Purges dans l’Église orthodoxe russe à la veille de l’élection présidentielle

Des « purges » ont lieu dans toutes les sphères de la société russe. Zoïa Svetova, une journaliste spécialisée des questions de justice décrit dans ce texte comment les prêtres orthodoxes sont obligés de se conformer à la ligne anti-ukrainienne et pro-guerre du patriarche Kirill. Les récalcitrants, ceux qui refusent de prier pour une victoire russe contre les Ukrainiens (et peu importe que ceux-ci soient en grande majorité orthodoxes) s’exposent à la sanction d’un tribunal ecclésiastique.

Les prêtres de l’Église orthodoxe russe sont divisés entre ceux qui lisent la prière écrite par le patriarche Kirill en septembre 2022, au lendemain de la mobilisation, et ceux qui ne la lisent pas. Il s’agit en fait de ceux qui approuvent l’ « opération militaire spéciale » et de ceux qui ne l’approuvent pas.

Le diacre Andreï Kouraïev, qui a été déchu de son rang et interdit de ministère l’année dernière en raison de ses critiques acerbes à l’égard du patriarche Kirill et de l’Église orthodoxe russe. Voici ce qu’il dit de la prière en question : « La prière a apparemment été écrite par le patriarche Kirill Goundiaïev lui-même. Elle est très étrange, et plus encore les sanctions qui lui sont liées, car la Sainte Russie est une pure fiction littéraire. Il s’agit d’une prière pour la victoire de l’armée russe dirigée par Vladimir Poutine. Or il s’agit d’un conflit militaire entre des croyants orthodoxes considérés par le Patriarcat de Moscou comme membres de la même Église. En d’autres termes, Kirill considère que l’Église ukrainienne fait partie de sa juridiction. Pourtant, au cours des deux années qu’a duré ce conflit, il n’a jamais exprimé ses condoléances aux victimes du côté ukrainien. »

Le patriarche Kirill a publié un décret en septembre 2022, en vertu duquel tous les prêtres devaient lire cette « prière pour la victoire de la Sainte Russie » après la liturgie. Selon les canons de l’Église, si cette prière devient obligatoire dans toutes les églises, elle doit d’abord être approuvée par la Commission liturgique synodale, puis par les membres du Saint-Synode. Ce n’est qu’après ce processus complexe de validation que cette prière devient partie intégrante de l’office et que tous les clercs ont l’obligation de la réciter. 

On sait que dans certaines paroisses russes, des prêtres ne considèrent pas cette prière comme canonique, précisément parce qu’elle n’a pas été approuvée par le Saint-Synode. En d’autres termes, cette prière est facultative. On sait que le FSB et le Patriarcat suivent de près l’ambiance qui règne dans le milieu ecclésiastique, notamment l’attitude des prêtres et des laïcs à l’égard de l’opération militaire spéciale. Déguisés en paroissiens normaux, des délateurs font le tour des églises pour vérifier si les prêtres lisent la « prière pour la victoire ».

Ainsi, c’est bien sur dénonciation que le jeune prêtre moscovite Ioann Koval s’est vu démettre de ses fonctions et défroquer. Il avait modifié les paroles de la prière et, au lieu de dire « victoire», il avait dit « paix ». Peu après la décision du tribunal ecclésiastique, le père Ioann Koval a quitté la Russie et a été accueilli par l’Église de Constantinople. 

Avant le congé de Noël, le 5 janvier 2024, Moscou a été secoué par une autre nouvelle : on a appris que le prieur de l’église de la Trinité de Khokhly, le père Alexeï Ouminski, avait été interdit de ministère et convoqué au tribunal ecclésiastique. Le père Ouminski est l’un des prêtres russes les plus célèbres. Il a été le confesseur de Mikhaïl Khodorkovski et lui a rendu visite dans la colonie où il purgeait sa peine. Il s’est prononcé en faveur de la présence d’un médecin auprès d’Alexeï Navalny lorsque ce dernier a entamé une grève de la faim. Ouminski a été témoin de la défense dans le procès visant à liquider l’ONG Memorial. 

