Iryna Berliand : « La langue russe a été un instrument de destruction de l’identité ukrainienne »

Iryna Berliand // Courtesy photo

Dans cet entretien avec la Radio Liberty, Iryna Berliand, philologue et écrivaine, qui a quitté la Russie pour l’Ukraine il y a huit ans, a pris la nationalité ukrainienne et a parfaitement appris l’ukrainien, explique que les Russes s’accrochent à leur vieille illusion impériale de l’Ukraine en tant que partie du « monde russe », mais que les changements survenus dans la société ukrainienne rendent la voie indépendante et européenne de l’Ukraine la seule possible. Et que la langue ukrainienne véhicule cette volonté de la société.

Propos recueillis par Maryna Okhrimovskaia

Le monde s’est intéressé de plus près à l’Ukraine lorsque la Russie a de nouveau ensanglanté l’est de l’Europe. Des millions de citoyens ukrainiens ont trouvé refuge dans d’autres pays pour échapper à la guerre. La langue ukrainienne, la musique ukrainienne, la cuisine ukrainienne et bien d’autres choses encore font leur apparition dans d’autres sociétés. Qu’est-ce que cela signifie pour l’Ukraine ?

Les chansons et les danses ukrainiennes, la cuisine ukrainienne, la littérature et l’art ukrainiens étaient plus ou moins connus du monde entier auparavant. Mais tout cela était généralement perçu comme russe ou comme une partie colorée de la Russie, une variante particulière de la culture russe. Alexander Genis écrivait : « J’aime le bortsch, comme la prose de Gogol et de Boulgakov, pour son accent et sa saveur ukrainiens. Dans la géographie du subconscient russe, l’Ukraine joue le même rôle que la Provence en France. C’est pourquoi le vrai bortsch a quelque chose de méridional, de chaleureux, de généreux. Il contient plus de soleil que nos soupes, et on ne s’en lasse jamais, comme de Mozart. » C’est ainsi que l’Ukraine existait sur la carte mentale des Européens : de nombreux Européens, s’ils connaissaient l’existence de l’Ukraine, la percevaient comme une partie plus chaude et plus lumineuse de la Russie, comme une saveur et un accent.

Et c’est ainsi que la grande majorité des Russes ont perçu l’Ukraine, même après l’effondrement de l’Union soviétique : comme une variante de la Russie, comme « une autre Russie », et certains le font encore. Il en va de même au-delà des frontières de la Russie. Nombreux sont les Occidentaux, y compris les chercheurs, les spécialistes de l’histoire et de la culture de l’Europe de l’Est, qui considéraient l’Union soviétique comme la Russie, l’espace post-soviétique comme la Russie désintégrée, et l’Ukraine comme une partie de la Russie. Pour certains d’entre eux, cela a changé après Maïdan, pour d’autres c’est devenu un sujet de réflexion particulier, par exemple pour l’historien allemand contemporain Karl Schlögel, qui explique comment la révolution du Maïdan, l’annexion de la Crimée et l’intervention russe dans l’est de l’Ukraine l’ont forcé à réviser ses idées sur la Russie et l’Ukraine. Mais de nombreux Européens n’ont pas vu le Maïdan et l’annexion de la Crimée ; s’ils y ont réfléchi, ils ont préféré penser qu’il s’agissait d’un « différend entre Slaves ».

Mais après le 24 février 2022, les yeux se sont-ils ouverts ?

Oui, petit à petit. Après tout, il est difficile d’ignorer l’invasion massive de la Russie, les guerres génocidaires en Europe, les terribles bombardements des villes ukrainiennes, les centaines de milliers de morts, de mutilés et de disparus, les millions de réfugiés. Et pour la troisième année déjà, les Européens découvrent que les Ukrainiens n’ont pas seulement de la musique, de la littérature, de la cuisine, etc. mais qu’ils existent en tant que pays distinct, en tant que nation avec sa propre histoire, qui appartient à la tradition politique européenne, qui a décidé de son propre projet d’avenir, séparé de la Russie et opposé au projet russe moderne — et qui est prêt à défendre ce choix même contre l’ennemi.

