Les Ukrainiens sont moins critiques de Trump que les autres nations européennes, car ils avaient perdu la foi en l’administration Biden. Cependant, Trump doit bien réfléchir pour ne pas tomber dans le panneau du Kremlin. Sans des garanties de sécurité fortes pour l’Ukraine, l’armistice n’aura aucune valeur. C’est pourquoi l’Ukraine continuera de se battre, si ces garanties ne sont pas offertes.
Il y a un an, lorsque l’éventuel candidat à la présidence Donald Trump a promis de mettre fin à la guerre russo-ukrainienne en 24 heures, pratiquement aucune personne connaissant (plus ou moins) la situation sur le terrain n’aurait pu prendre cette promesse au pied de la lettre. La simple logique et une pensée rationnelle permettent de comprendre clairement que la Russie ne sera pas disposée à accepter un accord, à moins qu’il n’atteigne son objectif ultime : le démantèlement de l’État ukrainien et l’effacement de la nation, et que l’Ukraine ne sera pas désireuse de céder à la pression, puisque son existence même est sur la table, apparemment non négociable. Pour les Russes, il n’y a aucune raison de faire des compromis tant qu’ils ont l’impression d’avancer et que l’Ukraine recule, tandis que l’Occident collectif est perçu comme incapable, désorganisé et méprisable. Et pour l’Ukraine, même s’il peut y avoir une raison de suspendre les combats, de geler le conflit et de reporter la demande de justice à la prochaine perestroïka russe, l’absence de garanties de sécurité viables contre de nouvelles avancées russes rend toutes les offres d’armistice peu pertinentes.
Il y avait, bien sûr, et il reste toujours une possibilité théorique que Donald Trump opte pour la solution apparemment la plus simple : mettre fin à toute aide à l’Ukraine. C’est toutefois très peu probable, car ni le Congrès, ni la communauté des experts, ni la société américaine dans son ensemble ne l’approuveraient et n’accepteraient les conséquences désastreuses d’une telle décision – tant pour la sécurité des États-Unis que pour leur réputation internationale. Et, même dans ce cas, les Ukrainiens n’abandonneraient pas mais poursuivraient désespérément leur résistance, par défaut, car ils ne voient pas d’autre solution : les hommes politiques russes ne cachent pas leurs intentions génocidaires – faire disparaître à la fois l’État ukrainien et la nation ( « démilitariser » et « dénazifier », selon leurs mots codés), et les pratiques russes sur les territoires occupés ne laissent aucun doute sur les méthodes et les objectifs du Kremlin.
Une telle résistance serait certainement encore plus épuisante et coûteuse qu’aujourd’hui, mais les Ukrainiens persisteraient sans aucun doute : leur confiance dans leurs dirigeants reste élevée, leur détermination est forte et leur industrie d’armement tourne à plein régime. Quelle que soit l’importance de l’aide américaine (40 % de l’ensemble des fournitures militaires à l’heure actuelle), un tiers de l’armement utilisé est déjà produit par les Ukrainiens eux-mêmes (et ce chiffre augmente régulièrement), tandis qu’environ 30 % sont fournis par les Européens. Le soutien non militaire des États-Unis est nettement plus faible, derrière l’aide combinée des autres États. En termes de pourcentage du PIB (0,4 %), les allocations américaines à l’Ukraine se classent au 16e rang, loin derrière de nombreux autres États qui allouent plus de 1 % et parfois même 2 % de leur PIB.
