« Ceux qui ont conduit notre pays dans le gouffre s’inspirent des mirages de la grandeur impériale »

Le 27 février 2024, Oleg Orlov, co-président de Memorial et lauréat du prix Sakharov du Parlement européen, a été condamné à deux ans et demi de prison pour un article paru sur le site Mediapart, « Ils voulaient le fascisme, ils l’ont eu ». Desk Russie publie la dernière déclaration du condamné à la clôture de son procès.

Le jour où ce procès s’est ouvert, la Russie et le monde ont été ébranlés par la terrible nouvelle de la mort d’Alexeï Navalny. Moi aussi, j’ai été ébranlé. J’ai même envisagé de renoncer à mon dernier mot : comment pourrais-je dire quoi que ce soit aujourd’hui, alors que nous sommes encore sous le choc de la nouvelle ? Puis je me suis dit que tout cela n’était que les maillons d’une même chaîne : la mort, ou plutôt l’assassinat d’Alexeï, les représailles judiciaires contre d’autres critiques du régime, dont moi, l’étranglement de la liberté dans le pays, et l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Et j’ai décidé de le dire quand même.

Je n’ai pas commis de crime. Je suis jugé pour un article de journal dans lequel j’ai qualifié le régime politique établi en Russie de totalitaire et de fasciste. Cet article a été écrit il y a plus d’un an. À l’époque, certaines de mes connaissances pensaient que je forçais le trait. 

Mais aujourd’hui, il est évident que je n’exagérais pas du tout. Dans notre pays, l’État contrôle non seulement la vie sociale, politique et économique, mais il revendique également un contrôle total sur la culture et la pensée scientifique, et il envahit la vie privée. Il devient omniprésent. Et nous le voyons.

Au cours des quatre mois et quelques qui se sont écoulés depuis la fin de mon premier procès devant ce même tribunal, de nombreux événements se sont produits qui montrent à quelle vitesse notre pays s’enfonce dans les ténèbres.

Je vais énumérer un certain nombre d’événements disparates, différents à la fois par leur ampleur et par leur caractère tragique : 

  • les livres d’un certain nombre d’écrivains russes contemporains sont interdits en Russie ;
    le « mouvement LGBT », qui n’existe pas, est interdit, ce qui signifie en pratique une ingérence éhontée de l’État dans la vie privée des citoyens ; 
  • à l’École supérieure d’économie, il est interdit aux candidats de citer des « agents étrangers ». Désormais, les candidats et les étudiants doivent étudier et mémoriser des listes d’ « agents étrangers » avant d’étudier la matière ; 
  • Boris Kagarlitsky, chercheur en sciences sociales et publiciste de gauche bien connu, a été condamné à cinq ans de prison pour quelques mots sur la guerre en Ukraine qui différaient de la position officielle ; 
  • un homme que les propagandistes appellent « leader national », parlant du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, déclare publiquement ce qui suit : « Après tout, les Polonais l’ont forcé, ils ont surjoué et ont forcé Hitler à commencer la Seconde Guerre mondiale en les attaquant. Pourquoi la guerre a-t-elle commencé justement contre la Pologne ? La Pologne était intraitable. Hitler n’a eu d’autre choix que de commencer par la Pologne afin de réaliser ses plans. »

Comment devrions-nous appeler le système politique sous lequel tout ce que je viens d’énumérer se produit ? À mon avis, la réponse est indéniable. Malheureusement, j’avais raison dans mon article.

Non seulement la critique publique est interdite, mais aussi tout jugement indépendant. Des sanctions peuvent être appliquées pour des actions apparemment sans rapport avec la politique ou la critique de l’autorité. Il n’y a plus de domaine artistique où la libre expression artistique est possible, plus de sciences humaines académiques libres, plus de vie privée.

Permettez-moi maintenant de dire quelques mots sur la nature des accusations portées contre moi et sur celles portées dans de nombreux procès similaires contre ceux qui, comme moi, s’opposent à la guerre.

À l’ouverture de mon procès actuel, j’ai refusé d’y participer, ce qui m’a permis de lire le roman de Franz Kafka Le Procès pendant les débats. En effet, notre situation actuelle et la situation dans laquelle s’est retrouvé le héros de Kafka ont en commun l’absurdité et l’arbitraire déguisés en respect formel de certaines procédures pseudo-juridiques. 

On nous accuse de « discréditer » sans expliquer ce que c’est et en quoi cela diffère de la critique légitime. On nous accuse de « diffuser des informations délibérément fausses » sans prendre la peine de prouver leur fausseté — tout comme le régime soviétique agissait en déclarant fausse toute critique à son égard. Et nos tentatives de prouver l’authenticité de ces informations deviennent des infractions pénales.