Il me semble que c’est là la découverte occidentale la plus importante des deux dernières années et demie concernant l’Ukraine, et l’attention portée à la culture ukrainienne en est, dans une certaine mesure, la conséquence.

Mais cette conséquence est aussi en elle-même d’une importance extraordinaire. Après tout, l’un des arguments très souvent utilisés par les partisans de l’empire russe dans ses différentes réincarnations — de l’empire Romanov à l’actuel « monde russe » — fait appel à la grande culture russe, qui est le fondement même de l’identité russe. Cette grande culture russe est censée avoir une valeur, une qualité et une importance mondiale extraordinaires, alors que la culture ukrainienne est perçue comme petite et provinciale. Par conséquent, les Ukrainiens, s’ils veulent participer à la culture mondiale, doivent faire partie du « monde russe ». 

Cet argument est immédiatement réfuté si l’on s’intéresse à la culture ukrainienne, qu’il s’agisse de traductions de classiques ukrainiens ou de poésie et de prose contemporaines, de représentations théâtrales, de spectacles d’arts visuels, de festivals de musique, etc.

Que dire de la relation entre les langues ukrainienne et russe ?

Le russe a régné en Ukraine pendant des siècles en tant que langue officielle, langue de la fonction publique, de la science, de l’enseignement supérieur, de la classe éclairée, langue des citadins, de la communication internationale. L’ukrainien était perçu comme la langue du village, et une personne cultivée devait donc s’en éloigner. Une personne qui communiquait en russe semblait avoir un statut plus élevé. À l’époque soviétique, les jeunes ukrainophones qui quittaient la campagne pour aller étudier ou travailler en ville passaient très souvent de leur langue maternelle, l’ukrainien, au russe, afin de ne pas être pris pour des péquenauds. L’exception était les villes de l’ouest du pays, qui n’avaient pas subi une russification complète, car ce territoire n’a appartenu à l’Union soviétique, réincarnation de l’Empire russe, que pendant deux générations, contre plusieurs siècles pour le centre et l’est de l’Ukraine.

Je voudrais souligner que tous les Ukrainiens de l’Union soviétique n’ont pas traité la langue et la culture ukrainiennes de cette manière ; certains dissidents se sont battus pour le statut de la langue et de la culture ukrainiennes pendant la période dite de stagnation, ils ont été persécutés et, parmi les intellectuels russophones, certains respectaient la langue ukrainienne, connaissaient l’histoire et la culture ukrainiennes. Mais ils constituaient l’exception. Dans l’Ukraine soviétique, on ne pouvait vivre et faire carrière qu’en parlant russe. La langue russe a donc été un instrument de destruction de l’identité ukrainienne.

Les changements ont-ils commencé lorsque l’Ukraine a choisi l’indépendance il y a 33 ans ?

Oui, la situation a commencé à changer un peu après l’émergence de l’Ukraine indépendante. L’étude de l’ukrainien à l’école est devenue obligatoire, certaines universités (pas toutes) ont commencé à enseigner dans la langue officielle. Mais même à cette époque, la maîtrise de la langue nationale n’était pas obligatoire, y compris pour les fonctionnaires et les professeurs d’université.

La situation a changé de manière plus significative pendant et après le Maïdan de 2013-2014. Pour de nombreux Ukrainiens d’origines ethniques et linguistiques différentes, le Maïdan a été une étape importante sur la voie de l’obtention non pas de l’indépendance formelle de l’État — les Ukrainiens l’avaient déjà depuis 22 ans — mais de l’identité nationale. Les participants russophones au Maïdan ont essayé de parler ukrainien sur le Maïdan. Lorsque j’ai édité les témoignages des participants au Maïdan, j’ai remarqué ceci : certains auteurs russophones, malgré le fait que leur ukrainien était imparfait — ils ne communiquaient pas dans cette langue avec aisance — ont voulu témoigner en ukrainien, car c’est devenu pour eux la langue du Maïdan, la langue de la dignité, la langue d’une nouvelle identité, qui symbolisait, entre autres choses, un chemin « loin de Moscou ».