M. Trump a apparemment bluffé avec sa promesse de « rétablir de la paix » (comme avec beaucoup d’autres, à vrai dire) – promesse irresponsable et chimérique, même à première vue. Mais l’appétit des gens pour les solutions simplistes et les miracles politiques était si grand qu’ils l’ont non seulement élu à la présidence aux États-Unis, mais ont aussi exprimé globalement leurs grandes attentes et probablement leur confiance en lui – comme l’a révélé un sondage représentatif réalisé dans 24 grands pays en novembre dernier (peu de temps après l’élection présidentielle américaine). Une forte majorité des personnes interrogées en Inde (82 % contre 5 %), en Arabie saoudite (57 % contre 19 %) et en Chine (52 % contre 14 %) ont déclaré que l’élection de Trump était une bonne chose pour la paix dans le monde. La même opinion a été exprimée par une proportion importante de répondants en Russie (45 % contre 10 %), en Afrique du Sud (42 % contre 28 %), en Turquie (38 % contre 30 %), au Brésil (37 % contre 31 %) et même en Ukraine (33 % contre 18 %). Une majorité ou une proportion importante dans les mêmes pays pense que Trump contribuera à instaurer la paix en Ukraine : 65 % contre 11 % en Inde, 61 % contre 4 % en Russie, 48 % contre 16 % en Turquie, et 39 % contre 35 % en Ukraine même. De même, les personnes interrogées considèrent que la présidence de Trump est une bonne chose pour leur propre pays : 84 % contre 6 % en Inde, 61 % contre 10 % en Arabie saoudite, 49 % contre 8 % en Russie, 46 % contre 18 % en Chine. Là encore, les espoirs des Ukrainiens à l’égard de Trump (26 % contre 20 %) semblent être les plus élevés en Europe, qui est généralement (et exceptionnellement) sceptique à l’égard de la présidence de Trump : 54 % de sceptiques contre 15 % au Royaume-Uni, 38 % contre 22 % dans l’UE, et 34 % contre 23 % en Suisse.
Dans un commentaire perspicace sur ces résultats, Ivan Krastev, du Centre for Liberal Strategies à Sofia, a émis l’hypothèse que le fait que Trump soit mondialement approuvé (en dehors de l’Europe et de la Corée du Sud) pourrait refléter non seulement l’enthousiasme naturel pour un vainqueur ou la croyance sincère en son zèle et son efficacité en matière de rétablissement de la paix, mais aussi quelque chose de plus compliqué et de plus intéressant : « L’irrespect ouvert de Trump pour les règles internationales est considéré par beaucoup dans le monde non occidental comme préférable à l’hypocrisie insupportable de l’administration libérale précédente. Sous Trump, les États-Unis deviendront enfin une grande puissance normale – impériale, mais pas en croisade. Ils ne prétendront plus être meilleurs que tous les autres pays, mais agiront plutôt en partant du principe qu’ils sont plus forts qu’eux. »
C’est peut-être là la principale raison de l’enthousiasme des Russes à l’égard de Trump. Comme l’affirme M. Krastev, « les premières mesures prises par l’équipe Trump indiquent que le président élu a décidé de démontrer son pouvoir non pas en affrontant les adversaires de l’Amérique, mais en soumettant les alliés de Washington. Les revendications de Donald Trump sur le Groenland et le Canada et les tweets d’Elon Musk appelant à un changement de régime au Royaume-Uni sont les indications les plus claires de ce pari… Les États membres de l’UE ont toutes les raisons de craindre que l’approche de Washington à leur égard ne fasse écho à la récente déclaration de l’ancien président russe Dmitri Medvedev, selon laquelle il est nécessaire d’aider tout processus destructeur en Europe. »
Les Ukrainiens sont plus optimistes à l’égard de Trump que tous les autres Européens, mais ne sont pas aussi positifs que tous les non-Européens interrogés (à l’exception des Sud-Coréens). L’optimisme ukrainien, même s’il est modéré, semble étrange au regard des remarques ambiguës, voire ouvertement insultantes, que Trump a formulées par le passé à l’égard de l’Ukraine et à l’égard de Zelensky personnellement, sans parler de ses menaces de supprimer l’aide à l’Ukraine et de conclure un accord avec Poutine. Peut-être que ses derniers discours sur « la paix par la force » compensent ses fautes verbales passées, mais il est plus probable que ce soit la déception générale des Ukrainiens vis-à-vis de nombreux dirigeants occidentaux, et du pouvoir américain en place en particulier, qui les ait poussés à accueillir prudemment Donald Trump comme une alternative possible (et, en fait, la seule disponible).
En l’espace d’un an, entre novembre 2023 et novembre 2024, la confiance des Ukrainiens dans tous les hommes politiques occidentaux a diminué de 5 à 10 %, à la seule exception (surprenante) d’Emmanuel Macron, dont la cote est passée de 54 à 58 %. Les pertes les plus importantes ont été enregistrées dans l’attitude des Ukrainiens à l’égard d’Olaf Scholz (le niveau de confiance est passé de 61 % à 37 %) et de Joseph Biden (de 82 % à 55 %). La confiance en Trump, bien qu’encore assez modeste (45 %), pourrait être considérée comme le revers de la déception à l’égard de Biden qui, de l’avis des Ukrainiens, a été trop prudent dans le respect des « lignes rouges » de Poutine et trop lent dans la fourniture de l’aide militaire cruciale. Ou, comme l’a dit sans ambages Alyona Getmantchouk, la directrice du Centre ukrainien Nouvelle Europe, « Biden a tué l’Ukraine en douceur ; ses politiques [de soutien “aussi longtemps qu’il le faudra”] ont conduit à la défaite lente de l’Ukraine par asphyxie ».