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Père Alexeï Ouminski // Sa page Facebook

Sa paroisse, située dans le centre de Moscou, était connue pour des prières pour les prisonniers politiques et les sans-abri, ainsi que pour des offices spéciaux dédiés aux enfants gravement malades. Le père Ouminski visitait régulièrement un hospice pour enfants et les paroissiens de son église se sont engagés dans des actions caritatives. 

En novembre 2023, le père Alexeï Ouminski a accordé une interview à Alexeï Venediktov, le rédacteur en chef de la chaîne YouTube Jivoï Gvozd (qui a succédé à Écho de Moscou, fermée en mars 2022). Dans cette interview, il a notamment déclaré que les paroissiens qui préféraient prier pour la paix plutôt que pour la victoire devaient pouvoir trouver une église où ils pourraient le faire. 

Le 5 janvier 2024, à la veille de la Noël orthodoxe, le père Alexeï Ouminski fut convoqué à une réunion de la commission disciplinaire du Patriarcat de Moscou. L’échange porta sur l’interview qu’il avait donnée, et sur la « prière pour la Sainte Russie ». Il fut expliqué au prêtre qu’il était démis de ses fonctions de prieur, et que le père Andreï Tkatchev, connu pour être pro-guerre, serait nommé à sa place. Le père Tkatchev est l’un des prêtres les plus odieux que connaît l’Église orthodoxe russe. Il est né à Lviv, a servi à Kyïv, mais a quitté l’Ukraine pour la Russie après la révolution de Maïdan. Il a été le premier à formuler des thèses ukrainophobes : « Les Ukrainiens ne sont pas un peuple, mais un mode de pensée perverti… Avant le Jugement dernier du Christ s’installera un royaume temporaire de mensonges insupportables et de corruption spirituelle irrépressible. Voilà ce qu’est l’Ukraine. Rien d’autre que cela. »  

Andreï Tkatchev a soutenu l’ « opération militaire spéciale ». En avril 2023, on a appris que le SBU [Service de sécurité d’Ukraine] avait accusé le père Andreï Tkatchev de « propagande de guerre ». Les autorités ukrainiennes ont établi qu’il était engagé dans des activités subversives contre sa patrie, l’Ukraine. 

Le père Alexeï Ouminski est tout le contraire du père Andreï Tkatchev. En nommant ce dernier dans la paroisse de l’église de la Trinité de Khokhly, le patriarche Kirill ne voulait pas seulement faire déchoir un prêtre trop indépendant, mais aussi détruire l’une des paroisses orthodoxes les plus actives de Moscou. 

Le procès ecclésistique s’est déroulé sans le père Alexeï Ouminski. Il n’a assisté à aucune des trois séances, estimant qu’il ne serait pas en mesure de se défendre correctement face aux juges ecclésiastiques. J’ai étudié attentivement les dispositions relatives aux tribunaux ecclésiastiques, et j’ai été frappée de constater à quel point il s’agissait d’une parodie de tribunal. 

Une personne accusée d’un délit ecclésiastique — dans le cas du père Alexeï Ouminski, il s’agit d’une « violation du serment sacerdotal » — n’a pas la possibilité de se défendre et l’ « accusé » n’a pas le droit d’être assisté d’un avocat. Dans un tribunal traditionnel, il est d’usage que l’accusé ou son avocat se familiarise avec le dossier avant l’audience et soit en mesure de se défendre. Ce n’est pas le cas dans un tribunal ecclésiastique où il n’y a ni procureur, ni accusateur. Par conséquent, les procureurs sont les juges. Ils sont au nombre de cinq. Ils dépendent tous de leur évêque, qui, à Moscou, est le patriarche Kirill. Il est évident qu’on avait écrit à l’avance le verdict visant à priver le père Alexeï Ouminski de son ministère, et que ce dernier avait été convoqué au tribunal pour avouer sa faute et se repentir. Pourtant, il n’avait rien à se reprocher. Il avait servi l’Église orthodoxe russe pendant 30 ans. Pas une seule fois, il n’avait fait l’objet du moindre rappel à l’ordre. Il avait enseigné dans un lycée orthodoxe, écrit plusieurs livres missionnaires et animé une émission de télévision. 