Mais l’Ukraine n’est pas devenue ukrainophone partout après le Maïdan…

Non, en effet. Dans de nombreuses villes du centre et de l’est du pays, les deux langues coexistaient dans la vie quotidienne, et le russe l’emportait souvent. Mais le statut de ces langues a changé, non pas officiellement, mais socialement. J’en veux pour preuve la réponse d’une amie qui enseignait à l’université de Kharkiv. Lorsque je lui ai demandé, quelques années après le Maïdan, au moment où la loi sur les langues était discutée, quelle langue les étudiants et les enseignants utilisaient pour communiquer à l’université en dehors des cours et des séminaires, pendant les pauses et les récréations, si la situation avait changé (et Kharkiv, avec Odessa, avait la réputation d’être la moins ukrainienne, la plus russophone et la plus pro-russe des grandes villes d’Ukraine), elle m’a répondu : « J’entends encore surtout le russe. » Mais elle a remarqué un changement important : les étudiants ukrainophones de la région, qui sont passés au russe lorsqu’ils sont entrés à l’université, ne chuchotent plus lorsqu’ils reçoivent des appels de leurs proches avec lesquels ils parlent l’ukrainien. Pensez-y : il a fallu le Maïdan pour que les étudiants ukrainiens cessent d’avoir honte de leurs familles ukrainophones !

Bien sûr, personne n’a interdit la langue russe. Sa sphère dans l’espace public diminue, mais la situation est loin d’être ce que je considère comme souhaitable — lorsque la langue de communication par défaut en Ukraine sera l’ukrainien (comme en Pologne — le polonais, en Allemagne — l’allemand, en Roumanie — le roumain et ainsi de suite), et que le russe sera une langue étrangère.

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Le monument à Alexandre Pouchkine déboulonné à Kramatorsk, dans la région de Donetsk, le 30 décembre 2022 // Le maire de la ville Oleksandr Hontcharenko

La propagande russe nie l’existence de l’histoire et de la culture ukrainiennes indépendantes, d’une Ukraine souveraine, pour promouvoir les objectifs d’une guerre de conquête. En même temps, le chauvinisme russe n’a pas été inventé de toutes pièces par Poutine. Quelles sont les manifestations du syndrome post-colonial dans les sociétés ukrainienne et russe ? Et qu’en sait le soi-disant monde libre ?

Le chauvinisme et l’impérialisme russes n’ont pas été inventés par Poutine. Ce n’est pas Poutine qui a inventé le concept d’une nation russe unie composée de trois branches — Grands Russes, Petits Russes et Russes Blancs. Ce concept est profondément ancré dans les traditions de l’État russe et de l’opinion publique. La croyance selon laquelle la nation ukrainienne elle-même a été créée artificiellement par les Autrichiens, les Allemands ou les Bolcheviks pour affaiblir la Russie et le « monde russe » existait bien avant Poutine. L’opinion selon laquelle les Russes, les Ukrainiens et les Biélorusses sont condamnés à un destin commun en raison de leur histoire, de leur étroite parenté, de leurs liens historiques, culturels et familiaux, a été partagée et défendue pendant des siècles non seulement par des penseurs et des idéologues pro-gouvernementaux, mais aussi par des monarchistes et des républicains, des libéraux et des conservateurs, des personnalités soviétiques et antisoviétiques, de droite et de gauche — qui sont tous tombés d’accord sur ce point. 

Pouchkine considérait même que les Polonais ne formaient qu’un seul peuple avec les Russes et exprimait l’espoir que « les ruisseaux slaves se fondent dans la mer russe ». Au XXe siècle, le public russe avait accepté le fait que les Polonais constituaient une nation distincte. Mais, pour les Ukrainiens, la majorité des Russes n’a pas pu se faire à l’idée d’un peuple distinct pendant longtemps et — il est important de le souligner — cela ne dépendait pas des convictions politiques. Par exemple, le monarchiste russe Vassili Choulguine a écrit dans son pamphlet Les Ukrainiens et nous (1939) : « L’ukrainisme a été inventé par les Polonais, mis sur pied par les Austro-Allemands, mais il a été consolidé par les Bolcheviks… le temps viendra où, au lieu des mensonges et de la misanthropie des schismatiques ukrainiens, la vérité, l’harmonie et l’amour triompheront sous la haute main de la Russie unie et indivisible. » Et le penseur progressiste libéral russe Piotr Struve a écrit en 1911 : « L’opinion publique progressiste russe devrait énergiquement, sans ambiguïté ni indulgence, s’engager dans une lutte idéologique contre l’“ukrainisme”, qui tend à affaiblir et même à abolir en partie la grande acquisition de notre histoire : la culture panrusse. »