En d’autres termes, l’optimisme des Ukrainiens à l’égard de Trump n’est pas fondé sur la confiance, mais plutôt sur la fatigue et le désespoir causés par ses prédécesseurs – on pourrait parler d’un optimisme par défaut, de la dernière chance. L’écrasante majorité des Ukrainiens (55 %, le chiffre le plus élevé parmi les autres répondants internationaux) sont en fait indécis : ils ne peuvent pas dire clairement si la présidence de Trump est une bonne ou une mauvaise chose pour leur pays.
Les politiciens ukrainiens ressentent probablement la même incertitude, même s’ils essaient de faire bonne figure au mauvais moment et de protéger le pays du comportement erratique et de l’imprévisibilité de Trump. Cet optimisme modeste semble provenir de la conviction douteuse que l’insouciance de Trump et son manque de respect pour les règles pourraient être la meilleure réponse aux caractéristiques similaires de Poutine, qui aime renverser l’échiquier à tout moment et utilise l’audace éhontée comme un outil et un principe majeurs de la politique internationale. Combattre le feu par le feu et une grande arrogance par une arrogance encore plus grande pourrait être une expérience risquée, mais les Ukrainiens n’ont guère le choix : ils doivent s’adapter à une situation précaire.
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Malgré leur expérience mitigée de Donald Trump et leur réserve justifiée, ils lui ont fait des quelques avances, notamment juste après la victoire de Trump en novembre dernier, lorsque Zelensky a présumé que la guerre « se terminera [probablement] plus vite avec la politique de l’équipe qui dirigera désormais la Maison-Blanche », et avec les derniers commentaires du ministre ukrainien des Affaires étrangères Andrii Sybiha ( « Nous considérons le changement de pouvoir aux États-Unis comme une nouvelle opportunité et une chance supplémentaire. Je pense que nous pouvons nous attendre à un plus grand esprit de décision de la part des États-Unis »). Dans une récente interview avec le podcasteur américain Lex Fridman, Volodymyr Zelensky n’a pas ménagé ses compliments à l’égard de Donald Trump et de certains de ses alliés, notamment Elon Musk, qui a l’habitude de faire des déclarations arrogantes à la fois sur l’Ukraine et sur Zelensky lui-même. « Je le respecte », a déclaré M. Zelensky. « Tout d’abord, je respecte les self-made men, j’aime ce genre de personnes. Rien ne tombe du ciel, chacun fait quelque chose soi-même. J’ai travaillé, quant à moi, je sais ce que cela signifie de gagner de l’argent, de sélectionner des personnes talentueuses et de faire quelque chose d’important… Nous sommes très reconnaissants [à Musk] pour Starlink, ils nous ont aidés. Nous les avons utilisés après les frappes russes, les missiles sur nos ressources énergétiques et nes problèmes d’Internet. Nous avons utilisé Starlink sur le front, dans les jardins d’enfants, les écoles et dans diverses infrastructures. Cela nous a beaucoup aidés. »
Au cours de la même conversation, M. Zelensky a souligné le contraste entre les capacités de leadership de M. Trump et de M. Poutine. Il a loué le premier pour son souci du peuple américain et a reproché au second d’envoyer des Russes au front en Ukraine pour promouvoir ses idées paranoïaques. Zelensky, en effet, a de très bons rédacteurs de discours et il semble être lui-même assez fin psychologue, comprenant parfaitement que la meilleure façon de susciter la solidarité de quelqu’un est de l’aider à s’identifier au groupe dans le besoin : « Le président Trump sera dans la même situation dans laquelle j’étais en 2019 – exactement la même situation. Je voulais mettre fin à la guerre, et nous voulions une paix durable pour l’Ukraine. C’est ce que nous devions faire. Le cessez-le-feu, l’échange de prisonniers, puis la restitution diplomatique de tous les territoires, et nous l’aurions fait par la diplomatie. Je voulais mettre fin à la guerre et nous voulions une paix durable pour l’Ukraine. » Mais, a-t-il ajouté, « que se passera-t-il ensuite avec le président Trump ? Si le cessez-le-feu est conclu sans garanties de sécurité, au moins pour le territoire que nous contrôlons, qu’aura-t-il obtenu ? S’il parvient à conclure un accord de cessez-le-feu et que, trois mois plus tard, Poutine lance une nouvelle vague d’attaques, à quoi ressemblera Trump ? À quoi ressemblera l’Ukraine ? »
