menaces militaires et terroristes, la Russie a entamĂ© une pĂ©riode de rĂ©pression des libertĂ©s civiles qui dure depuis près d’un quart de siècle.
La première guerre de TchĂ©tchĂ©nie (1994-1996) avait Ă©tĂ© largement couverte par la presse indĂ©pendante et les autoritĂ©s ont dĂ» faire face Ă un flux incontrĂ´lĂ© d’informations. Les journalistes, les dĂ©fenseurs des droits humains et les militants de la sociĂ©tĂ© civile qui ont organisĂ© des manifestations ont jouĂ© un rĂ´le dans la fin des hostilitĂ©s. Le Kremlin a pris note de cette expĂ©rience.
En janvier 2000, les forces de sĂ©curitĂ© russes ont enlevĂ© le journaliste de Radio Liberty AndreĂŻ Babitski en TchĂ©tchĂ©nie, envoyant ainsi un message fort de « discipline » Ă la communautĂ© journalistique. En juin de la mĂŞme annĂ©e, Vladimir Goussinski, propriĂ©taire de la holding Media-Most, qui comprenait la chaĂ®ne NTV, fut arrĂŞtĂ©. Après avoir passĂ© trois jours dans la prison moscovite de Boutyrka, l’entrepreneur a vendu tous ses actifs mĂ©diatiques Ă Gazprom. Il a Ă©tĂ© libĂ©rĂ© et s’est rĂ©fugiĂ© Ă l’Ă©tranger. NTV Ă©tait la principale source d’information alternative sur les Ă©vĂ©nements de la première guerre de TchĂ©tchĂ©nie. La deuxième guerre a Ă©tĂ© couverte diffĂ©remment, essentiellement sur la base des donnĂ©es officielles et de la position du gouvernement.
Ce ne sont pas seulement les mĂ©dias, mais aussi les Ă©lĂ©ments de la concurrence dĂ©mocratique, mĂŞme imparfaits, qui sont devenus un objet de prĂ©occupation pour le Kremlin. Sous Eltsine, la faiblesse politique et financière du centre, d’une part, et la tenue d’Ă©lections raisonnablement libres et concurrentielles Ă tous les niveaux de gouvernement, d’autre part, ont favorisĂ© la formation d’Ă©lites rĂ©gionales. Dans le mĂŞme temps, un lobby financier et industriel, reprĂ©sentĂ© par les oligarques, se mettait en place. Tout au long des annĂ©es 1990, les Ă©lites ont influencĂ© Ă la fois les dĂ©cisions Ă©conomiques et la vie politique, y compris le rĂ©sultat des Ă©lections parlementaires et prĂ©sidentielles. L’arrestation de MikhaĂŻl Khodorkovski en 2003 a marquĂ© le dĂ©but d’une politique de « distance Ă©gale entre les oligarques et le pouvoir » — ce que Poutine a appelĂ© un pacte tacite, qui interdisait aux entreprises de participer Ă la vie politique au-delĂ des projets convenus avec le Kremlin. Les Ă©lites rĂ©gionales ont perdu la base de leur influence politique Ă la suite de l’abolition des circonscriptions uninominales dans les Ă©lections lĂ©gislatives et de l’abolition de l’élection de gouverneurs en 2004.
Ces mesures ont ouvert la voie Ă l’hĂ©gĂ©monie du pouvoir exĂ©cutif dirigĂ© par le prĂ©sident. Les premières Ă©lections parlementaires de l’ère Poutine, en 2003, ont privĂ© de reprĂ©sentation les citoyens favorables Ă la dĂ©mocratie : les partis libĂ©raux Union des forces de droite et Iabloko, pour qui la sĂ©paration des pouvoirs Ă©tait une valeur fondamentale, n’ont pas franchi le seuil de 5 % nĂ©cessaire pour la reprĂ©sentation Ă la Douma d’État. Dès lors, le rĂ´le du parti pro-Poutine Russie unie n’a fait qu’augmenter et les Ă©lections sont devenues de plus en plus contrĂ´lĂ©es. Cela s’est fait par le biais de manipulations lĂ©gislatives : aucune campagne en Russie n’a jamais suivi les mĂŞmes règles (au moins 266 changements ont Ă©tĂ© apportĂ©s aux lois Ă©lectorales rien qu’en 2009). Des mĂ©thodes administratives ont Ă©tĂ© utilisĂ©es pour restreindre l’accès des candidats de l’opposition aux Ă©lections et pour falsifier directement les rĂ©sultats. L’opposition a Ă©tĂ© progressivement exclue de la politique publique aux niveaux fĂ©dĂ©ral, rĂ©gional et (Ă quelques exceptions près) municipal.