Nous sommes accusés de ne pas soutenir les opinions et la vision du monde proclamées comme correctes par les dirigeants du pays. Et ce, en dépit du fait qu’il ne peut y avoir d’idéologie d’État en Russie, conformément à la Constitution. Nous sommes condamnés pour avoir douté qu’une attaque contre un État voisin vise à maintenir la paix et la sécurité internationales.

C’est absurde.

Le héros de Kafka ne sait même pas de quoi il est accusé jusqu’à la fin du roman, mais malgré cela, il est condamné et exécuté. En Russie, en revanche, on nous annonce formellement l’accusation, mais il est impossible de la comprendre, si nous restons dans le cadre de la loi et de la logique. 

Cependant, contrairement au héros de Kafka, nous comprenons pourquoi nous sommes détenus, jugés, arrêtés, condamnés et tués. En fait, nous sommes punis pour nous être permis de critiquer les autorités. Dans la Russie d’aujourd’hui, c’est absolument interdit. 

Les députés, les enquêteurs, les procureurs et les juges ne le disent pas ouvertement. Ils le cachent sous les formulations absurdes et illogiques des nouvelles soi-disant lois, des actes d’accusation et des sentences. Mais c’est ainsi.

Aujourd’hui, Alexeï Gorinov, Alexandra Skotchilenko, Igor Barychnikov, Vladimir Kara-Mourza et bien d’autres sont lentement tués dans les colonies et les prisons. Ils sont tués pour avoir protesté contre l’effusion de sang en Ukraine, pour avoir souhaité que la Russie devienne un État démocratique et prospère qui ne constitue pas une menace pour le monde extérieur.

Ces derniers jours, des personnes ont été arrêtées, punies et même emprisonnées simplement parce qu’elles s’étaient rendues aux monuments dédiés aux victimes de la répression politique pour honorer la mémoire d’Alexeï Navalny, un homme remarquable, courageux, honnête, qui, dans des conditions incroyablement dures, spécialement créées pour lui, n’a pas perdu son optimisme et sa foi en l’avenir de notre pays. Bien sûr, il s’agit d’un meurtre, quelles que soient les circonstances spécifiques de cette mort. 

Les autorités sont en guerre même avec Navalny mort, elles ont peur de lui même mort — et à juste titre. Elles détruisent les mémoriaux créés spontanément à sa mémoire.

Ceux qui agissent ainsi espèrent pouvoir démoraliser la partie de la société russe qui continue à se sentir responsable de son pays. 

Qu’ils ne l’espèrent pas ! 

Nous nous souvenons de l’appel d’Alexeï : « N’abandonnez pas. » J’ajouterais pour ma part : ne perdez pas courage, ne perdez pas votre optimisme. Après tout, la vérité est de notre côté. Ceux qui ont conduit notre pays dans le gouffre où il se trouve aujourd’hui représentent le vieux, le décrépit, le dépassé. Ils n’ont aucune vision de l’avenir et s’inspirent uniquement de fausses images du passé, des mirages de la « grandeur impériale ». Ils font régresser la Russie, la ramènent dans la dystopie décrite par Vladimir Sorokine dans Journée d’un opritchnik. Mais nous vivons au XXIe siècle, le présent et l’avenir sont à nous, et c’est la clé de notre victoire.

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Oleg Orlov avec Sergueï Kovalev en 2017. Photo : Vassili Petrov

En conclusion de mon discours, je voudrais — de manière peut-être inattendue pour beaucoup — m’adresser à ceux qui font aujourd’hui avancer le rouleau compresseur de la répression par leur travail. Aux fonctionnaires, aux agents chargés de l’application de la loi, aux juges, aux procureurs. 

En fait, vous comprenez parfaitement tout. Et vous n’êtes pas tous des partisans convaincus de la nécessité de la répression politique. Parfois, vous regrettez ce que vous devez faire, mais vous vous dites : « Que puis-je faire ? Je ne fais que suivre les ordres de mes supérieurs. La loi est la loi. »

Je m’adresse à vous, Monsieur le juge, et à l’accusation. N’avez-vous pas peur vous-même ? N’avez-vous pas peur de voir ce que notre pays, que vous aimez probablement vous aussi, est en train de devenir ? N’avez-vous pas peur que non seulement vous et vos enfants, mais aussi, à Dieu ne plaise, vos petits-enfants, aient à vivre dans cette absurdité, cette dystopie ? 

N’est-il pas évident que le rouleau compresseur de la répression peut tôt ou tard s’abattre sur ceux qui l’ont lancé et le font marcher ? Cela s’est produit à maintes reprises dans l’histoire.

Je répéterai ce que j’ai dit lors du précédent procès.

Oui, la loi est la loi. Mais je me souviens qu’en 1935, les lois dites de Nuremberg ont été adoptées en Allemagne. Puis, après l’année victorieuse de 1945, les exécutants de ces lois ont été jugés.