L’adage selon lequel « le libéralisme russe s’arrête à la question ukrainienne » s’avère encore exact aujourd’hui. Un siècle plus tard, le libéral anti-guerre, anti-Poutine et pro-ukrainien Dmitri Bykov, figure de la culture russe, dira : « Je partage tout à fait l’opinion des gens qui sont convaincus que l’Ukraine fait partie intégrante du monde russe. » Et plus loin : « Oui, bien sûr, mais après tout, vous savez, comme l’a dit Tioutchev: “L’unité ne peut être soudée qu’avec du fer et du sang… Mais nous allons essayer de la souder avec de l’amour, et là nous verrons ce qui est le plus fort…” Alors, soudons avec l’amour, pas avec le fer et le sang. Après tout, l’Ukraine peut bien faire partie de ce monde russe, si ce monde russe n’est pas un royaume d’esclavage, de pharisaïsme, de violence, etc. Tout dépend de ce que vous proposez. »

Il s’agit d’une émission d’Ekho Moskvy diffusée le 13 mai 2015, et j’en déduis que l’idée d’une Ukraine indépendante et séparée de la Russie n’était pas du goût de Bykov. Inscrit sur la liste des agents étrangers par les autorités russes il y a deux ans, Dmitri Bykov est certes contre la guerre et l’agression, mais pas contre une prise de contrôle pacifique et en douceur de l’Ukraine. Il est vrai que le 25 février 2022, déprimé et choqué par l’invasion massive de la Russie, il se plaignait sur les ondes de la même Ekho Moskvy que les liens entre Russes et Ukrainiens allaient être rompus pour de nombreuses années. Il admettait même que la responsabilité en incombait non seulement à Poutine, mais aussi à la culture russe. Cependant, dès le 16 mars il s’est remis du choc, et sur les ondes de la chaîne Popular Politics, il a retrouvé son optimisme habituel et ses rêveries obstinées sur l’union des trois nations. « Jusqu’à présent, je suis entièrement solidaire d’une personne qui a écrit que la véritable nouvelle union slave sera une union dirigée par Navalny, Zelensky et Kolesnikova. Il ne s’agira pas d’une union militaire, mais d’une union spirituelle. Et ce n’est pas seulement mon rêve de vivre dans une telle union. J’y vivrai, je le sais ! »

L’Ukraine était présente sur la « carte mentale » du Russe, mais était vue comme quelque chose d’autochtone, comme la Russie même, mais plus chaleureuse, détendue à la manière méridionale, une sorte de Russie allégée. Pour de nombreuses personnes, il était douloureux de se séparer de cette Ukraine illusoire, et l’effondrement de l’URSS a été particulièrement douloureux pour bon nombre de gens en raison de la séparation avec l’Ukraine. Il était plus douloureux de perdre l’Ukraine que, par exemple, la Lituanie, la Géorgie ou le Tadjikistan. La souveraineté de l’Ukraine signifiait également la fin de la Russie en tant qu’empire, ce que de nombreuses personnes ont ressenti, même si elles ne l’ont pas compris. Le Maïdan, le virage brutal de l’Ukraine vers l’Europe et la guerre qui s’en est suivie ont provoqué un véritable choc chez les Russes.

Les Russes, dans leur grande majorité, non seulement ne connaissent pas cette nouvelle Ukraine mais, pour beaucoup d’entre eux, ils ne veulent pas la connaître. Consciemment ou non, ils s’accrochent à leur vieille illusion impériale de l’Ukraine en tant que partie du « monde russe ».