Le Parlement a cessĂ© d’ĂŞtre une institution lĂ©gislative, devenant, par essence, une partie de l’exĂ©cutif vertical — l’organe qui transforme les dĂ©cisions prĂ©sidentielles et gouvernementales en lois. Par exemple, seuls 11 % des projets de loi examinĂ©s par la troisième Douma d’État (la dernière d’avant Poutine) provenaient du Kremlin ou du gouvernement. Dans la septième Douma d’État (2016-2021), il y avait dĂ©jĂ 32 % de tels projets de loi, tandis que la part des projets de loi effectivement adoptĂ©s par la Douma, lorsqu’ils provenaient du pouvoir exĂ©cutif, Ă©tait proche de 100 %. La rapiditĂ© et la qualitĂ© des lois adoptĂ©es ont changĂ© de manière tout aussi spectaculaire : la troisième Douma a adoptĂ© 327 lois en « procĂ©dure accĂ©lĂ©rĂ©e », alors que la sixième (2011-2016) en a adoptĂ© 1 182. La lĂ©gislation rĂ©pressive, qui introduit virtuellement la censure militaire suite Ă l’invasion de l’Ukraine, a Ă©tĂ© adoptĂ©e en un jour, le 4 mars 2022, par les deux chambres du Parlement et signĂ©e par le prĂ©sident le mĂŞme jour.
Les amendements, qui permettent aux autoritĂ©s d’envoyer des convocations militaires par voie Ă©lectronique et de fermer la frontière aux « Ă©vadĂ©s », ont apparemment Ă©tĂ© adoptĂ©s avec une grossière violation du règlement : le projet de loi, adoptĂ© en deuxième lecture avant mĂŞme l’Ă©clatement de la guerre, a Ă©tĂ© inopinĂ©ment renvoyĂ© pour examen, mais le texte avait Ă©tĂ© changĂ©.
Mauvais présages en Ossétie du Sud
Dans les annĂ©es 2000, le Kremlin Ă©tait dĂ©jĂ confrontĂ© Ă de nouveaux dĂ©fis. D’une part, les «rĂ©volutions de couleur » en GĂ©orgie (la « rĂ©volution des roses » en 2003), en Ukraine (la « rĂ©volution orange » en 2004-2005) et au Kirghizstan (la « rĂ©volution des tulipes » en 2005) ont Ă©tĂ© perçues par l’Ă©lite dirigeante comme une menace directe pour son propre pouvoir. D’autre part, l’Ă©viction des opposants politiques du Parlement et d’autres organes Ă©lus a conduit Ă la croissance et Ă la radicalisation de l’opposition extraparlementaire et Ă l’activation de la sociĂ©tĂ© civile.
En rĂ©ponse Ă ces deux tendances, le Kremlin a lancĂ© une « lutte contre la peste orange ». En 2004-2006, le Parti national-bolchĂ©vique d’Edouard Limonov subit les persĂ©cutions les plus fortes. Les nationaux-bolcheviks ont menĂ© des actions directes, notamment en prenant possession de bâtiments gouvernementaux — ministères, diverses administrations et mĂŞme l’administration prĂ©sidentielle. Des dizaines de militants ont Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©s ; en 2007, un tribunal a dĂ©clarĂ© ce parti organisation « extrĂ©miste » et l’a interdit. En 2006-2007, la police a brutalement rĂ©primĂ© les marches des dissidents (marches anti-Poutine organisĂ©es dans tout le pays), en passant Ă tabac et en arrĂŞtant leurs participants. Dans le mĂŞme temps, la lĂ©gislation sur les ONG a Ă©tĂ© durcie, plusieurs fondations internationales ont Ă©tĂ© expulsĂ©es du pays et des campagnes de discrĂ©dit ont Ă©tĂ© menĂ©es contre les dĂ©fenseurs des droits humains.