Les garanties de sécurité sont la principale préoccupation de l’Ukraine. Lors de sa visite à Bruxelles le mois dernier, Volodymyr Zelensky aurait négocié avec ses partenaires des mesures qui atténueraient les risques lié au prochain retour de Trump au pouvoir. Selon lui, toute trêve (ou « gel » de la guerre) serait extrêmement dangereuse si elle n’était pas accompagnée de garanties de sécurité effectives. Mais c’est là le plus grand défi pour les partenaires occidentaux de l’Ukraine. Alors qu’ils s’accordent à dire que « la paix par la force » nécessite un soutien militaire beaucoup plus important pour l’Ukraine afin d’amener la Russie à la table des négociations, l’étape suivante – l’application des accords conclus et la protection de l’Ukraine contre les nouvelles invasions très probables de la Russie – reste une patate chaude dont personne ne veut s’occuper et dont personne ne veut assumer la responsabilité. « Sans garanties solides, affirme M. Zelensky, Poutine profitera de toute trêve pour reconstituer ses forces et lancer une nouvelle attaque. »
Il y a trois ans, Poutine a déclenché la plus grande guerre en Europe depuis 1945, simplement parce qu’il a confondu la réalité sur le terrain avec la réalité virtuelle de son imagination impériale. Donald Trump pourrait commettre une erreur similaire, en essayant de mettre fin à la guerre en 24 heures ou 24 jours, tout en confondant une Ukraine imaginaire (et une Russie imaginaire) avec une réalité brute et non malléable. Jusqu’à présent, il semble reconnaître, au moins partiellement, que la réalité est plus complexe, et il a prolongé le délai de son exorcisme politique de 24 heures à 100 jours. D’autres prolongations seront pourtant inévitables, selon toute vraisemblance.
Dans un article perspicace récemment publié et intitulé “Why Ukraine Shouldn’t Negotiate with Putin” (Pourquoi l’Ukraine ne devrait pas négocier avec Poutine), Robert Person envisage quatre scénarios de règlement politico-diplomatique de la guerre. Le premier scénario, celui d’un retrait total de l’Occident, prévoit une défaite écrasante de l’Ukraine qui « serait un désastre pour les intérêts américains, la sécurité européenne et la stabilité internationale ». Le deuxième scénario – celui « d’une guerre d’usure prolongée que l’Ukraine perd » – se résume essentiellement au premier, bien qu’il soit prolongé dans le temps. Le troisième scénario – et la « deuxième meilleure » option possible – signifie que « l’Occident envoie suffisamment d’aide pour que l’Ukraine puisse se défendre tout en rendant les coûts à long terme insupportables pour la Russie ». Enfin, le quatrième scénario (la meilleure option, difficilement réalisable) signifie que « l’Occident fait tout ce qu’il faut pour gagner ».
Rien n’est prédéterminé, et les Ukrainiens peuvent certainement mettre en œuvre le « deuxième meilleur » et le « premier meilleur » scénario s’ils bénéficient d’un soutien international adéquat. Mais deux autres scénarios planent encore de manière inquiétante, évoquant le sombre souvenir de Munich-1938, de Yalta-1945 et de bien d’autres cas où des nations « non historiques » ont été sacrifiées au nom d’une perfide Realpolitik. On ne peut qu’espérer qu’il y ait dans l’équipe de Donald Trump des conseillers capables de lui expliquer le danger des solutions simplistes et d’élaborer une feuille de route réaliste vers une paix viable. Aussi tentant que cela puisse paraître d’exclure la question de la justice des calculs géopolitiques et de prétendre que seules les grandes puissances sont de véritables acteurs et décideurs, la vérité est que les nations « non historiques » ont leur système de gouvernance, leur dignité et leur identité, et qu’elles continuent de les défendre en dépit de l’évidence et de l’insurmontable.
Mykola Riabtchouk est chercheur principal à l'Institut d'études politiques de Kyïv et chercheur invité à l'Institut historique allemand de Varsovie.. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.