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Père Ioann Koval reçoit une nomination du patriarche œcuménique de Constantinople  // Chaîne Telegram d’Andreï Kouraev

Une lettre ouverte adressée au patriarche Kirill et signée par 12 000 personnes présente le père Alexeï Ouminski comme une figure importante pour de nombreux croyants. Les auteurs de la lettre demandent au patriarche de reconsidérer sa décision : « L’interdiction de ministère du prêtre Alexeï Ouminski privera des milliers de personnes de soutien spirituel. C’est une grande tragédie pour de nombreux croyants, pour les patients des hospices pour enfants, pour des centaines de prisonniers et des milliers de sans-abri. En ces temps difficiles, il est important que les gens puissent continuer de bénéficier du soutien spirituel de ce prêtre qu’ils apprécient et qui est important pour eux. » 

Le patriarche Kirill n’a pas prêté attention à cette lettre de paroissiens. Le père Alexeï Ouminski a quitté la Russie. Dans les cercles conservateurs de l’Église, on a commencé à entendre dire qu’il risquait, s’il était déchu de son rang,  d’être accusé d’avoir propagé des « fakes sur l’armée russe ». Selon certaines rumeurs, son entretien avec Alexeï Venediktov aurait été soumis à un examen linguistique, pour y trouver des éléments « criminels ».

Le père Andreï Kouraïev estime que les récentes décisions du patriarche sont autant de signaux envoyés aux prêtres russes :  « Il s’agit clairement de faire un exemple, afin que tout le monde comprenne que personne ne sera épargné. Aucun mérite antérieur ne sera pris en considération. Le nombre d’enfants non plus : Ioann Koval en a six. Aucune pitié ! Ni pour les milliers de paroissiens, ni pour ses enfants : tout cela n’a aucune importance. Il suffit d’avoir omis une prière ou manqué une phrase. Ainsi, je pense que la grande majorité des membres du clergé ont reçu le message. En regardant la liste des 300 prêtres qui ont signé la « lettre pour la paix » dans les premiers jours de l’opération militaire spéciale, vous remarquerez que 95 % d’entre eux n’ont plus fait parler d’eux depuis. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas réitéré l’exploit et se sont tus, peut-être d’eux-mêmes, peut-être par sagesse, comme le “sage goujon” 1, ou peut-être parce qu’au diocèse, on leur a mis les points sur les i, que les chefs leur ont parlé clairement, qu’ils leur ont expliqué ce qui se passerait si… »

L’autre jour, on a appris que le plus haut tribunal ecclésiastique avait convoqué le métropolite Leonid Gorbatchev, un proche d’Evgueni Prigojine qui l’a soutenu pendant la rébellion et qui a servi en Afrique. Dans son cas, sa position en faveur de la guerre n’a pas aidé : la tendance récente montre que pour continuer à servir, il est nécessaire d’être loyal non seulement envers le gouvernement actuel, mais aussi envers le patriarche lui-même.

À la veille de l’élection présidentielle russe, l’Église orthodoxe russe fait l’objet d’une véritable purge.

Traduit du russe par Desk Russie

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Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Autrice de Les innocents seront coupables, François Bourin, Paris, 2012. A travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. Lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l'Europe de l'Est en 2009, du prix Andreï Sakharov pour le journalisme en acte en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010. Lauréate du prix Sergueï Magnitski en 2019. Chevalière de la Légion d'honneur en 2020. A été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016.

Notes

  1. Dans ce conte satirique de Saltykov-Chtchedrine, le personnage principal, un goujon, vit au fond de son trou pour ne pas se faire remarquer par des brochets. [Note de traduction]

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