La prĂ©sidence de Dmitri Medvedev (2008-2012) a Ă©galement commencĂ© par une guerre — un conflit de cinq jours avec la GĂ©orgie qui s’est terminĂ© par la reconnaissance par la Russie de l’OssĂ©tie du Sud et de l’Abkhazie en tant qu’États indĂ©pendants. Depuis la fin des hostilitĂ©s en OssĂ©tie du Sud, de nombreuses violations des droits humains ont Ă©tĂ© commises Ă l’encontre des GĂ©orgiens qui y vivent (dĂ©tentions arbitraires, violences, tortures et traitements inhumains). Selon l’arrĂŞt de la Cour europĂ©enne des droits de l’Homme concernant la GĂ©orgie, la responsabilitĂ© de ces crimes incombe Ă la Russie, qui contrĂ´le de facto ce territoire.
Entre-temps, le rĂ©gime de Ramzan Kadyrov en TchĂ©tchĂ©nie a commencĂ© Ă s’enraciner et Ă se durcir. En 2009, Natalia Estemirova, reprĂ©sentante de Memorial, y a Ă©tĂ© assassinĂ©e, ce qui a rendu le travail des dĂ©fenseurs des droits humains dans la rĂ©gion très difficile (avant cela, en 2006, la journaliste de NovaĂŻa Gazeta Anna PolitkovskaĂŻa, qui couvrait les Ă©vĂ©nements en TchĂ©tchĂ©nie, avait Ă©tĂ© assassinĂ©e Ă Moscou). NĂ©anmoins, les pratiques violentes, qui prenaient forme en TchĂ©tchĂ©nie, n’avaient pas encore « dĂ©teint » sur la politique intĂ©rieure russe. Les quatre annĂ©es du dĂ©gel de Medvedev ont Ă©tĂ© marquĂ©es par un « reset » gĂ©opolitique (amĂ©lioration des relations avec les États-Unis) et une dĂ©tente Ă l’intĂ©rieur du pays. Toutefois, cette dernière s’est principalement traduite par la rhĂ©torique libĂ©rale du prĂ©sident. Des rĂ©formes cosmĂ©tiques ont Ă©tĂ© mises en Ĺ“uvre, la sociĂ©tĂ© civile a eu des possibilitĂ©s limitĂ©es d’influencer la politique, mais aucun des Ă©lĂ©ments essentiels du système politique autoritaire n’a Ă©tĂ© aboli.
La pause dans la politique rĂ©pressive du Kremlin s’est terminĂ©e avec le retour de Poutine Ă la prĂ©sidence en 2012. La dĂ©cision de Poutine de se reprĂ©senter, ainsi que la falsification flagrante des Ă©lections lĂ©gislatives en dĂ©cembre 2011, ont dĂ©clenchĂ© des manifestations massives. Le Kremlin a rĂ©agi par un simulacre de rĂ©formes politiques (par exemple, le retour de gouverneurs Ă©lus), mais il s’agissait en rĂ©alitĂ© d’un moyen de conserver les pleins pouvoirs face Ă la baisse de popularitĂ© de Russie unie et de Poutine. Plus important encore, les autoritĂ©s sont passĂ©es d’une rĂ©pression politique ciblĂ©e Ă une rĂ©pression politique systĂ©mique.
Percée répressive
Les manifestations de 2011-2012 se sont soldĂ©es par des arrestations massives de participants et des poursuites pĂ©nales : des dizaines de militants ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă des peines de prison ferme. Après le retour officiel de Poutine au Kremlin, la Douma d’État a adoptĂ© l’une après l’autre de nouvelles lois rĂ©pressives — durcissant considĂ©rablement la loi sur les rassemblements, adoptant des lois sur les « agents de l’étranger », les « organisations indĂ©sirables », interdisant la « propagande gay », etc (ce qui a valu Ă la Douma de l’Ă©poque le surnom d’« imprimante enragĂ©e »).
Le troisième mandat de Poutine a marquĂ© un tournant dans la mise en place de la rĂ©pression politique institutionnalisĂ©e. Auparavant, il s’agissait d’un outil subtil, ciblĂ© et administrĂ© de manière centralisĂ©e pour contrĂ´ler les opposants politiques. Après l’adoption de nouvelles lois restreignant directement les libertĂ©s publiques, la rĂ©pression est devenue institutionnelle : elle n’est plus utilisĂ©e contre des personnes « indĂ©sirables » spĂ©cifiques, mais comme une rĂ©ponse systĂ©matique des agences de l’État Ă certaines actions des citoyens. La rĂ©pression est passĂ©e d’une politique du pouvoir suprĂŞme Ă un outil utilisĂ© par de nombreuses agences et structures.