Et cela est lié à un phénomène naturel : de nombreuses personnes ne remarquent pas les changements graduels, les petits changements, les mouvements lents, ne faisant attention qu’à ce qui se passe à des moments cruciaux : le Maïdan, l’annexion de la Crimée, l’attaque généralisée de la Russie contre l’Ukraine. Les gens ont l’impression qu’avant cela, tout était normal, que nous vivions amicalement, et que soudain… Soudain, les nationalistes banderistes, encouragés par l’Occident et/ou financés par l’Occident, ont organisé un coup d’État et arraché les frères ukrainiens à l’étreinte fraternelle de la Russie ; ou soudain, Poutine s’est emparé de la Crimée en offensant les Ukrainiens ; ou soudain, les autorités de l’après-Maïdan ont lancé une politique linguistique erronée et risquée qui a offensé les habitants russophones de l’Ukraine et a ainsi provoqué Poutine ; ou Poutine, en 2022, a soudain lancé une invasion à grande échelle, provoquant la colère des Ukrainiens… « Rien n’était prémédité », dit-on. Et si ces événements tragiques, soudains, inattendus et catastrophiques dans leurs conséquences ne s’étaient pas produits, nous vivrions encore paisiblement et amicalement côte à côte. C’est de là que viennent les espoirs étranges, l’espoir que « après la guerre », « après Poutine », « après le changement de régime en Russie », tout reviendra, tout ira mieux, les personnes qui sont mortes, bien sûr, ne reviendront pas, mais ce fossé tragique entre les « peuples frères » se réduira et disparaîtra plus tard, les déchirures seront recousues, les blessures seront guéries, l’espace commun où nous avons tous pu trouver un langage commun pendant si longtemps sera restauré, et ainsi de suite.

Il est difficile pour une personne de changer sa vision du monde, parfois impossible. Je le sais par ma famille. Ma mère était enseignante et communiste convaincue, et lorsque le chemin radieux vers le paradis communiste et l’Union soviétique ont volé en morceaux, elle n’a pas pu le comprendre. Elle a rapidement pris de l’âge et est morte prématurément.

Malheureusement, cet exemple est typique de notre époque, de nombreuses personnes ne comprennent pas qu’il ne s’agit pas de tristes événements, mais du chemin inévitable de l’effondrement de l’empire, que tout cela est naturel et, surtout, que rien ne sera plus jamais comme avant. Le monde libre, semble-t-il, préfère également se cacher la tête dans le sable et, s’il n’essaie pas de « sauver la face de Poutine » comme il l’a fait il y a deux ans, il n’est pas encore prêt à réaliser que cette Carthage doit être détruite.

Paradoxalement, autant le monde libre conformiste que le soi-disant Sud global continuent en majorité de percevoir à tort la Russie comme le successeur de l’URSS qui, pendant la guerre froide, s’était hypocritement positionnée comme un combattant contre l’impérialisme et le colonialisme, un défenseur et un protecteur des peuples, des droits de l’Homme et de la démocratie. Ils ne se rendent pas compte que l’Union soviétique et, dans une large mesure, la Russie actuelle est un État colonial et impérial, qui opprime les peuples autochtones non russes, les privant de leur langue, de leur culture et de leur identité.

Mais, peu à peu, la prise de conscience du caractère impérial de l’État russe se répand, du moins en Europe. Il convient de mentionner que la résolution « Sécurité et défis géopolitiques dans la région de l’OSCE — 10 ans d’agression armée de la Russie contre l’Ukraine », récemment adoptée à Bucarest par l’Assemblée parlementaire de l’OSCE, contient certains paragraphes qui concernent la décolonisation de la Fédération de Russie.