Je ne sais pas si les créateurs et les exécutants actuels des lois russes anti-juridiques et anticonstitutionnelles seront tenus pour responsables devant les tribunaux. Mais le châtiment viendra inévitablement. Leurs enfants ou petits-enfants auront honte de parler des états de service de leurs pères, mères, grands-pères et grands-mères et de ce qu’ils faisaient. Il en ira de même pour ceux qui commettent aujourd’hui des crimes en Ukraine en exécutant des ordres. À mon avis, il s’agit de la plus terrible des punitions. Et elle est inévitable.

En ce qui me concerne, le châtiment est également inévitable, car dans les circonstances actuelles, il est impossible d’être acquitté d’un tel chef d’accusation. 

Nous verrons maintenant quel sera le verdict. 

Mais je ne regrette rien ni ne me repens de rien.

Traduit du russe par Desk Russie.

Lire la version originale.

Note de rédaction

Oleg Orlov, 70 ans, homme d’un courage exceptionnel, est l’un des derniers dissidents de l’époque soviétique à être encore en vie et à ne pas avoir émigré face à la répression poutinienne. Quelques faits de sa biographie. 

Orlov est dissident dès sa jeunesse. À l’époque de la perestroïka, il participe à création de la société Mémorial, qui préconise la réhabilitation des victimes de la répression politique en URSS, la publication des archives du KGB, l’érection de monuments aux victimes de la répression politique, la création d’un musée et d’une bibliothèque consacrés à la répression politique et la libération des prisonniers politiques. Il travaille avec le doyen de la dissidence soviétique, militant des droits de l’Homme Sergueï Kovalev, à l’élaboration de lois sur l’humanisation du système pénitentiaire russe et sur la réhabilitation des victimes de la répression politique. 

De 1991 à 1994, il se rend en tant qu’observateur dans les zones de conflit armé en Arménie, en Azerbaïdjan, au Tadjikistan, en Moldavie et dans la zone de conflit ingouche-ossète dans le Caucase du Nord. Il est coauteur de nombreux rapports de Memorial.

À partir de 1994, en collaboration avec Sergueï Kovalev, Orlov travaille dans la zone de conflit armé en Tchétchénie, rencontrant personnellement les dirigeants tchétchènes Djokhar Doudaev et Aslan Maskhadov, participant à des négociations sur l’échange de prisonniers et inspectant des hôpitaux et des camps de prisonniers de guerre.

En juin 1995, Orlov, au sein d’un groupe dirigé par Kovalev, participe aux négociations avec les rebelles tchétchènes qui, sous le commandement de Chamil Bassaïev, ont pris en otages plus de 1200 patients et docteurs de l’hôpital de Boudionnovsk. A l’issue des négociations, Oleg Orlov et autres membres du groupe se constituent en otages volontaires afin de garantir les accords conclus avec les rebelles.

Co-président du Mémorial, il critique inlassablement l’assaut mené par le régime de Poutine sur les libertés politiques en Russie et lutte contre la répression. Il a inlassablement condamné les atrocités de la deuxième guerre tchétchène déclenchée par Poutine en 1999, et les violations terribles des droits de l’Homme commises par le régime de Ramzan Kadyrov après la guerre. Ainsi, en 2011, il constatait : « Les enlèvements ont repris, les punitions collectives démonstratives ont repris, il est devenu extrêmement dangereux, presque impossible, d’exprimer une opinion indépendante… Depuis 17 ans que nous travaillons en Tchétchénie, même au milieu des hostilités, des bombardements et des opérations de nettoyage, nous n’avons jamais vu une telle peur dans les yeux du peuple tchétchène, comme nous le voyons ces dernières années. »

Ce sont en particulier ses critiques contre l’ « opération spéciale » lancée par Vladimir Poutine qui lui ont valu d’être jugé. Depuis le 24 février 2022, il est descendu à plusieurs reprises dans les rues de Moscou, seul, avec de petites pancartes : « Paix à l’Ukraine, liberté à la Russie », « Notre refus de connaître la vérité et notre silence nous rendent complices du crime », « URSS 1945, pays victorieux du fascisme ; Russie 2022, pays du fascisme triomphant »…

Le 28 décembre 2021, la Cour suprême de Russie prononçait la dissolution du Memorial, l’ONG russe la plus ancienne, la plus respectée dans le monde entier et la plus connue pour ses travaux de recherche sur les répressions de l’époque soviétique. Le 2 février 2024, Oleg Orlov est déclaré « agent étranger » par le ministère russe de la Justice. Désormais, avec courage et abnégation, Oleg Orlov rejoint de nombreux prisonniers politiques du régime.

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Éminent défenseur des droits humains en Russie, coprésident du Centre de défense des droits humains de l’ONG Memorial, dissoute par les autorités russes et co-lauréate du prix Nobel de la paix en 2022.

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