En 2014, l’annexion de la CrimĂ©e et le dĂ©but des hostilitĂ©s dans le Donbass ont entraĂ®nĂ© une nouvelle vague de rĂ©pression de la part des autoritĂ©s. Restrictions de la libertĂ© d’expression (plusieurs mĂ©dias d’opposition ont Ă©tĂ© bloquĂ©s et toute la rĂ©daction de la publication en ligne la plus populaire et la plus libĂ©rale, Lenta.ru, a Ă©tĂ© licenciĂ©e), dĂ©tentions massives de manifestants anti-guerre, affaires pĂ©nales pour des positions pro-ukrainiennes, lĂ©gislation plus stricte et, enfin, l’assassinat de Boris Nemtsov en 2015.
Dès lors, la rĂ©pression est devenue non seulement une technologie Ă usage interne, mais aussi une technologie d’exportation. Avec l’Ă©tablissement d’un « contrĂ´le effectif » sur la CrimĂ©e et la crĂ©ation des « rĂ©publiques populaires » de Louhansk et de Donetsk (RPL/RPD), les autoritĂ©s locales ont commencĂ© Ă appliquer toutes les mĂ©thodes de contrĂ´le politique et de rĂ©pression pratiquĂ©es par les forces de sĂ©curitĂ© russes. Des centaines de prisonniers politiques ukrainiens ; des rĂ©sidents locaux qui disparaissent et sont soumis Ă la violence et Ă la torture ; les mouvements sociaux et politiques interdits et la libertĂ© de conscience et d’expression supprimĂ©e.
La rĂ©pression extra-lĂ©gale mais institutionnalisĂ©e (mise en place de cadres juridiques et procĂ©duraux) a Ă©tĂ© introduite dans les territoires occupĂ©s de l’Ukraine par les fonctionnaires et les forces de sĂ©curitĂ© russes, selon le modèle russe. Ă€ cela s’ajoute le recours Ă la violence extrajudiciaire (enlèvements, disparitions, torture, exĂ©cutions extrajudiciaires), qui est une pratique de longue date de l’armĂ©e russe, qui a procĂ©dĂ© en toute impunitĂ© au « nettoyage » et au « filtrage » de la population en TchĂ©tchĂ©nie et, plus tard, en OssĂ©tie du Sud.
De l’endiguement Ă l’anĂ©antissement
En 2016-2019, alors que le « consensus sur la CrimĂ©e » (la forte hausse du soutien Ă Poutine après l’annexion de la CrimĂ©e) s’Ă©puisait, le niveau de rĂ©pression n’a fait qu’augmenter. Cela s’est vĂ©rifiĂ© Ă la fois pour le nombre de persĂ©cutions Ă motivation politique et pour leur champ d’application, qui s’est Ă©tendu de la sphère sociopolitique Ă la sphère culturelle et universitaire.
Cependant, mĂŞme pendant cette pĂ©riode, les rĂ©pressions tentaient de contenir les activitĂ©s civiles et de protestation. L’objectif Ă©tait de les maintenir dans certaines limites sĂ»res pour les autoritĂ©s, tout en laissant un espace minimal pour le dĂ©veloppement de la sociĂ©tĂ© civile. Mais après les manifestations de grande ampleur qui ont eu lieu Ă Moscou en 2019 en raison de la non-admission de dĂ©putĂ©s indĂ©pendants aux Ă©lections de la Douma, la politique rĂ©pressive des autoritĂ©s a commencĂ© Ă changer radicalement.