Je cite :

« §  32. Condamnant résolument l’oppression de nombreux peuples autochtones et les violations flagrantes des droits de ces peuples au sein de la Fédération de Russie, qui consistent à russifier de force les peuples colonisés, à les soumettre à la répression et à la discrimination et à les priver de leurs droits humains, culturels, linguistiques et économiques internationalement reconnus, ainsi qu’à les enrôler massivement pour participer à la guerre d’agression que mène la Fédération de Russie contre l’Ukraine de telle sorte qu’ils subissent des pertes militaires disproportionnées […]

§  47. Considère que la politique systémique de violation des droits de l’homme et des peuples que mène la Fédération de Russie au détriment de ses peuples autochtones est colonialiste et va à l’encontre des déclarations fondamentales des Nations Unies et […] reconnaît que la décolonisation de la Fédération de Russie est une condition nécessaire à l’instauration d’une paix durable. »

Quand les armes parlent, les muses se taisent. Dans quelle mesure cela est-il vrai pour la guerre d’aujourd’hui ? Quelles sont les possibilités d’utiliser la langue russe pour défendre et faire gagner l’Ukraine, comme une arme contre l’agresseur russe ?

Non, les muses ne sont pas silencieuses. Nous lisons chaque jour de nouveaux poèmes ukrainiens, nous apprenons la publication de livres ukrainiens, originaux et traduits, d’albums de musique, de festivals, de représentations théâtrales, d’expositions d’art. Je citerai quelques noms, et uniquement ceux des poètes que je lis régulièrement : Maryna Ponomarenko, Halyna Kruk, Maksym Kryvtsov, qui est mort à la guerre au début de l’année. Certains poètes, écrivains, musiciens, traducteurs, artistes, danseurs, etc. se battent au front, d’autres écrivent de la poésie et de la prose dans les tranchées, qui sont publiées et lues.

Notre célèbre auteur et musicien Serhiy Jadan, déjà connu à l’étranger, a rejoint l’armée. Tout le monde a entendu le nom de Wassyl Slipak, un chanteur d’opéra exceptionnel qui avait de brillantes perspectives de carrière mondiale, mais qui est parti défendre son pays et a péri en 2016. 

Depuis le début de l’invasion à grande échelle, outre Maksym Kryvtsov déjà mentionné, les poètes Hlib Babitch et Victoria Amelina, l’écrivain pour enfants Volodymyr Vakoulenko, le chef d’orchestre Yuriy Kerpatenko et bien d’autres encore sont morts aux mains des occupants. La Russie tue des personnalités culturelles ukrainiennes, comme elle l’a fait à l’époque de la « renaissance fusillée » dans les années 1930.

Nos muses ne sont pas silencieuses. Dans la société ukrainienne, nous assistons à une vague d’intérêt sans précédent pour la culture ukrainienne, y compris les classiques. Les salles de théâtre, les musées, les galeries sont pleins, les différents projets artistiques font salle comble. Cela a coïncidé avec le cancelling de la culture russe, et les Ukrainiens semblent redécouvrir les classiques ukrainiens et regretter d’en avoir été privés plus tôt, essayant ainsi de rattraper le temps perdu.

La guerre prendra fin, tout comme Poutine et son régime criminel. La responsabilité pénale pour avoir nié le génocide russe contre les Ukrainiens pourrait-elle prévenir le revanchisme ?

La responsabilité pénale pour la négation du génocide russe contre les Ukrainiens est importante, mais il est plus important encore que les criminels qui ont déjà du sang sur les mains en déclenchant cette guerre génocidaire agressive — et il ne s’agit pas seulement de Poutine et d’une poignée de ses associés — portent une véritable responsabilité pénale. Mais à mon avis, la principale garantie d’une paix durable sur cette terre est autre chose : que ce territoire soit démilitarisé et dénucléarisé ; que la Russie, si elle reste intacte (ou tant qu’elle reste intacte), soit affaiblie de manière à ce que soit neutralisé son éventuel comportement destructeur au sein des organisations internationales. Certains Russes en sont conscients. Mais ils sont peu nombreux et on ne les entend guère.

Propos recueillis en ukrainien, traduits en russe par Marina Okhrimovskaya et en français par Desk Russie.

Marina Okhrimovskaya est journaliste et écrivaine russophone vivant en Suisse. Elle a fait des études supérieures à Kharkiv et à Moscou. Elle collabore régulièrement avec le service russophone de Radio Free Europe / Radio Liberty et dirige son propre média russophone La Suisse pour tous (schwingen.net).

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