La pandĂ©mie du Covid a permis d’interdire presque totalement les rassemblements. Les amendements constitutionnels qui permettent Ă Poutine de rester au pouvoir jusqu’en 2036 ont Ă©tĂ© adoptĂ©s au milieu d’une Ă©pidĂ©mie de nouvelles « technologies Ă©lectorales » (les Ă©lections se sont dĂ©roulĂ©es pendant trois jours et, pour la première fois, un vote Ă©lectronique très douteux a Ă©tĂ© expĂ©rimentĂ©). Ont suivi la tentative d’empoisonnement d’AlexeĂŻ Navalny, les manifestations de masse et les dĂ©tentions massives liĂ©es Ă son arrestation, la liquidation de son Fonds de Lutte contre la corruption (FBK) et de la Fondation de Khodorkovski Open Russia, une puissante campagne d’attaques contre les ONG et les mĂ©dias libres en vertu de la lĂ©gislation sur les « agents de l’étranger », enfin, la liquidation de Memorial — autant d’Ă©vĂ©nements qui ont marquĂ© la transition d’une politique d’endiguement Ă une politique de destruction de la sociĂ©tĂ© civile.
Le niveau de rĂ©pression, qui a commencĂ© Ă augmenter fortement au cours de l’annĂ©e et demie qui a prĂ©cĂ©dĂ© l’invasion de l’Ukraine, a considĂ©rablement affaibli les structures de l’opposition et de la sociĂ©tĂ© civile. Or, une autre vague de rĂ©pression a commencĂ© immĂ©diatement après l’invasion russe de l’Ukraine : quelques vingt mille personnes ont Ă©tĂ© arrĂŞtĂ©es par la police pour leur position anti-guerre, des milliers ont Ă©copĂ© d’amendes ou autres « punitions administratives » pour des messages anti-guerre sur les rĂ©seaux sociaux, des centaines d’activistes et de personnalitĂ©s politiques ont Ă©tĂ© jugĂ©s et des dizaines de milliers de ressources Internet ont Ă©tĂ© bloquĂ©es.
AssociĂ© Ă la formation simultanĂ©e d’une idĂ©ologie militariste, l’autoritarisme de Poutine est entrĂ© dans une phase fondamentalement nouvelle. Il ne s’agit pas encore du totalitarisme, mais le niveau de brutalitĂ© et de l’arbitraire du rĂ©gime sont facilement observables dans les nouvelles en provenance du front. Les nouvelles règles de mobilisation, qui conduisent des centaines de milliers de Russes au front, ne sont que la continuation du processus.
Résultats intermédiaires du poutinisme
Derrière les faits et les histoires individuelles de l’histoire du poutinisme, on peut voir une politique dĂ©libĂ©rĂ©e et systĂ©matique de restriction des droits civils et des libertĂ©s qui se dĂ©ploie au fil du temps. Ă€ quoi cela a-t-il abouti ?
Ă€ la destruction des institutions dĂ©mocratiques : les Ă©lections Ă tous les niveaux, le parlementarisme et la sĂ©paration des pouvoirs. Aujourd’hui, l’influence des Ă©lecteurs sur le système politique est totalement absente. Le pouvoir est concentrĂ© entre les mains d’une seule personne, les systèmes existants d’Ă©quilibre des pouvoirs sont dĂ©truits et la sociĂ©tĂ© n’a aucun levier d’influence sur le rĂ©gime.
Ă€ la destruction du système juridique : les dĂ©cisions des tribunaux supranationaux ne sont pas appliquĂ©es, le principe de l’Ă©galitĂ© des parties est remis en cause, le système judiciaire a perdu son indĂ©pendance et les citoyens ont perdu leur capacitĂ© juridique.
Ă€ la monopolisation de l’espace d’information : le gouvernement contrĂ´le, directement ou par l’intermĂ©diaire d’entreprises publiques, la grande majoritĂ© des mĂ©dias. La rĂ©pression, la censure et la lĂ©gislation restrictive laissent peu de place aux mĂ©dias indĂ©pendants dans le pays.
Ă€ la dĂ©sinstitutionnalisation de la sociĂ©tĂ© civile : de nombreuses poursuites engagĂ©es contre des militants pour des motifs politique, la stigmatisation des acteurs de la sociĂ©tĂ© civile en tant qu’« agents de l’ Ă©tranger », les fermetures d’organisations de la sociĂ©tĂ© civile et les restrictions imposĂ©es aux rĂ©unions et associations pacifiques ont crĂ©Ă© un climat de peur dans lequel les citoyens ne peuvent pas participer ouvertement Ă la vie publique sans risquer de subir des reprĂ©sailles.
Ă€ la destruction physique de l’opposition : toutes les structures sociales et politiques importantes et indĂ©pendantes du pays ont Ă©tĂ© dĂ©mantelĂ©es et interdites, et tous les dirigeants de l’opposition reconnus au niveau national sont soit dans la tombe, soit en prison, soit en exil.
Dans leur ensemble, ces politiques des autoritĂ©s russes ont conduit Ă la destruction de la capacitĂ© politique de la sociĂ©tĂ©. Les autoritĂ©s ont crĂ©Ă© des conditions dans lesquelles la soi-disant « opinion publique » est formĂ©e « en haut lieu », et les dĂ©cisions politiques peuvent ĂŞtre prises par un cercle Ă©troit d’individus (ou une seule personne), sans tenir compte des intĂ©rĂŞts publics, politiques et Ă©conomiques des diffĂ©rents groupes de la sociĂ©tĂ©. En dĂ©clenchant une guerre et en la poursuivant, ce groupe de personnes ne courait pratiquement aucun risque.
Pourtant, le Kremlin n’a pas rĂ©ussi Ă dĂ©truire la sociĂ©tĂ© civile. Celle-ci a changĂ©, s’est adaptĂ©e et a survĂ©cu. Toutes les ONG et structures politiques liquidĂ©es ou interdites poursuivent leur travail depuis l’étranger ou de façon officieuse. En outre, depuis l’invasion massive, des centaines de nouvelles initiatives ont vu le jour : pour aider les rĂ©fugiĂ©s ukrainiens, par exemple en leur achetant des billets pour quitter la Russie vers l’Europe, pour aider les Russes Ă Ă©viter les reprĂ©sailles et Ă quitter le pays, et pour ceux qui restent, les aider Ă Ă©viter d’ĂŞtre enrĂ´lĂ©s dans l’armĂ©e.
La plupart des mĂ©dias bloquĂ©s continuent de fonctionner. De nouveaux projets mĂ©diatiques apparaissent, y compris ceux qui couvrent la guerre sans censure. MĂŞme l’Ă©migration massive et forcĂ©e n’a pas eu d’impact nĂ©gatif sur la sociĂ©tĂ© civile — au contraire, elle l’a rendue beaucoup plus forte, crĂ©ant les conditions prĂ©alables Ă un travail plus efficace et, surtout, plus libre.
Des centaines de milliers de personnes, malgrĂ© tous les risques, ont continuĂ© Ă soutenir les structures interdites avec leurs dons, des dizaines de milliers ont continuĂ© Ă participer activement Ă leur travail en tant que bĂ©nĂ©voles. Les manifestations se poursuivent Ă©galement — si, au dĂ©but de la guerre, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, après des dizaines de milliers d’arrestations et des centaines d’affaires pĂ©nales, la protestation a changĂ© : elle est devenue individuelle. Mais, comme le montrent les donnĂ©es sur les dĂ©tentions et les affaires pĂ©nales, elle n’a pas disparu.
L’agression russe peut et doit ĂŞtre combattue. Mais cela ne suffit pas. La menace que le rĂ©gime autoritaire russe fait peser sur la paix et la prospĂ©ritĂ© ne disparaĂ®tra pas une fois la guerre terminĂ©e. Ce qu’il faut faire est parfaitement clair. La militante ukrainienne des droits humains Oleksandra MatviĂŻtchouk l’a dit dans son discours Ă la remise du prix Nobel :
Il ne s’agit pas d’une guerre entre deux États, mais entre deux systèmes : l’autoritarisme et la dĂ©mocratie. Nous devons commencer Ă rĂ©former le système international pour protĂ©ger les gens des guerres et des rĂ©gimes autoritaires. Nous avons besoin de garanties effectives de sĂ©curitĂ© et de droits humains pour les citoyens de tous les États, indĂ©pendamment de leur participation Ă des alliances militaires, de leur puissance militaire ou Ă©conomique. Ce nouveau système doit ĂŞtre fondĂ© sur les droits de l’Homme.
Traduit du russe par Desk Russie
Grigori Okhotine est journaliste et chercheur indépendant russe, membre du conseil de Memorial. En 2011, il a co-fondé OVD-Info, une ONG qui suit les répressions politiques et offre une aide juridique. En 2021, l'équipe d'Okhotine a reçu le prix Civil Rights Defender of the Year. Vit en exil depuis 2022.